3.
« Bats-toi, car seule la mort t'apportera la vraie liberté... »
La jeune fille ouvrit les yeux dans un sursaut et se redressa brusquement. Elle transpirait comme si sortant d'un cauchemar, et sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration saccadée. Elle regarda autour d'elle et vit qu'elle était sous un arbre. Il était grand, imposant... Protecteur. Etrangement, elle se rallongea, une main sur son cœur qu'elle entreprit d'apaiser en prenant de longues inspirations. Oui, elle n'avait rien à craindre ici ? Elle était en paix, protégée. Plus besoin de penser à l'avenir ou de chercher désespérément un but à sa vie sans jamais le trouver ; telle était la vraie liberté : se défaire de tout ce qui rattache l'être à la terre et lever les yeux au ciel. C'était le seul moyen de se rendre compte d'à quel point le monde était beau dans sa cruauté. Et Sky avait compris cela. Elle leva une main vers le ciel ; à travers le feuillage de son protecteur se distinguait un ciel noir. Sans étoiles. Plus de nécessiter de courir après elles, de tenter de les atteindre. Le désespoir de se rendre compte qu'elles sont hors de portée, la frustration de ne pouvoir qu'admirer leur brillance en rêvant d'illuminer le monde un jour de la sorte... La douceur de se laisser bercer d'illusions, jusqu'au jour où elles nous brûlent. Et on comprend alors qu'on est enfermés. Sky rouvrit les yeux et se leva pour de bon. Sereine elle était : finie la détermination éreintante à n'en plus finir, finit son combat. Elle sortit de l'ombre protectrice que lui apportait l'arbre. Même s'il n'y avait plus d'étoiles, la lune brillait toujours. Il faisait frais, mais le froid lui faisait du bien, anesthésiait ses pensées, les figeait, laissant son esprit vide ou rempli, mais calme. Le vent caressait sa peau, ou plutôt la mordait. L'herbe sous ses pieds nus paraissait douce et fraîche. Sky sourit et, entonnant une mélodie qui sortait spontanément de son cœur, elle se mît à trottiner. Elle ne savait pas vraiment où elle allait ; tournoyant sur elle-même çà et là, sautillant en écartant les bras comme si elle pouvait voler, elle respirait. Et elle aurait voulu que cet instant dura une éternité. Un bruit la fit s'arrêter. Qu'était-ce ? Elle l'ignorait, tout comme elle ne savait pourquoi elle en prenait la direction. Malgré l'inconnu, aucune peur : elle continua d'avancer dans le vallon, suivant les collines, au rythme du vent et de son souffle, protégée par l'obscurité du ciel. Au fur et à mesure qu'elle se rapprochait, le bruit se distingua, permettant à Sky de l'identifier : de l'eau. Celle-ci tournoyait, tombait puis s'élevait dans un cycle sonore qui caressait une image claire dans l'esprit de la jeune fille. Elle ne savait pas quand avait-elle atteint la forêt ; les hauts pins l'encerclaient comme une cage. Mais Sky n'était pas effrayée : ça n'était pas une autre cage, mais un refuge. Un refuge qui recelait un trésor. Suivant le bruit de l'eau, Sky se remît à ronronner mélodieusement son air, qui semblait alléger son cœur. Elle voulait courir. Certes avait-elle tout le temps du monde, mais étrangement, la sensation de brûlure qui prendrait ses poumons, la fatigue qu'aurait ses jambes et sa respiration devenant saccadée étaient tant de choses qui la ravissaient au plus haut point. Alors elle courût, jusqu'à en perdre haleine, accélérant toujours plus, se propulsant en empoignant les branches. Ses pas suivaient le vent et la firent s'arrêter soudain. Au milieu des arbres, une grande vallée cachait une étendue d'eau. Elle coulait depuis une cascade et, allant jusque dans la forêt, se jetait dans quelque lac en contrebas. Le ciel ne contenait pas d'étoiles, non. Peut-être était-ce parce que l'eau les lui avait volées ? Les étoiles brillaient dans le cours d'eau, elles scintillaient par milliers. Sky était au-dessus d'elles. Elle rit et s'approcha de l'eau. Ses pieds entrèrent en contact avec le liquide glacé et la jeune fille prit une bouffée d'air frais. Près de la cascade, l'eau giclait violemment sur les roches. A partir d'elle, plus d'étoiles. Ces reflets d'entités désormais inexistantes n'allaient jamais au-dessus de Sky. Alors, elle plongea dans l'eau. Elle voyait les étoiles, elles étaient juste au-dessous d'elle. Mais plus elle s'enfonçait dans l'eau, plus les lumières semblaient s'éloigner. C'est alors que Sky vît quelque chose bouger entre elles. Elle plissa les yeux. Une silhouette. C'était une silhouette. Ses poumons la brûlaient à cause de l'apnée prolongée mais elle ne remonta pas à la surface pour autant. Non, elle voulait voir qui était là. Soudain, les contours de l'ombre se firent plus clairs, la silhouette se précisa, et ce qu'elle devinait être un visage se tourna lentement vers elle. Le visage souriait, laissant apparaître ses dents noirâtres et tordues. Ses lèvres gercées presque invisibles bougeaient, prononçant des mots que Sky ne comprît pas tout de suite. Elle croisa son regard. Vide. Pourtant, derrière ces pupilles sombres luisait une étincelle, une folle lumière. L'être se tourna complètement vers la jeune fille, révélant un corps décharné, à la peau brûlée, dont la putréfaction n'était que trop entamée. La peau sur les os pourris, une profonde ouverture laissant apercevoir des entrailles en bouillie, le morbide nagea vers la surface, en direction de Sky, laissant derrière lui des coulées de sang flottant dans l'eau. La jeune fille, prise de panique, laissa échapper l'air que contenaient ses poumons et brassa furieusement l'eau pour en sortir. Mais toutes les étoiles s'éteignirent et seule la lune dans le ciel subsistait, éclairant dans une semi-obscurité le visage de l'être.
« Cesse de te battre car seule la mort t'apportera la vraie liberté... ».
C'étaient les mots qu'il avait prononcés un peu plus tôt, et ils frappèrent Sky de plein fouet. L'être lui agrippa la cheville. Elle se débattit, cherchant désespérément à atteindre la surface, mais au fond d'elle, elle savait d'ores et déjà qu'elle n'en réchapperait pas. Alors elle cessa de se battre, laissant le monstre l'entraîner dans les bas-fonds. Ils étaient dix, non cent, non mille. Peu importe. Ils se précipitèrent sur Sky et enfoncèrent leurs dents dans sa douce et lisse peau, faisant bientôt couler son sang. La jeune fille hurla de douleur, ce qui ne fît qu'attiser l'appétit des Hommes. Ils la dévorèrent, déchiquetant sa peau, mâchant sa chair et léchant goulûment son sang et les liquides qui pullulaient de son organisme. Ils savourèrent la viscosité des organes, la richesse en saveurs de tout ce qu'ils contenaient. S'attaquant à ses membres, ils se disputèrent férocement les phalanges -elles craquaient toujours délicieusement sous la dent-. A l'agonie, Sky ne hurlait plus. Elle ne pouvait respirer mais ne mourrait pas étrangement. Ne laissant que sa tête, les Hommes lui arrachèrent les yeux et la langue. L'un plaça les globes oculaires au fond de ses oreilles, l'autre renifla la langue et, dans un élan d'extase, l'enfonça dans son orifice inférieur. Les autres leur reprochèrent à tous deux de ne pas partager. Ils se mirent tous à rire. Leurs voix parvinssent aux oreilles de Sky. Leur voix. Sa voix. Ils étaient elle. Et alors qu'ils se moquaient d'elle, Sky comprît. Qui était l'ennemi. Que la guerre ne cesserait jamais. Que l'infini n'apporterait rien d'autre qu'un vide dans son cœur. Alors elle repensa, ressassa tout ce qu'elle avait en tête. Elle cherchait désespérément quelque chose, n'importe quoi, auquel elle pourrait se raccrocher. Mais rien ne vînt. Sa tête était vide. C'est alors qu'elle sentît son cœur, flottant en face d'elle. Elle le prît en bouche et pressa dessus pour tenter de le faire battre. Mais il n'avait rien à pomper, ni rêves, ni but. Juste l'ineffable sensation de ne pas appartenir à ce monde. De se dévorer soi-même. Que, malgré l'étincelle qui brûle dans ce cœur, rien si ce n'est notre être inconnu ne profitera de sa lumière. Tout le reste sera brûlé, transformé en cendres puis en poussière, desquelles renaîtra un nouvel espoir, de nouveau déçu. Et jamais ce monde ne saura qu'un phœnix est né.
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