4.
- Je refuse de prêter serment, dit Michaël d’une voix forte.
- Pourquoi cela ? Demanda le prêtre, la Bible entre les mains. Vous êtes obligé de prêter serment pour valider votre doctorat en médecine et commencer à exercer. Un peu de sérieux, je vous prie. Reprenons.
- Je ne peux le faire.
- Qu’essayer vous de fai-
- J’ai tué un homme.
Encore ce fantasme ridicule, pensa-t-il, critiquant ss propres pensées.
Michaël arpentait les longs couloirs ternes de l’hôpital, les bras chargés de dossiers. Il devait les remettre à son superviseur de stage il y a de cela un peu plus d’une heure déjà. Courant presque, seuls ses pas étaient audibles dans le lointain. Quand on omettait les pleurs discrets qui remontaient depuis les chambres.
Arrivé dans la salle de repos -qui servait également de chambre à coucher pour ceux ayant de longues gardes de nuit- il ne vit pas son superviseur. Rien d'étonnant ; il devait déjà être suffisamment occupé comme ça pour l'attendre sagement. Michaël soupira. Il était épuisé. Après une garde de 24h avec à peine quelques pauses, il avait normalement droit à 11h de repos durant lesquelles personne ne pouvait le déranger -pas même la faculté-.
Il posa les dossiers lourdement et s'affala sur une chaise. Il savait d'ores et déjà qu'il ne pourrait pas dormir à cause du café qu'il avait bu une heure auparavant, mais rien que le fait de fermer les yeux et de ne penser à rien était divin. C'était peut-être même mieux que de dormir, puisqu'il avait conscience qu'il se reposait dans cet état de semi-lucidité. Ses études n'étaient pas des plus faciles. La mort rôdait partout dans un hôpital, et la torture qu'était le manque de sommeil n'avait d'égal que la vision pitoyable d'hommes et de femmes en proie au désespoir à longueur de journée -et de nuit-.
Être médecin, c'était se sacrifier, disait-on. Michaël pensait alors qu'on parla du temps -les études étant longues, et le travail permettant difficilement une vie privée, il s'agissait manifestemment d'un sacrifice évident. Pourtant, il comprît par la suite où était le véritable sacrifice, plus intérieur : il s'agissait de vendre son coeur. On ne peut décemment aider les gens si chacune de leurs souffrances nous touche au point d'en perdre nos moyens, voilà ce à quoi il avait conclut. Le détachement émotionnel n'était pas nécessaire pour lui, mais salvateur. Car il ne pourrait supporter la vue de la mort en personne cinq fois par jour si tel n'était pas le cas.
Ni le harcèlement de son superviseur de stage.
En réalité, c'était courant, presque banal dira-t-on. Quand on s'en plaint, on nous dit que cela va s'arranger, qu'il faut dénoncer. Il n'en était rien. C'était beaucoup plus simple que cela : tout le monde autour faisait juste le sourd. Ils jouaient les aveugles, baissaient les yeux, faisaient mine de ne pas entendre les remarques désobligeantes à répétition.... Et dès qu'ils croisaient les yeux de la victime, ils lui offraient leurs meilleurs sourires, pensant ainsi lui transmettre du courage alors qu'au fond, ils sont simplement heureux de ne pas être à sa place.
La porte de la salle de repos s'ouvrit brusquement. Michaël ne sursauta pas, pas plus qu'il n'ouvrît les yeux. Au contraire, il entrouvrît légèrement la bouche et respira de façon plus bruyante, espérant ainsi faire croire au nouvel arrivant qu'il dormait prondément. Être médecin, c'est aussi savoir quels mécanismes déclenchent le sommeil, et quels en sont les manifestations.
- Je sais que tu ne dors pas.
Michaël avait manifestemment encore à apprendre sur le sommeil et ses signes distinctifs. Il ouvrît les yeux et se leva, se retournant vers l'homme la tête haute.
- Les dossiers que vous attendiez, dit-il en pointant du doigt le tas de paperasse sur la table.
Il y eût un silence, trop long, presque amer, durant lequel le chef de service ne détourna pas le regard. Une lueur dansait au fond de ses prunelles. Un air de défi. Il ferma la porte à clé, tournant le dos un instant à Michaël. Un instant, c'était suffisant. S'il décidait de bouger tout de suite, de l'étrangler par derrière ou bien de lui planter le cathéter au fond de sa poche dans la carotide, il n'aurait plus à subir cette relation forcée. Mais il n'avait pas même le loisir d'hésiter, l'instant était déjà terminé et il avait, une fois de plus, raté sa chance. Chance ? Il ne le concevait pas comme cela. Il se rendait bien compte de la valeur d'une vie humaine, que la prendre était injuste. Et puis n'était-ce pas plus intéressant de chercher de la valueur dans chaque vie plutôt que de se décréter illégitimement apte à juger les autres pour leurs actions ?
Michaël jaugea du regard cet homme, son cauchemar, sans pouvoir refouler l'idée qu'il aurait été comme lui à sa place, voire peut-être même pire.... Qui pouvait le savoir ? Il n'en voulait qu'à sa propre faiblesse, celle de ne pas savoir refuser. Il mourrait de peur rien qu'à cette idée, peut-être même avait-il plus peur de cela que d'obéir sagement. C'était plus simple, de ne pas sortir de sa zone de confort. D'accepter ce qu'on ne pense pas être capable de changer. Ou ce qu'on ne veut pas changer.
Alors quand son supérieur lui empoigna les bras et le retourna contre la table, il ne dit rien. Il en était incapable, c'était comme s'il s'était détaché de cette situation, comme si elle n'était pas réelle. Aussi devenait-elle supportable pour Michaël quand il se convainquait qu'il ne ressentait rien. Le médecin s'attela à lui baisser son pantalon et son sous-vêtement.
- Tu auras la meilleure mention ce semestre si tu continue comme ça, lui dit-il. Sois reconnaissant.
Un chien eût été moins humilié. Le jeune homme se sentait encore plus pathétique qu'un animal ; au moins les bêtes réagissaient-elles quand on leur faisait chose contre leur gré. Etait-il si pitoyable qu'il pouvait accepter d'être réduit à l'état de vide-couilles pour quelques notes ? Manifestemment oui.
Le médecin entra deux doigts en son anus qu'il bougea vigoureusement, tandis que son autre main faisait des va-et-viens sur son pénis. Michaël eût préféré ressentir un tant soi peu de plaisir, bien qu'il se voulait dégoûté par la situation, n'importe quoi qui ne soit pas ce vide profond, cette absence littérale de réactions. Seul son corps réagissait, contre son gré.
- Tourne toi, lui ordonna-t-on. A genoux.
Il obéit ; devant lui se dressait déjà bien excité le membre tendu de son agresseur ; devant son visage.
- Fais moi une fellation.
Rien de bien différent de d'habitude. Michaël ouvrit la bouche et passa sa langue sur l'embout, ce à quoi le médecin émit un couinement. Il lui attrapa les cheveux et leva sa tête vers le haut, pour entrer plus profondément dans sa gorge. Ses réactions se firent plus prononcées à mesure que Michaël le suçait comme il le lui avait appris. Il éjacula, tôt, sur la face du jeune étudiant, un sourire extasié flottait sur ses lèvres.
Par la suite, il le pénétra longuement sans qu'il n'y redise quoi que ce soit. C'était comme si le temps s'était étiré, ou raccourci. Il hésitait, en tout cas n'en n'avait-il pas la notion. C'était cette incapacité à réagir face au viol qui excitait les agresseurs, il le savait. Cette sensation d'être en contrôle, d'être supérieur devait sûrement être divine, pensa-t-il. Lui aussi voulait être en contrôle, mais il ne savait pas comment faire. Non pas qu'il se sentit inférieur, loin de là, il se savait largement capable de maîtriser cet individu au ventre bedonnant et à la chevelure grisonnante. QU'est-ce qui l'en empêchait dans ce cas ?
Alors qu'il était plongé dans ses pensées, le vieux éjacula de nouveau, se retira de l'anus de Michaël, se rhabilla, attrapa d'une main les dossiers et sortit, le laissant désorienté sans qu'il n'ait eû le temps de voir sentir quoi que ce soit. C'était fini. Cela s'était reproduit. Encore. Et cela ne s'arrêterait sûrement pas là.
Sur le toit de l'hôpital, Michaël observait le ciel. Aucune étoile, sans doute la pollution lumineuse aurait-elle raison de la beauté de ce monde un jour, pensa-t-il, comme tout le reste. Il jeta sa clope par terre et s'adossa contre le grillage. En-dessous, le vide, les voitures passaient avec la rapidité d'un éclair, laissant derrière elles des trainées rouges ou blanches. La liberté. Elle le narguait, lui montrait à quel point elle était inaccessible.
Le jeune homme inspira profondément, avant de recracher dans une violente quinte de toux le contenu de ses poumons. La cigarette, un autre des fléaux de ce monde, et il le savait pertinemment. Mais l'addiction existait pour une raison ; poussée non pas par la rationnalité humaine mais par ces désirs incompréhensibles et vides de sens une fois accomplis, bien que la plupart du temps ils restent frustrés et en redemandent toujours plus sans jamais montrer la moindre satisfaction.
Peut-être pouvait-il reprendre en main sa vie ? A quel moment tout avait basculé ? Il n'en avait aucune idée, ou tout du moins ne voulait-il pas savoir. Sa vie était certainement pitoyable, et lui continuait pourtant de garder la tête haute. Quelle chose pathétique que l'égo. S'il pouvait s'en libérer, il irait certainement mieux. S'il pouvait agir au lieu de se laisser misérablement faire, il pourrait passer ses concours normalement.
Alors que ces pensées fusaient dans son esprit, tout devint blanc l'espace d'une seconde. Normalement ? Depuis quand se réfugiait-il derrière la normalité pour justifier sa faiblesse d'esprit ? Depuis quand se cherchait-il des excuses pour se conforter dans la médiocrité en laquelle il se trouvait ? Non, cela n'était pas lui, et cela ne le serait jamais. Pas tant qu'il avait conscience qu'il souhaitait être bien plus que cela.
Pourquoi gâcher le potentiel offert par son statut d'être humain ? Il était né en ce monde, et peut-être était-ce vrai que celui-ci était cruel et rempli d'un mal omniprésent. Il n'empêche qu'il l'embrasserait, ce mal qui l'habitait depuis toujours et qu'il avait fait mine d'ignorer par peur des autres. Par peur de lui-même.
- Il t'en a fallut du temps pour comprendre, dit-il à voix haute.
Il eût soudain la désagréable sensation d'avoir gaspillé ses années antérieures, vivant en mode automatique sans jamais réfléchir à ce que signifiait notre présence en ce monde. Quel sens lui donner ? Pourquoi cela semble-t-il si incompréhensible et si inatteignable ? Il rit. Un rire fou, cela lui faisait du bien. Aussi trouvait-il hilarant cette situation ; il était pathétique. Il avait parfaitement conscience que ses désirs -ceux qu'ils avaient toujours ignorés- n'étaient nés que de par son complexe d'infériorité. Ce monde ne le prenait pas au sérieux, et il s'en servirait comme inspiration pour sa vengeance puérile.
Michaël s'arrêta de rire. Son être interne lui semblait rayonner, tellement plus calme et en même temps pris dans une folle tempête. Quelle agréable sensation que de se briser complètement, de faire fi de toute rationnalité et de tout jugement. Cela n'était pas acceptable, imaginez un monde où tout le monde agirait de la sorte. Mais -et il le savait- seule une minorité avait compris que pour s'auto-détruire, il fallait commencer par détruire les autres. Mais pourquoi s'auto-détruire ? N'était-ce pas là le meilleur moyen de se connaître et de comprendre sa propre existence ? N'était-ce pas la douleur la plus douce, ineffable dans sa beauté ?
Tuer un homme. Que cela représentait-il si ce n'était un interdit ? De quel droit certains se permettent-ils de juger de la valeur de la vie d'autrui ? Se prenaient-ils pour Dieu ? C'était ridicule aux yeux de Michaël. Cela ne faisait pas sens de tuer pour voir souffrir autrui, les placer dans un éternel tourment tout en les gardant en vie serait plus logique. Mais pourquoi ce besoin de logique ? Pourquoi cette nécessité d'avoir une part de rationnalité dans sa vie ? Cela ne faisait pas sens, rien n'avait de sens dans sa tête à ce moment précis.
Il en avait marre des attentes que lui portait ce monde. Se comporter en tant que citoyen, penser au bien commun, au diable tous ces idéaux qui ne lui apporteraient aucune réponse. Où trouverait-il sa liberté ailleurs que dans sa libération de tout, y compris de ces propres désirs ? Il comprit alors qu'il ne serait libre qu'en un seul lieu : la mort. Mais un autre problème se poserait alors, il serait même libre de ses pensées. Il adorait cela, penser. Son monde intérieur était si formidable.... Il ne s'en priverait pour rien au monde. Il s'enfermerait volontiers de son propre chef dans cette cage spirituelle le temps de comprendre. Même s'il lui fallait pour cela devenir l'esclave de ses propres désirs. Il n'y avait pour lui en ce monde aucune autre peur que celle de n'être plus rien.
Oui, il se battrait. Même si ce monde était cruel, il se jura de ne pas finir pathétiquement. C'était tout ce qu'il souhaitait, pouvoir se prendre au sérieux lui-même. Il trouverait la beauté humaine, quoi qu'il lui en coûte.
- Hein ?
Une main dans son dos. Un couteau. Il ne sentit pas tout de suite la douleur. Et lorsqu'elle vint, il lui sembla que son esprit était trop brouillé pour qu'elle ne lui parvienne. Il se retourna et vit une personne dotée d'une capuche et d'un masque. Qui était-ce ? Il n'en avait pas l'ombre d'une idée. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi ? Lui qui venait de saisir le mystère de l'existence humaine, lui qui était si grand, cela ne se pouvait pas. Pas comme cela, il lui faudrait une mort grandiose. Il n'avait jamais savouré son existence comme il l'aurait voulu. Il n'avait pas encore puni celui qui l'avait humilié. Il avait encore tant à faire en ce monde, tant à montrer.
Alors que le sang coulait, il ria. La vie n'était pas seulement cruelle, ironique aussi semblait-il. Il décida de ne rien regretter à la fin, puisque de toute façon il perdrait tout, autant profiter de sa liberté, ne fut-ce qu'un instant.
Michaël ne savait pas où était allé son agresseur, mais il n'en avait que faire. Il s'approcha de la partie du toit non protégée par le grillage et se laissa tomber dans le vide. Finalement, il ne verra jamais un véritable ciel étoilé.
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