Chapitre 5.2 - Tout corps plongé dans l’eau.
— J'ai déjà les fesses dans l'eau, fit remarquer Bertrand. Et nous ne sommes que quatre.
— Si tout le monde monte, ce n’est pas un radeau, mais un sous-marin qu’on va manœuvrer, soupira Pierrot.
Afin d'augmenter la flottabilité, Axel suggéra de réaliser un troisième flotteur à intercaler entre les deux existants. Après quelques minutes de construction, ils remirent à l'eau le radeau amélioré. Jeannot se hissa dessus et inspira une longue bouffée d'air, comme pour se convaincre qu’il venait d'opter pour la meilleure solution et qu’il n'entraînait pas ses coéquipiers tout droit vers le danger.
Malgré leur poids, l'embarcation se comportait parfaitement. Jeannot se plaça à l'arrière pour manœuvrer, pendant que ses compagnons se répartissaient de chaque côté pour ramer. Seul Aimé n'avait pas de pagaie.
— Hé man, mais il y en a un qui reste sans rien faire, fit-il remarquer.
— On tournera...
— Alors prem’s ! Je prends le premier tour de pause, lança-t-il joyeusement.
— Ça m'aurait étonné, soupira Christophe.
Jeannot lança la manœuvre :
« Allez, c'est parti ! »
Le radeau avançait rapidement sur la rivière, propulsé par les coups de rame. Mais au fil des heures, le rythme ralentit. Leurs bras fatigués peinaient à soulever les pagaies et le silence s'installa. Jeannot contrôlait les changements de position sur le radeau, veillant à ce que chacun prenne son tour pour ramer et se reposer. À chaque fois, Aimé se réjouissait lorsque venait son tour de pause, mais scrutait consciencieusement les deux rives.
— La pause attendra un peu... ce serait ballot de les dépasser sans les voir, se justifiait-il inlassablement.
Jeannot acquiesçait d'un sourire. Ils s’étaient précipités tête baissée par le passage de l'ermitage vers un voyage inconnu. Malgré tout, ils ne s’en sortaient pas si mal. Être scout apparut alors à Jeannot comme un atout indéniable.
Dire qu’il croyait au départ que le scoutisme était un mouvement paramilitaire. La première fois qu’il avait vu Pierrot avec une chemise et un foulard, il n'avait pas pu s'empêcher de pouffer de rire. Ils se connaissaient depuis la primaire. Par la suite, Pierrot l'avait bassiné pour qu’il vienne le rejoindre. Jeannot n’avait de cesse de lui répondre que ce n'était pas pour lui. En son for intérieur, il savait qu’il ne pouvait pas se retrouver dans un groupe sans se sentir mal à l'aise. Finalement, Pierrot lui avait tendu un guet-apens lors d'un week-end. Cette fois-là, il n’avait pas pu dire non. Jeannot s'était dit qu'après cela, il le laisserait tranquille. Ils avaient justement organisé une activité radeau. Il se souvenait qu'à peine les tentes montées, des coups de sifflet avaient retenti. Tout le monde s’était mis à cavaler pour former un carré au milieu du pré. Jeannot n'avait pas eu le temps de réagir que Pierrot l'y avait déjà traîné en l’empoignant le bras.
C'est là qu’il avait rencontré Francis, pour la première fois.
— Scout toujours ! s'était écrié le chef.
Tout le monde avait répondu en chœur : « Prêt ! »
Son voisin de droite avait tellement hurlé qu’il avait eu l'impression qu'il lui avait décollé le tympan. Il s'était mis alors à penser : « Deux jours à tenir avec des miloufs tarés, ça risque d’être long… »
Cependant, Francis avait rapidement repris son voisin.
— Prêt pour quoi ? lui avait-il demandé sèchement.
— Ben euh… Prêt, quoi !
— À la manière dont tu l’as hurlé, on penserait que tu es prêt à en découdre, lui avait rétorqué Francis. Cela ne sert à rien de répondre prêt si tu ne sais pas pourquoi. De plus, qu’est-ce que je t’ai dit la dernière fois ? Ton coutelas à la ceinture, je ne veux plus le voir. À quoi crois-tu qu’un couteau si grand puisse te servir aux scouts ?
— Mais c’est super pratique !
— Oui, pour faire le barbeau sûrement ! Allez, tu me retires tout ton attirail de biffin : ton coutelas, tes pantalons de treillis et tes rangeos cirées à la graisse de phoque.
Jeannot, lors de cette sortie, avait finalement compris que le scoutisme était bien loin de ce qu'il avait imaginé. Au fil de l'année, il découvrit les week-ends que les jeunes organisaient eux-mêmes, les projets qu'ils apprenaient à mettre en place, la camaraderie, et surtout, l'autonomie que Francis soulignait à chaque occasion. Peu à peu, Jeannot se libérait de sa timidité en leur compagnie, goûtant aux joies de se sentir de plus en plus à l'aise. Il avait finalement une seule envie : que le samedi arrive au plus vite pour enfiler sa chemise, son foulard, et rejoindre ses amis pour vivre de bons moments..
Parmi tous ses souvenirs, la question de Francis prenait le pas sur le reste : " Toujours prêt ?"
Suis-je prêt ? Serai-je à la hauteur des événements ?
Plongé dans ses pensées et se remémorant ses premiers pas dans le scoutisme, Jeannot n'avait pas entendu les premiers appels. Lorsqu'il secoua la tête pour se ressaisir, il se rendit compte que tous ses amis étaient déjà debout sur le radeau et regardaient quelque chose, le dos tourné vers lui. Il se leva rapidement et tenta de s'approcher pour voir ce qui retenait leur attention. Quand il réussit enfin à se faufiler entre eux, il resta bouche bée en apercevant l'extraordinaire phénomène qui se déroulait devant lui.
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