Chapitre 2 : La dispute

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À Meadowfen, il n’y avait pas de barrière ni de hauts murs de pierre pour protéger des attaques de bandits et des monstres. Le village était paisible. Il se situait, certes, près du marais et à une distance raisonnable des Plaines Cendrées, mais les slimes ayant besoin de l’humidité ambiante pour survivre ne s’éloignaient pas des eaux troubles de Mokk Field, tout comme les chauves-braiseries ne s’éloignaient pas des Plaines… Du moins, en temps normal. Récemment, les monstres de feu semblaient de plus en plus audacieux. Ils étaient allés jusqu’à s’en prendre à des fermiers dans leur champ, détruisant une partie des récoltes. On racontait aussi qu’un chariot de vivres envoyé par le village voisin était porté disparu. Pire que cela, une semaine auparavant, une colonne de fumée avait été aperçue à l’ouest et la milice locale était partie pour investiguer… Les habitants étaient donc plus sur les nerfs que d’ordinaire, ce qui ne les empêchait pas d’accueillir les étrangers avec bienveillance.

Jéricho se dirigea à l’écart, vers le côté du bâtiment. Clem et moi le suivions en silence quand un inconnu nous barra soudainement la route.

  • Qu’avez-vous fait ?! s’écria-t-il d’un air menaçant, à l’adresse de Jéricho.

Il s’agissait d’un strig, une race d’oishommes de stature plus grande et plus large que la nôtre, dotée d’yeux jaunes perçants et de longues serres. Ses plumes étaient anormalement dressées sur son corps, le rendant plus intimidant encore. Et comme si cela ne suffisait pas, il était lourdement armé d’une… citrouille au bout d’un manche ?


***


Letico traînait quasiment des pattes, éprouvé par son long voyage. La route depuis Saltar’s Port avait été plus riche en évènements que prévu. Entre les bandits qu’il avait dû corriger, les aventuriers blessés qu’il avait escortés jusqu’à Marshview et le magicien perdu qu’il avait accompagné dans la forêt, le jeune paladin avait accompli son lot d’actes héroïques pour tout un mois ! Cette effervescence n’était cependant pas pour lui déplaire. Les remerciements et le sentiment du travail bien fait lui réchauffaient toujours autant le cœur.

Ayant parcouru Humblewood de long en large et en travers, Letico se considérait lui-même comme un aventurier rodé. Quitter le nid n’avait pas été facile et sa famille lui manquait bien souvent, mais il savait qu’ils étaient fiers de lui. Jamais ses parents n’avaient été aussi heureux que lorsque le jeune Letico avait abattu son premier mannequin de combat à l’aide d’une citrouille de la ferme familiale, depuis devenue sa plus fidèle arme. Puis, à son tour, sa petite sœur leur avait donné l’occasion d’éprouver ce sentiment réconfortant quand elle avait troqué la plume de la diplomatie pour l’épée de l’ordre en rejoignant la Garde d’Alderheart.

Parcourant seul plaines, forêts et montagnes sans relâche à la recherche de personnes à aider, d’âmes à secourir, de démons à pourfendre, Letico pensait avoir trouvé sa voie. Enfin… presque.

Il n’avait pas encore entendu son « grand appel », découvert la cause de sa vie, celle qui allait le mener vers sa plus dangereuse aventure. Une aventure qui changerait potentiellement le cours de son existence et l’avenir du monde ! Letico, bien que se prétendant un humble gardien de la paix, ne pouvait s’empêcher d’avoir ce genre de rêves de grandeur. Il avait un désir inextinguible de faire ses preuves. Alors il attendait, patiemment, l’arrivée de son opportunité, le début du fil du destin. Il restait à l’écoute des bruits de l’Univers et des murmures des Amaranthines.

Depuis quelque temps, Letico était excité, mais non moins inquiet, de sentir le monde changer autour de lui. Les bandits semblaient plus actifs, plus organisés, comme à l’époque de la terrible Coalition, et les habitants des différents villages qu’il avait traversés plus en alerte que d’ordinaire, surtout depuis qu’il s’avançait vers l’extrémité ouest du territoire, bordée par les Plaines Cendrées.

Le strig avait toujours désiré les voir de ses propres yeux. Le paysage désolé était tristement célèbre. Cependant, ses pas l’avaient d’abord mené à l’est et il avait mis sa curiosité sous clé, jusqu’à aujourd’hui. Les Plaines étaient proches et peut-être que les réponses à ses questions avaient un rapport avec. Peut-être, seulement.

Dans tous les cas, Letico venait de poser sa première patte à Meadowfen, même s’il n’y avait pas de barrière délimitant son enceinte. Un vent tempéré s’immisça dans son épais plumage et il frissonna de plaisir. Le petit village avait l’air accueillant, bien qu’assez vide à cette heure de labeur. Le chemin qu’il avait suivi se séparait en deux : une extrémité repartait au nord vers Ashbarrow et l’autre le mena directement à la place principale, au pied d’une auberge nommée « La Plume Dorée ».

Letico était épuisé et n’aurait pas dit non à un somme et à une bière bien fraîche. Il s’approcha avidement du petit établissement et jeta un de ses grands yeux par la fenêtre. Proche de son observatoire, une poignée de boishommes buvaient un verre autour d’un jeu de cartes. Plus loin, la serveuse essuyait le comptoir et le barde terminait tout juste sa représentation. Soudain, ses sens de paladin se mirent en alerte et son regard se reporta sur un luma rouge flamboyant qui fendait la masse des tables en direction de la porte. Le geste ne dura qu’une seconde, mais Letico le vit clair comme jour : l’individu s’était emparé d’une bourse qui traînait sur le bord de la table des joueurs, trop occupés pour le remarquer.

Ce vaurien ! s’enflamma-t-il mentalement.

Il gonfla ses plumes et s’apprêta à intercepter le criminel dès sa sortie.


***


  • Quoi ?! lança Jéricho, surpris par cette agressivité soudaine.

Pour toute réponse, le strig l’attrapa par ses haillons et le plaqua contre la fenêtre de la taverne. Instinctivement, je reculai d’un pas. Je ne voulais pas y être mêlé ! Derrière moi, Clem n’en avait pas non plus l’intention.

  • Je vous ai pris en flagrant délit, expliqua le strig. Vous vous êtes approprié la bourse d'autrui !
  • Je ne vois pas de quoi tu parles ! répondit l’autre, offusqué.

Je me dis que ce Jéricho ferait un bon acteur. Il était clair pour moi qu’il mentait, j’avais assisté à suffisamment de pièces de théâtre petit pour faire la différence entre la comédie et la sincérité. Cependant, je devais admettre que je ne l’avais pas surpris en train de voler dans mon public, ce qui m’aurait d’ailleurs gravement blessé.

  • Cessez ! Je sais ce que j’ai vu, veuillez immédiatement rendre cet argent.
  • Sinon quoi ? proclama Jéricho alors que ses pattes quittaient le sol.

Il avait du nerf !

  • Sinon je vous romps le cou, bandit !
  • Arrêtez ! intervint quelqu’un à l’autre bout de la place.

L’individu se rapprocha à toutes jambes, mais finit par ralentir. Il resta à distance et tenta calmer la situation.

  • Pa- Pas la peine de vous battre ! bafouilla-t-il. Je suis sûr qu’on peut trouver un terrain d’entente !

Jéricho regarda le nouvel arrivant avec mépris, l’air de se demander « de quoi il se mêle, celui-là ? ». L’intéressé était un jeune vulpin élancé au poil noir et aux yeux d’un bleu vibrant, qui ressemblait à une sorte d’étudiant. Sa race faisait généralement au moins deux fois la taille de la mienne. Il était vêtu d’une belle robe de magicien, quoiqu’un peu salie et déchirée par les aléas. Son expression laissait deviner la crainte qu’il ressentait, mais son intervention impromptue démontrait une sincère bénévolence. Je le pris immédiatement en sympathie, il avait là le courage que je n’avais pas.


***


Paul était troublé. Il sentait qu’il était proche des Plaines Cendrées, mais était incapable de s’y repérer dans toute cette broussaille. Bien qu’il ait longtemps voyagé à travers le Bois avec son père, le jeune magicien n’avait jamais trop fait attention à ce qui l’entourait et n’avait, en conséquence, pas développé de sens de l’orientation.

Quittant les sentiers bien tracés de Marshview, il s’était empêtré dans la dense forêt menant à Ashbarrow, le village avoisinant sa destination. Il avait décidé de couper à travers bois afin de s’y rendre le plus rapidement possible, quitte à volontairement éviter les passages plus accueillants. Il était si extatique à l’idée d’enfin pouvoir remplir l’objectif de son stage pour l’Avium, de pouvoir contempler les Plaines, qu’il en avait oublié de regarder où il mettait les pieds et, encore une fois, s’était perdu.

Un craquement dans les fourrages le fit sursauter et il prit instinctivement une posture défensive, bien qu’il ne soit pas rodé au combat. Il s’aperçut avec honte qu’il ne s’agissait que d’un écureuil. Le petit animal récupéra un gland sur le sol et grimpa à un arbre, disparaissant aussi vite qu’il était apparu. Paul détendit ses épaules et soupira de soulagement.

  • Vous vous êtes perdu ? demanda une voix masculine dans son dos.

Paul hurla de terreur et se jeta à terre, ses pattes sur la tête.

  • Ne me faites pas de mal ! supplia-t-il.

Il entendit les pas se rapprocher de lui et commença à trembler, pensant sa fin arrivée.

  • Je n’en ai pas l’intention, l’ami, affirma l’inconnu en lui tapotant l’épaule. Désolé de vous avoir surpris.

Paul laissa passer un œil bleu sous son coude pour l’observer et entrevit l’éclat d’un sourire rassurant. Il s’assit lentement, toujours sur ses gardes, mais le strig blanc et beige qui lui faisait face n’avait pas l’air agressif, malgré son lourd armement. Paul supposa qu’il avait affaire à une sorte de chevalier, voire un héros, ou en tout cas quelqu’un qui allait pouvoir le guider.

Et en effet le strig, inquiet pour sa sécurité, lui proposa de l’aider à retrouver le bon chemin. Paul remercia poliment son bienfaiteur et ils parcoururent côte à côte les quelques kilomètres les séparant du coude de la route qui dérivait à l’est, vers Meadowfen. Ils ne rencontrèrent aucun problème particulier, mais le magicien n’en était pas moins reconnaissant.

  • À partir de là, si vous continuez tout droit, vous devriez pouvoir couper jusqu’à Ashbarrow. Même si je vous le déconseille, passer par les chemins serait plus sûr.
  • Je suis pressé, affirma Paul, bien qu’il ait déjà voyagé pendant plusieurs semaines.

Le strig et le jeune vulpin se saluèrent et chacun poursuivit de son côté.

Paul respecta les indications de son bienfaiteur à la lettre. Du moins, le croyait-il. Une chute malheureuse l’ayant détourné du nord, il prit une direction plus ou moins au hasard, espérant que ce soit la bonne.

Persuadé qu’il était parvenu à trouver des repères dans le paysage, il rejoignit un gros arbre, puis un autre, sans réaliser à chaque fois qu’il s’agissait du même. Alors qu’il commençait à perdre confiance d’un jour sortir de ce pétrin, un nouveau sauveur fit son apparition sous la forme d’un petit jerbeen blanc. Le magicien ne s’était pas attendu à autant de rencontres en si peu de temps, encore moins au beau milieu de la forêt. Il se demanda un instant s’il était tombé sur un bandit. Néanmoins, ses doutes s’envolèrent quand ce dernier accepta de l’accompagner jusqu’à Meadowfen – il avait abandonné l’idée de couper à travers.

La matinée s’achevait et son estomac criait famine quand ils arrivèrent enfin sur la place principale. Son jeune ami l'y avait amené à contrecœur, malgré son désintérêt pour la promesse d’un repas gratuit. Toutefois, le magicien n’allait pas encore pouvoir se rassasier, car une commotion s’était créée juste devant l’auberge de La Plume Dorée entre un individu en armure lourde et un luma au plumage d’un rouge vibrant.

Paul reconnut avec horreur le strig qui l’avait accompagné plus tôt dans la forêt. Sans y réfléchir à deux fois, il se rapprocha avec hâte du petit groupe et tenta de le raisonner.

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