Chapitre 4 : La promesse d'une aventure

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La jeune strige signifia au second qu’il devait avancer. Il la soutint dans sa marche, comme elle tenait à peine debout. Une rivière de sang se formait à ses pieds, c’était très inquiétant pour sa survie. Je lui proposai bien de la soigner à l’aide d’un sort, mais Cara refusa obstinément, catégorique qu’il fallait qu’elle parle à l’ancienne.

La maison de l’ancienne n’était pas loin. En fait, elle était même déjà devant sa porte. Le groupe arriva près d’elle et elle nous intima d’entrer d’une voix roque et fatiguée. La vieille galluse nous détailla avec intérêt et ferma derrière nous, empêchant le flot d’habitants de nous suivre – ces derniers se pressèrent tout de même aux fenêtres. Il était clair qu’elle avait une intention ultérieure nous concernant.

Cara fut allongée sur le meuble bas le plus proche et elle me laissa enfin la traiter. Avec délicatesse, mais non sans un certain dégoût vu son état, j’apposai mes mains sur la partie valide de son bras. Après une courte prière, une lumière réconfortante illumina les plaies. Je maîtrisais mal le sort, ça allait me prendre du temps.

Nous n’attendîmes pas qu’elle se sente mieux, car l’ancienne était aussi impatiente que Cara de parler :

  • Tu as souffert, mon enfant, dit-elle avec douceur, mais nous devons savoir ce qu’il s’est passé.

Le reste de mon curieux groupe était réuni autour de la blessée et écouta avec attention son terrible récit.

  • La ville d’Ashbarrow n’est plus. Les Plaines Cendrées se sont étendues et l’ont entièrement ravagée en quelques heures. Les habitants qui ont réussi à survivre au feu se sont enfuis, mais les routes sont pleines de bandits, et certains n’ont pas eu ma chance… conclut-elle sombrement.

La vie revenait peu à peu dans ses yeux, à mesure que son bras était ressoudé par le sort de soin. Il s’en était fallu de peu qu’elle ne le perde.

Le visage de la vénérable galluse se fit grave et elle embrassa notre groupe du regard.

  • La situation est inquiétante, annonça-t-elle. Bien que de multiple créatures de feu aient été aperçues à proximité même de Meadowfen, jamais nous n’aurions pu penser que l’incendie avait repris, et encore moins qu’il s’était avancé… C’est très grave, en effet… Nous n’avons pas les moyens d’entraver sa progression, il faut absolument prévenir la capitale ! Ou notre petite ville disparaîtra elle aussi ! Pire, tout le Bois est peut-être en danger ! Oui, il vous faut aller à la capitale.

Les yeux des membres du groupe s’élargirent. Certains réjouis, d’autres, tel que moi, plus inquiets qu’autre chose.

  • "Nous" ?! m’exclamai-je.
  • Une aventure ? J’en suis ! décida Jéricho, la voix pleine d’intérêt.
  • Je ne rechignerais jamais une occasion d’aider mes concitoyens, annonça fièrement le strig en armure, tout en lançant un regard d’avertissement à notre compagnon aux mains baladeuses.
  • M- Moi non plus ! valida le magicien, bien que son visage n’exprimait pas un enthousiaste insouciant.

Clem signifia son intention de se conformer à l’avis général par un sourire béat. Le petit jerbeen blanc était quant-à-lui encore en train de peser le pour et le contre dans sa tête.

  • Mais Cara a dit que la route était pleine de bandits… bredouillai-je.

Mes protestations passèrent sous le tapis, l’urgence de la situation surpassant toute précaution. Il était vrai que nous étions six et qu’au moins trois d’entre nous étaient armés et un autre était magicien, peut être un bon, espérais-je. Je n’étais moi-même pas dépourvu d’habilités magiques ni de ressort. Peut-être, je dis bien peut-être, y avait-il une chance que je revienne à la capitale sans trop de dégâts.

  • Je savais que je pouvais compter sur vous, nous remercia l’ancienne en inclinant la tête. Je n’ai malheureusement que peu d’aide à vous proposer pour votre voyage. Allez à l’auberge de ma part, ils auront peut-être quelques vivres pour vous. Et l’écuyer aura peut-être un chariot à vous vendre. La route est longue jusqu’à la capitale…

Sur ces paroles raisonnables, l’ancienne nous invita à quitter sa demeure pour laisser Cara se reposer de ses blessures restantes. Elle nous souhaita bonne chance et referma la porte avant que les habitants ne tentent à nouveau de rentrer. Ils s’écartèrent sur notre passage en murmurant entre eux, curieux de savoir ce que la vénérable avait bien pu confier à des étrangers qu’elle ne leur aurait confié à eux. Mais aucun n’osa nous aborder frontalement. Jamais, seul, je n’aurais provoqué un tel effet !

Nous nous regroupâmes sur la place, près du puits, et commençâmes à faire l’inventaire de nos possessions pour la route à venir. La décision fut prise de partir immédiatement, la journée n’était pas très entamée.

  • Niveau vivres, nous avons largement ce qu’il faut pour jusqu’à la prochaine ville, conclut le strig armé. Maintenant, si nous avions un chariot, notre périple en serait considérablement facilité…
  • Est-ce que nous aurons assez d’argent pour l’acheter ? Je doute qu’on nous l’offre, fit remarquer Jéricho.

Que le luma qui avait soi-disant volé une bourse ait osé aborder l’aspect monétaire du voyage eut le don d’énerver le grand strig. Ses plumes se gonflèrent de nouveau, mais il n’eut pas le temps de le réprouver :

  • Allons déjà vérifier s’ils en ont un et pour quel prix, proposa Clem en se dirigeant d’autorité vers le propriétaire de l’unique écurie.

Je fis signe aux autres que j’allais les rejoindre dans quelques instants, car il fallait que je récupère mes affaires à l’auberge. Bien que Clem ait passé une nuit ici, il ne possédait rien qu’il ne portait pas sur lui. Je me rendis donc seul à La Plume Dorée, où j’allais devoir faire mes adieux à Saldi.

La vulpine était au comptoir, comme d’habitude, et elle nettoyait la vaisselle. Elle leva les yeux le temps de me lancer un sourire, puis retourna à sa tâche. Elle l’interrompit cependant quand je redescendis de ma chambre avec mon sac de voyage.

  • Vous partez ? fit-elle d’un ton qu’elle voulut le plus neutre possible.
  • Hélas, oui. Le devoir m’appelle, plaisantai-je en lui rendant la clé.
  • Le devoir ? répéta-t-elle.

Je me tus un instant. Devais-je le lui dire… ? Allais-je lui annoncer moi-même la tragédie qui pesait au-dessus de son village, de sa maison, de sa propre vie ? Sans doute avait-elle vu cette pauvre Cara revenir toute brûlée, mais avait résisté à la tentation d’aller s’agglutiner devant la porte de l’ancienne par professionnalisme. Dans tous les cas, elle finirait par l’apprendre de sa bouche. Je craignais de l’effrayer. Malgré mon métier, il arrivait souventes fois que je n’aie pas les mots pour décrire justement de profonds sentiments. Et les miens, à ce moment-là, étaient trop erratiques pour lui inspirer la sérénité.

  • Oui. J’ai… des obligations familiales qui m’appellent à la capitale. Mais ne vous inquiétez pas, rien de grave.
  • Oh, si c’est la famille, ne tardez pas un instant de plus !

J’eus immédiatement honte de mon mensonge, comme elle avait l’air de m’avoir cru. Surtout quand on sait que, quelque part, j’avais dit la vérité…

Elle fit un rapide tour dans la réserve pour me ramener ma lyre.

  • Prenez soin de vous, mon ami, me salua-t-elle avec un sourire.
  • Vous aussi Saldi. Vous aussi…

L’idée de fuir me passa plusieurs fois par la tête tandis que je rejoignais les autres. Pourquoi moi ? me demandais-je. Ils seraient bien capables de réaliser cette tâche sans mon aide. Je n’étais pas à la hauteur, je n’étais pas assez fort. La petite dague que je portais à la cheville ne me serait que de peu de secours si nous croisions vraiment des bandits.

Moralement, je m’en voudrais sûrement un moment d’avoir fui cette responsabilité. Je me pensais toutefois prêt à conserver ces remords si cela pouvait me permettre de vivre un jour de plus…

Cependant, si le Bois brûlait, quel monde m’attendrait demain ?

Je m’étais coincé les pattes dans le premier engrenage d’un mécanisme complexe dont je ne connaissais pas l’étendue et ça me contrariait, mais je ne voyais pas non plus d’échappatoire, pas de raison suffisamment solide de tourner les talons. Ma peur incontrôlée était justifiée tout en étant suffisante pour excuser un refus. Les autres aussi avaient peur, c’était sûr. Comment faisaient-ils alors, qu’est ce qui les motivait tant ? La gloire, l’argent, le devoir ? Et moi, dans tout ça ?

Ce serait peut-être une occasion d’accumuler un petit pécule, de toucher de nouveaux clients, d’apprendre des chansons…

Il ne s’agit que de délivrer un message, me rassurai-je, sans avoir aucune certitude sur la difficulté de ce voyage. Indécis, je me laissai le temps de voir où les choses nous mèneraient. Il serait toujours possible d’abandonner plus tard.

***

Mes compagnons étaient parvenus à trouver un chariot assez grand pour six et à négocier son achat, accompagné d’un âne. Apparemment, la bête était silencieuse, ce dont je doutais fortement étant donnée sa nature. Mais soit, si cela n’ajoutait rien au prix de vente. La somme requise fut partagée entre tous, y compris le possible voleur Jéricho qui semblait pourtant quasiment dépourvu de possessions. Clem se mit aux rênes et nous débutâmes immédiatement notre périple, sous les regards curieux, amicaux et soulagés des habitants, dont certains nous souhaitèrent bonne chance.

Il fut décidé d’emprunter la route du nord, pour plus de facilité, celle du sud passant trop près de la mer et des falaises pour pouvoir la pratiquer en chariot. Notre première destination était donc Winnowing Reach, déduisis-je. Nous longerions les marais et les Plaines Cendrées avant de l’atteindre, en espérant ne pas être coupés dans notre élan par ces dernières…

J’avais encore du mal à y croire : un siècle après la Grande Calamité, histoire contée au coin du feu de presque tous les foyers d’Alderheart et jusque dans les campagnes éloignées, les Plaines Cendrées avaient progressé ! Ashbarrow avait entièrement brûlé ! Je ne pouvais qu’imaginer la peine et la détresse de ses habitants, moi qui avais volontairement quitté ma demeure à la capitale.

J’échangeai quelques pensées à ce sujet avec mes nouveaux camarades, afin d’avoir leur point de vue sur la question. Personne n’était vraiment surpris, à part moi. Les indices avaient été nombreux, même si on avait échoué à les interpréter correctement… La pudeur les empêchait d’en parler à ce stade, mais il était clair que certains avaient côtoyé les Plaines de très près. D’après nos expériences réunies, il se pourrait que le feu ait repris il y a bien six mois, d’abord discrètement en leur centre, puis de plus en plus violemment, et jusqu’à s’étendre au-delà de leurs anciennes limites.

Six mois ! me dis-je. Et personne n’avait songé à prévenir les villages proches ?! Des vies auraient pu être sauvées ! Entre ça et les bandits qui avaient attaqué des familles entièrement dépossédées, je ne savais ce qui me scandalisait le plus.

Le strig armé, qui s’était présenté comme un paladin dénommé Letico Ruli, partageait mon opinion sur cette injustice. Je ne fus pas étonné par sa nature. Les paladins m’avaient toujours paru très droits d’esprit, parfois un peu trop, disait-on, mais ça restait à voir. Pour l’instant, il avait été d’une aide plus grande que la mienne et inconditionnelle. A contrario de Jéricho, qui dès le début annonça des objectifs moins désintéressés :

  • Imaginez : si on réussit, on sera des héros ! s’exclama-t-il.

Au moins, il était optimiste.

  • Ne partons pas vainqueurs, mitigea Letico qui doutait qu’un voleur puisse sauver qui que ce soit. Beaucoup de choses peuvent encore se produire.
  • Le voyage est long, renchérit le magicien.

Les deux jerbeens restèrent silencieux, l’un concentré sur la route, l’autre triturant sa fine queue dans un geste nerveux. Pour briser le mutisme qui s'était rapidement installé sur le chariot, le magicien m’apostropha :

  • Et vous, euh… toi ? On peut sans doute se tutoyer.
  • Si vous le désirez.

Les autres aussi acquiescèrent. En réalité, il allait me falloir bien plus de temps que ça pour perdre cette habitude issue de mon éducation.

  • Que faisais-tu à Meadowfen ? Si ce n’est pas trop indiscret… s’empressa-t-il d’ajouter.
  • Je performais, répondis-je sobrement.
  • Ah… tu es un barde, alors ? C’est génial, j’adore les bardes.

Si j’avais eu la peau des joues à l’air libre, cette remarque m’aurait fait rougir. Il était rare de rencontrer des personnes honnêtement enthousiasmées par la musique. La plupart nous prennent pour des tirs au flanc, des séducteurs, voire des obsédés. Ces descriptions ne pouvaient décemment pas s’appliquer à moi, étant donné mon très jeune âge. Bien que je sois seulement à la fin de mon adolescence selon les standards lumas, j’avais pourtant déjà été la victime d’avances explicites… En conséquence, je n’aspirais vraiment pas à devenir comme eux plus tard.

  • Merci beaucoup. J’espère avoir de nombreuses occasions de vous faire profiter de ma musique au cours de ce voyage, bien que je craigne d’attirer l’attention de bandits…
  • C’est sûr, intervint soudainement Clem en se retournant un peu vers nous. Par chez moi, les bardes qui jouent sur les ponts finissent bien souvent en dessous, si tu vois ce que je veux dire !

Je crois que c'était supposé être une blague, car personne ne protesta, mais elle eut pour effet de me figer le sang. Je m’imaginai comme un corps sans vie basculé dans un ruisseau peu profond par des mains peu amicales, laissé à la merci de l’eau et des animaux sauvages, oublié de tous… Oui, la vision était glaçante. Je me jurai de faire particulièrement attention aux ponts, dorénavant.

Après avoir dégluti avec difficulté, je tentai de repousser les images dans un coin de mon cerveau pour poursuivre la conversation, l’air de rien :

  • Je me nomme Herran, au passage. Je crois que nous n'avons pas eu la chance d'être présentés.
  • Enchanté Herran ! s’exclama le magicien. Paul Astria. Je suis en stage pour le compte de l’Avium, je dois étudier les Plaines Cendrées.

  Il avait déclamé la phrase d’une traite, comme s’il l’avait répétée maintes fois.

  • Ah ! Ah bah là, tu vas avoir l’occasion de bien les étudier, quelle aubaine ! plaisanta Jéricho.

Tous ceux qui ignoraient le prénom des autres se présentèrent alors, puis les regards se tournèrent vers le jerbeen silencieux et un Amaranthine passa…

  • C’est Scott, déclara Paul. Il m’a gentiment conduit jusqu’à Meadowfen !
  • Quoi ?! Mais on s’était quittés plus haut sur la route, protesta Letico. Je t’avais indiqué le chemin !
  • Vous vous connaissiez ? m’étonnai-je.

Ils n’avaient rien laissé paraître d’une quelconque relation jusque là.

  • Oui ! On s’est croisés dans la forêt : j’allais à Meadowfen et lui à Ashbarrow ! Mais qu’est-ce qu’il s’est passé ?!
  • Désolé ! Je me suis perdu ! pleurnicha Paul. Je crois que je suis nul en orientation…
  • Oui ! Oui, je confirme ! Il va falloir garder un œil sur toi.

Le groupe rit de bon cœur. La déclaration pouvait paraître condescendante, mais c’était l’intention qui comptait. Paul avait l’air d’accord avec le constat, bien qu’un peu honteux de son aveu.

  • Finalement, heureusement qu’on n’y a pas été, marmonna Jéricho pour lui-même.

Certains n’avaient pas exprimé leurs origines ou leurs desseins. Mais nous nous connaissions à peine et je n’allais pas m’immiscer dans leurs vies privées par la force ! D’autant plus que je n’avais pas moi-même été très exhaustif. Les vérités seraient distillées au cours de l’aventure, ou pas. Le peu que je savais pour l’instant me suffisait. La confiance se construisait avec le temps de toute façon. Je verrai vite sur qui je pouvais compter, j’avais l’œil pour ces choses-là.

Après les présentations, chacun s’occupa comme il put. Je grattai discrètement ma lyre, sous le regard admiratif du magicien, tandis que Letico joua aux cartes avec les deux autres. Il se garda bien de miser ne serait-ce que du cuivre sur sa victoire, sachant qu’il risquait de miraculeusement terminer dans la bourse de Jéricho. Car le paladin, lui, n’avait pas oublié l’incident : le luma avait volé et il n’avait pas l’intention d’enterrer les faits. Au cours des conversations, il y faisait sans cesse des allusions. Même s’il était trop tard pour rendre l’argent, l’impact de son acte se poursuivrait bien loin de Meadowfen.

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