Chapitre 6 : Winnowing Reach
Nous poursuivîmes notre route à un rythme soutenu. La nuit allait tomber, et nous ne voulions pas nous attarder trop près des brigands que nous avions dupés. Des arbrisseaux clairsemés s’étendaient sur notre droite et sur notre gauche, entre les buissons marquant la frontière entre la forêt et le Mokk Field, la vue se transforma peu à peu, passant d’arbres pourrissant dans des flaques excessivement troubles à un horizon plat et morne. Nos yeux s’écarquillèrent à la sombre réalisation que nous les avions atteintes.
Les Plaines Cendrées.
Sur des dizaines de kilomètres, le sol était craquelé, couvert d’une épaisse couche de cendres noire et âcre qui émettait une légère lueur rougêatre parvenant à percer le nuage de poussière en suspension, à la faveur de la lumière du crépuscule. De temps en temps, quelques souches calcinées ou des murs en ruine agrémentaient le paysage. C’était là que s’était tenu Ashbarrow, quelques heures auparavant. Le petit village n’était désormais plus qu’un tas de bois fumant. Parmi les décombres devaient se trouver les corps des habitants pris au piège, inconscients jusqu’alors du danger d’une telle proximité…
La désolation régnait en ce lieu, à l’exception des formes sombres et maléfiques qui grouillaient sous la surface et dans les airs, au-delà du nuage de suie : les créatures de feu des Plaines, qui étaient supposées constituer la principale menace pour les villages frontaliers.
En périphérie, là où l’herbe rencontrait les Plaines, un faible crépitement pouvait être entendu et le sol lui-même semblait se déplacer. Une légère fumée accompagnait ce mouvement qui dessinait une longue vague entre le vivant et le mort.
Les Plaines étaient réveillées et progressaient à vue d’œil.
Tous dans le chariot firent silence en contemplant ce spectacle affligeant. Le peu de candeur et de curiosité qui animait certains de mes compagnons quitta leur cœur et fut remplacé par l’inquiétude et le pessimisme. Cependant, sous l’indicible peur, un autre sentiment commençait lentement à poindre : la détermination, la volonté d’agir avant qu’il ne soit trop tard, sans doute provoquée par la rage de l’impuissance qui nous dévorait, à l’image de cet horizon noirci.
- Les Plaines Cendrées s’étendent donc jusqu’ici, maintenant… commenta Eliza d’un air déconfit.
Nous étions chacun plongés dans nos pensées, à revoir nos rêves et nos ambitions à la baisse, quand notre cocher nous avertit du danger : un essaim de chauves-braiseries fonçait droit sur nous ! Les monstres nous avaient repérés de loin et volaient à pleine vitesse, il fallait réagir vite. Instinctivement, le paladin et le roublard – Scott, pas Jéricho, croyez-le ou non – s’emparèrent de leurs armes, mais le magicien du groupe fut le plus rapide. À l’instar de sa démonstration plus tôt, il psalmodia une formule, traça un signe dans les airs, et un nuage de poussière d’étoiles enveloppa le cortège de chauve-souris de feu. Leurs terribles cris se turent alors que la majorité d’entre elles s’écroulaient sur le sol, le reste s’éloigna en piaillant. Plusieurs personnes se plaignirent en se protégeant des braises qui furent projetées sur nous. Certaines bêtes furent écrasées sous les roues du chariot, mais d’autres nous tombèrent sur la tête. Letico s’en débarrassa à grands coups de pattes et en balança par-dessus bord. Clem protesta et lui en arracha une des mains.
- Laisse-la-moi ! grogna-t-il avec avidité.
Visiblement, le rôdeur avait l’intention de dresser « l’animal », il la manipula comme une petite chose fragile. Malheureusement, ses caresses et ses mots doux ne lui récoltèrent que brûlures aux doigts et violents coups d'aile. Au final, la bête lui échappa et s’envola au loin en panique. Clem ne put cacher sa déception.
- Ce n’est pas le moment de t’apitoyer, accélère ! lui intima Jéricho.
Aussi vite que nous les avions aperçues, les Plaines disparurent derrière un rideau de forêt luxuriante. Une forêt qui serait bientôt dévorée à son tour, si nous n’y faisions rien…
***
Winnowing Reach se profila à l’horizon au bout de quelques heures. Le soleil était désormais couché et les lumières de la ville nous renvoyèrent une sensation accueillante de civilisation. Même de nuit, nous pûmes apprécier son architecture particulière. La plupart des grandes constructions étaient établies au sol, à hauteur de boishomme, mais possédaient des extensions aériennes reliées par des passerelles, ou des étages supplémentaires pour les oishommes. Les maisons individuelles étaient tantôt en l’air, tantôt entre les racines des arbres, selon sans doute quelle race les habitait. Le tout criait « modernité », car la cité était toute récente. Elle avait d’abord été un avant-poste pour accéder au Mokk Field, avant de devenir une ville à part entière quand des gens avaient commencé à disparaître. Puis le commerce du slime s’y était développé, lui permettant de prospérer.
D’ordinaire, les avant-postes étaient construits selon les standards oishommes, c’est-à-dire comme des perchoirs. Mais ce type d’architecture posait des problèmes de déplacement pour les boishommes et, étant donné que Winnowing Reach accueillait de nombreux habitants boishommes, le choix avait été fait d’adapter l’environnement, ce que je trouvais très généreux à une époque où ils étaient encore traités en citoyens de seconde zone.
Nous nous dirigeâmes vers l’unique auberge, possédant une étable, et y arrêtâmes le chariot.
- Enfin ! soupira Eliza. Merci de m’avoir accompagnée jusque-là ! Je vais dormir, et demain j’établirai camp sur la place centrale. Vous n’aurez qu’à venir me chercher quand vous serez prêts à partir. Mais laissez-moi au moins quelques jours.
- Et notre récompense ? s’enquit Jéricho.
- Demain ! Reposez-vous bien, vous en aurez besoin pour aller jusqu’à Alderheart !
Eliza le prit de vitesse et entra au Wrangler’s Rest avant qu’il n’ait eu le temps de protester. Le groupe la suivit, mais l’elurane avait déjà disparu à l’étage. Nous fûmes accueillis par le tenancier, un gallus d’âge avancé et très propre sur lui. L’homme ne semblait pas dérangé par notre arrivée tardive, ça devait être chose commune par ici. Une chambre par tête fut réservée, excepté pour Clem et Scott, qui préférèrent dormir dehors, respectivement dans le chariot et la forêt. Naturellement, je négociai la mienne en échange de représentations quotidiennes. Le tenancier nous offrit également une place dans l’étable pour notre âne, mais Clem refusa. Ce jerbeen avait une relation… intéressante aux animaux, définitivement.
L’établissement en lui-même était très similaire à La Plume Dorée, à Meadowfen, pour ce qui était de l’aménagement intérieur. Il y avait quelques tables et chambres supplémentaires, mais rien de remarquable ne les différenciait. Mauvais point pour The Wrangler’s Rest, il ne semblait pas y avoir de scène pour jouer de la musique. Cependant, il y avait largement assez de place entre les convives et près des murs pour en improviser une de plain-pied, je n’allais pas m’en plaindre.
Deux types d’accommodations avaient été proposés, j’avais choisi la plus économique, m’étant habitué à vivre de peu ces dernières années. Je souhaitai une bonne nuit à mes compagnons avant de fermer ma porte et de m’écrouler sur mon lit. Le matelas était confortable pour ce prix, et dans tous les cas bien suffisant considérant mon état. La fatigue et le stress de cette première journée de trajet – d’aventure ! – me retombèrent dessus.
Quand j’avais quitté Alderheart, deux ans plus tôt, je n’avais que la musique en tête. Je voulais être barde, devenir un barde, et c’était l’unique avenir que je m’étais imaginé. Je ne m’étais pas mentalement préparé à l’éventualité de partir à l’aventure, et encore moins à un si jeune âge, avec si peu d’expérience. En seulement quelques heures, depuis ma rencontre avec ces… énergumènes, j’avais été exposé au danger par deux fois. Certes, nous étions parvenus à relativement contrôler la situation, et j’avais fait ma part, mais la chance ne serait peut-être pas toujours de notre côté. Il allait falloir démontrer une réelle compétence pour atteindre à la capitale sous la menace des bandits et des créatures de feu des Plaines Cendrées. Compétence que je ne pensais pas posséder et qu’il me restait encore à trouver chez mes compagnons.
***
Le sommeil m’avait emporté peu de temps après que je me fus étendu et je me réveillai avec le soleil. Ces quelques heures avaient suffi à recharger ma volonté et étaient presque parvenues à me faire oublier ma situation précaire. Je me rendis au rez-de-chaussée pour profiter d'un repas bien mérité, quoique pas encore payé.
Certains de mes compagnons étaient déjà attablés et me saluèrent sobrement, absorbés dans la « dégustation » d’une sorte de bouillie malodorante. Une cervane m’accueillit de derrière le comptoir. C’était une charmante jeune femme, avec un museau élancé et une fourrure bien entretenue. Le port d’un tablier souillé indiquait sa double fonction de cuisinière-serveuse, un travail qui devait être épuisant dans une ville de grand passage. Elle se fendit d’un sourire timide et me proposa de choisir entre deux plats : celui de mes compagnons ou du slime.
- Le slime se consomme ? m’étonnai-je.
- Oui, on peut tout faire avec le slime, bafouilla-t-elle.
- Très bien, alors je vais prendre ça.
Le prix avait beau être supérieur à celui de la bouillie, il paraissait pourtant plus raisonnable. La serveuse revint peu de temps après avec une assiette remplie d’une sorte de gelée verte moulée en forme de dôme. Ça n’avait pas l’air comestible, ni appétissant d’ailleurs, mais j’avais faim depuis la veille. Je m’équipai d’une grosse cuillère et apportai une première bouchée à mon bec.
Clem entra à grand bruit dans l’auberge et nous interpela.
- Eh, on a fait des champignons, vous en voulez ? lança-t-il.
Il signala l’orée de la forêt d’un geste enthousiaste. À travers les fenêtres, on pouvait apercevoir le feu que Scott, Paul et lui avaient dû faire pour cuir leur petite cueillette matinale. Je fus étonné que les gardes autorisent un tel comportement, surtout dans les circonstances actuelles, mais peut-être ignoraient-ils pour les Plaines. J’aurais bien troqué ma gelée contre quelques champignons, cependant, nous étions tous les trois déjà en train de consommer notre repas.
- C’est gentil, répondit Jéricho, mais je n'ai plus faim.
- Plus tard, peut-être, compromis-je pour ne pas le froisser.
- Comme vous voulez ! lança Clem, qui avait l’air de s’en ficher comme du dernier Amaranthine.
Et il repartit par où il était venu. Je l’avais suivi des yeux, tout comme les deux autres, tout au long de cette curieuse interaction et avais instinctivement porté la cuillère à mon bec. Le bout de slime reposait mollement entre ma langue et mon palais, prenant toute la place possible. Aucun goût préjudiciable ne me parvenait, je me permis donc d’avaler. Après un moment d’appréhension, le slime révéla posséder un certain arôme de fruit. Un fruit inconnu, certes, mais sucré et un peu amer. Comme je les préférais !
- Mh, c’est très bon ! remarquai-je en glissant un regard lumineux à la serveuse.
Cette dernière baissa la tête et bredouilla un remerciement.
- Vraiment ? s’étonna Jéricho. J’en prendrai la prochaine fois.
Letico rejoignit les trois autres dehors, Jéricho resta pour ma représentation. Je l’avais promise pour le matin plutôt que le soir, comme nous n’avions pas encore choisi le jour de notre départ. Je ne voulais pas laisser de dette derrière moi.
La performance se passa dans le silence et de manière satisfaisante. Peu de clients y assistèrent, mais ils furent plus respectueux et enthousiastes que ceux de Meadowfen. Peut-être étaient-ils éduqués ! Ou désœuvrés…
Jéricho applaudit brièvement avant de quitter l’auberge. La serveuse applaudit plus longtemps, l’air admirative, et si faiblement que je l’entendis à peine. Cet accueil méritait un salut profond, que j’exécutai avec maîtrise malgré ma robe. Cette tenue avait tout vu, pensais-je à l’époque. Elle était rapiécée de partout, mais n’avait rien perdu de sa noblesse. C’était la seule possession, outre ma lyre et la dague familiale, que j’avais apportée avec moi en quittant Alderheart, j’en prenais donc grand soin !
Je finis par rejoindre les autres à l’extérieur. Tout le monde semblait bien reposé. Les discussions tournaient autour des activités que chacun avait prévues pour la journée. La première fut d’aller rendre visite à Eliza, qui nous devait quelques articles en remerciement. L’elurane s’était en effet installée au milieu de la place centrale, entre les étals d’autres marchands, bien mieux fournis et présentés que le sien, malheureusement. Cependant, la qualité et la diversité de ses articles contrebalançaient ces petits défauts, et elle discutait avec un client quand nous arrivâmes près d’elle. Le client satisfait s’éloigna, elle lui souhaita la bonne journée puis nous accueillit avec un sourire aimable.
- Alors, vous avez bien dormi ? J’ai bien dormi, mais j’ai plein de courbatures de notre petite mésaventure, ahah.
Comment pouvait-elle plaisanter sur un sujet si sérieux, et qui aurait pu lui coûter la vie ?
- Ça va, engagea Jéricho qui ne perdait visiblement pas son temps. Alors, qu’est-ce que tu as à proposer ?
- Tout ce que vous voyez là et rien de plus ! Pour vos services, je peux monter jusqu’à dix pièces d’or de valeur chacun.
- C’est tout ?!
- C’est déjà pas mal ! m’offusquai-je. Vous devriez être reconnaissant.
J’avais vu des gens bien moins riches que nous lors de mon voyage au travers des Bois. La plupart n’avaient même pas accès à dix pièces d’or dans leur vie entière ! Alors, nous n’allions pas nous plaindre de ce cadeau. En tout cas, pas moi.
Nos choix se portèrent sur des biens pratiques en vue de nos pérégrinations prochaines. Jéricho prit de quoi mieux se vêtir, les autres récupérèrent chacun une petite potion de soin en rien aussi puissantes que celles produites dans la ville, Clem quelques flèches supplémentaires, quant à moi, je jetai mon dévolu sur une dague de facture correcte, une de plus. Si nous étions de nouveau pris dans un combat inévitable et que je devais jeter ma dague dans la mêlée, je serais alors désarmé. Qui plus est, je n’avais pas envie de perdre ma belle dague ouvragée, celle d’Eliza ferait mieux l’affaire. Au passage, d’autres membres du groupe me confièrent leurs propres dagues, qu’ils n’utilisaient apparemment pas. Peut-être pourrais-je en faire un meilleur usage, pensaient-ils. En vérité, j’espérais ne jamais en avoir besoin. C’était un espoir naïf et irréaliste.
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