Chapitre 7 : L'apothicaire
Letico avait décidé de se rendre dans la partie ouest de la ville, chez l’apothicaire. Il y alla seul. Il quitta la place du marché et emprunta un des ponts traversant la petite source du village – j’aurais détesté l’accompagner, rien que pour cette raison. De l’autre côté, il se retrouva confronté à une tripotée de gens parfaitement alignés devant le pied d’un gros arbre abritant la boutique qu’il cherchait, d’après le panneau exposé bien haut. Il y en avait de toutes sortes et ils étaient visiblement impatients : ils piaillaient bruyamment et tapaient de la patte. La file débordait carrément sur le chemin qui lui était perpendiculaire, gênant le passage des habitants. Mais ces derniers n’avaient pas l’air surpris, comme si ce spectacle était récurrent, voire quotidien.
Le strig remarqua que la file progressait vite, mais que les clients, une fois leur tour passé, retournaient à l’arrière !
- Quelle est cette diablerie ? s’étonna-t-il.
Il laissa passer une dernière personne avant de prendre sa place naturelle à la fin de la queue. Il attendit là un temps bien plus long que sa patience lui aurait d’ordinaire autorisé. Mais Letico était curieux, il fit l’effort pour au moins pouvoir parler à l’apothicaire avant la fin de la journée ! Arrivé à quelques pas de ce dernier, il ne put s’empêcher d’écouter les conversations des clients le précédant.
- Allez, vieux grisou ! s’entêtait l’un d’entre eux. Donne-moi la formule, s’il te plaît. Je te rendrais riche ! J’ai d’immenses moyens de production et de la main d’œuvre pas chère, je pourrais doubler tes stocks, et tes bénéfices !
- Je ne suis pas intéressé. Suivant, répondit simplement le vendeur.
Puis il secoua une petite clochette, mettant fin à l’entretien. Le client râla dans ses plumes avant de rejoindre l’arrière, supposa Letico, bien qu’il ne puisse pas en voir la fin d’ici. D’ordinaire, ce sont les clients qui sonnent les cloches, se fit la remarque Letico, pas l’inverse… Cet apothicaire avait décidément quelque chose de spécial.
Une fois son tour arrivé, il détailla le tenancier de la tête à la taille. Il s’agissait d’un corvum aux plumes grisées par les années et aux yeux fatigués par des journées de travail acharné, à servir des clients acharnés. Sa boutique, du moins la partie vente, était installée dans le creux au pied d’un grand arbre. Elle comprenait un comptoir taillé d’une seule pièce et ne permettant pas l’accès vers l’intérieur – sans doute une mesure de sécurité –, une clochette, et une arrière-boutique avec des étagères remplies de potions, parchemins et plantes de toutes sortes. Vu d’ici, le stock avait l’air ténu, mais peut être qu’il y en avait plus ailleurs.
- Bienvenue à « Matériaux, Potions et Slimes en tous genres de chez Jell ». Je suis Jell, que puis-je faire pour vous ? déclama le tenancier d’une voix rapide et monocorde.
Le pauvre corvum avait l’air complètement éteint. Il laissait sa tête reposée sur sa main et prenait mollement des notes à la plume, sans lever la tête vers son client. Il semblait s’agir d’un simple registre des stocks. Letico aurait trouvé son comportement très impoli et inadmissible s’il n’avait pas été témoin de l’acharnement des précédents clients.
- Est-ce que ces gens vous importunent ? commença-t-il.
Le corvum resta plongé dans sa tâche rébarbative. Il ignora superbement son client, s’attendant probablement au discours de supplication habituel.
- Qu’est-ce que vous vendez ? réitéra Letico, pour tenter d’engager la conversation sur un terrain connu.
Jell entreprit de détailler la totalité de son offre, en insistant surprenamment sur les produits les moins rares et les moins chers, comme s’il évitait de mentionner les richesses dont il disposait et qui attiraient sans doute tous ces parasites. Letico n’étant pas le membre le plus fin du groupe, il ne comprit pas ce qui pouvait provoquer une telle affluence dans cette petite échoppe. Mais il comprit très bien de quelle manière il pouvait apporter son aide au vieux corvum. D’autant plus que les personnes derrière lui avaient déjà commencé à s’exciter et à l’enjoindre à réaliser ses achats au plus vite, et que ça l’irritait.
- Je peux vous aider, annonça-t-il. Mettre un peu de fer dans la tête de ces importuns, si vous le désirez.
Il était parvenu à attirer l’attention du corvum, qui leva brusquement la tête vers lui, les yeux brillants.
- Oui. Faites les partir, s’il vous plaît. Peu importe comment. Je vous paierai. Ces gens viennent tous les jours pour me poser des questions sur mes potions de soin. Je n’ai rien à leur dire, qu’ils s’en aillent ! Je n’ai pas eu la paix depuis des années, et j’ai tellement de choses à faire. Tenez, j’ai fait une liste !
Le parchemin sur lequel il était en train d’écrire se révéla être une listes d’activités diverses que le corvum désirait faire. Au sommet de la liste était inscrit « dormir ».
Ni une ni deux, Letico empoigna sa Citrouille et se retourna, les yeux ronds, les plumes gonflées, vers ses futures victimes. Il n’avait pas pris le temps de négocier sa paie, ni même d’en discuter. Quand il commença à taper dans le tas, on put voir le corvum courir à l’intérieur de sa boutique et disparaître à l’arrière.
Letico eut bien du mal à contenir cette foule en délire. Au début, la surprise joua en sa faveur : personne ne s’attendait à ce que le vieux Jell engage quelqu’un pour les réduire en slime ! Puis, au fur et à mesure qu’on s’éloignait du début de la file, les gens commencèrent à comprendre ce qu’il se passait, et certains d’entre eux étaient armés.
Ce fut alors Letico contre le monde ! À voir ce jeune paladin en armure luisante donner de grands coups avec une citrouille dans la foule, n’importe qui de sensé se serait enfui à toutes jambes. Ces clients-là n’étaient pas sensés. Ils voulaient à tout prix la recette du vieux Jell, pour l’acheter, la revendre, produire pour lui avec une grande marge de profit, ou que sais-je encore ! Jell était un prodige de l’alchimie, connu et reconnu au travers tout le Bois, pour son plus grand malheur.
Au bout d’un moment, le sol fut jonché de corps d’oishommes et de boishommes blessés, assommés, voire les deux. La plupart s’étaient enfuis, les plus intelligents d’entre eux. Enfin, les moins bêtes. Ceux-là pourraient plus facilement revenir harceler le vieux corvum s’ils en avaient le courage.
Letico était essoufflé. Il ne s’en était pas sorti indemne. Sa confiance et sa rage n’avaient pas faibli du début à la fin de sa sale besogne, mais il fallait admettre qu’il en avait bavé. Peu après, dans le silence retrouvé de la place, le corvum réapparut en vitesse derrière son comptoir.
- Vous avez réussi ! s’exclama-t-il d’une voix revigorée. Merci infiniment ! J’ai pu dormir, apprendre la poterie, étendre le linge, écrire une lettre, nourrir ma coccinelle de compagnie…
Il lui fallut plusieurs minutes pour détailler tout ce qu’il avait pu « accomplir » durant le laps de tranquillité qu’on venait de lui offrir. De nombreux éléments de la liste furent rayés. Ça en était presque irréaliste.
- Ce n’est rien, insista Letico. Je n’ai fait qu’accomplir la justice.
Oui, peut-être Letico était-il juste un idiot. Mais il était avant tout un idiot juste. Et cet évènement, bien que ne mettant pas fin au calvaire de Jell, resterait longtemps dans les annales de la petite ville.
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