Chapitre 10 : Les Mokk Caverns
Les Mokk Caverns étaient telles que leur nom le laissait entendre : humides, puantes et sombres. Nous nous trouvions dans un long tunnel qui s’enfonçait dans le sol en pente douce et dont les murs incurvés permettaient à peine à deux personnes de se tenir côte à côte. De l’eau trouble perçait entre les quelques poutres qui soutenaient le plafond et formait des flaques immondes sur notre passage. Ce liquide, qui devait inonder les niveaux les plus profonds, provenait sans doute du marais, car une horrible odeur de décomposition nous faisait tourner la tête et l’estomac. Une bonne raison de plus de ne pas être passés par le Mokk Field…
Ces cavernes étaient majoritairement inexplorées et je redoutais ce que nous allions pouvoir trouver plus loin, si nous ne finissions pas tout simplement perdus et dévorés par des slimes. Ces petites créatures se nourrissaient d’êtres vivants – comme ces malheureux oishommes ayant fini dans l’acide –, mais naissaient sans doute d’une interaction entre de la matière organique morte et une magie particulière, d’où cette odeur à nous en rendre malades. Qui donc, avec un esprit sain, viendrait volontairement ici ? Études ou pas, ça me paraissait inconcevable !
Très vite, nous repérâmes de nouvelles boules gluantes sur notre chemin, certaines fixées au plafond. Il fut assez aisé de les tuer à distance avec des sorts peu gourmands en magie. En dernier recours, nous savions que nous pouvions juste les éviter et courir jusqu’à ce qu’ils nous perdent de vue. Plus nous nous enfoncions, moins nous en rencontrions, cependant. À mon plus grand soulagement.
Au bout d’une bonne demi-heure, nous fîmes face à un premier obstacle qui, pour une fois, n’était pas de nature acide ou collante. En effet, il nous fallut évaluer la dangerosité d’une structure de soutien qui semblait sur le point de lâcher. Celle-ci se présentait sous la forme d’un cadre en bois, en bonne partie similaire aux autres que nous avions vus précédemment. À la différence qu’elle grinçait et que de la poussière tombait du plafond. Quelque chose au-dessus de nous éprouvait la solidité de ce tunnel…
Nous n’avions pas rencontré d’embranchement, il nous fallait donc soit trouver une solution, soit rebrousser chemin et prendre une autre entrée. Ce qui nous aurait fait perdre un temps précieux.
Nous fîmes l’observation que la structure ne soutenait pas grand-chose et qu’il serait sans doute plus facile de provoquer l’éboulement que de tenter de la renforcer. D’autant plus que nous n’avions pas de quoi la solidifier sur nous. Letico se proposa pour cette tâche délicate, rapidement interrompu par la remarque relativement sage de Jéricho :
- Il vaudrait mieux nous tenir à distance si tout le tunnel s’effondre. Attachons une corde à la poutre et tirons, plutôt que d’aller nous mettre en dessous pour la frapper !
Il y avait comme un message caché dans ses paroles, que l’esprit du jeune paladin ne parvint pas à apprécier. C’est donc ce que nous fîmes. Le plafond s’effondra dans un inquiétant brouhaha et un gros nuage de poussière. Cependant, les dégâts furent minimes. Le reste du tunnel était intact et on parvenait à voir au travers de l’éboulement : il était toujours possible de passer.
Une autre quantité de temps passa, seulement ponctuée par le bruit de nos pas sur la roche humide. Puis notre tunnel déboucha – enfin ! – sur une caverne. Nous restâmes sur nos gardes, car ma lumière ne nous assurait pas une visibilité parfaite sur la totalité de la salle couverte de stalactites et stalagmites géants. Toutefois, aucun bruit de succion ne se faisait entendre, seulement celui de l’eau qui coule, lentement, goutte après goutte… Ça en était presque relaxant.
Nous nous avançâmes en relatif silence, quand un premier « plop » se fit entendre, rapidement suivi de trois autres, puis de « splash ». Quatre slimes s’étaient laissés tomber du plafond et nous encerclaient. Deux acides et deux collants.
- Par Altus ! Nous sommes piégés ! s’écria Letico en brandissant son arme.
Les slimes étaient lents, mais leur proximité avec nous nous posait un gros désavantage. Nous aurions du mal à nous extirper du piège pour rejoindre l’autre côté de la caverne sans prendre un coup au passage. De plus, les mouvements de Letico étaient limités par notre présence. Sans compter sur les conséquences de plonger nos armes dans l’acide ou dans la glu… Il ne nous restait que la solution de la magie et, décidément, la mienne était inutile.
Jéricho fit ce qu’il savait faire le mieux : un rayon de givre. Scott se mit à virevolter autour des créatures en les rouant de coups rapides et précis, ne leur laissant pas le temps de riposter ni d’absorber ses épées. Letico se tourna vers la fameuse technique de la force brute avec sa Citrouille. Je tentai vainement de trancher dans l’un des slimes collants, y perdant une dague. Paul fouilla ses poches à la recherche de quelque chose d’utile. Et Clem… Clem étaient probablement encore en train de faire des papouilles à son slime personnel pour tenter de l’amadouer.
Nous étions mieux préparés qu’à la première rencontre, mais le combat fut tout de même ardu. Les slimes étaient quatre et nous n’étions que cinq, après tout. Nos coups se concentrèrent sur les deux mêmes individus, afin de maximiser les dégâts avant de passer aux autres, ce qui laissa aux slimes intacts l’occasion de nous porter une attaque.
Un petit s’acharna en vain sur le bouclier arboré par Letico, tandis qu’un des deux grands s’en prenait à Jéricho qui, d’une poigne électrique, lui régla son compte dans une dangereuse gerbe d’acide. Dans mon dos, je ne vis pas le grand slime s’approcher et entrer en contact avec les plumes de ma queue. Je ne m’en rendis compte que lorsque le liquide verdâtre remonta jusqu’à ma chaire.
- Ah ! m’exclamai-je dans un cri de douleur. Cette saleté m’a fait fondre les fesses !
Pour me venger, Letico lui infligea un bon coup de Citrouille sur le « crâne » et l’acheva. Toutefois, il ne put s’empêcher de laisser échapper un rire moqueur.
De l’autre côté du groupe, Paul n’eut pas autant de chance que moi, car le petit gluant dont il « s’occupait » ne se contenta pas des poils de sa queue. Il commença par un pied, puis deux, et puis Paul tout entier. Le pauvre vulpin n’eut même pas le temps de hurler qu’il était en train de se faire digérer à l’intérieur de la créature, dont l’estomac était étonnamment extensible.
- Nom de dieu ! s’exclama Letico.
Le strig tenta de plonger ses membres dans le slime pour récupérer notre camarade et fut bien embêté quand ils restèrent coincés à leur tour.
- Ah ! Sortez-moi de là !
Par réflexe, notre rodeur arma son tir et visa. Sa flèche traversa la substance visqueuse et alla se planter dans la cuisse de Paul, qui arrêta de se débattre et perdit connaissance.
- Clem ! Mais ça va pas ?! explosai-je en baissant son arc de force. Tu aurais pu le tuer, si ce n’est pas déjà fait !
- Oups, lâcha ce-dernier avec un haussement d’épaules, comme s’il n’avait rien fait de grave.
Quels idiots, sembla se dire Jéricho quand il se frappa le front d’une aile.
N’empêche que la situation était délicate. Pour secourir Paul, il nous fallait mettre fin à la vie du slime, sans le blesser lui – plus qu’il ne l’était déjà. Tout trait de feu, poigne électrique ou rayon de givre était donc proscrit pour l’ensorceleur. Tout autant qu’un coup de Citrouille, que Letico n’était de toute façon plus en mesure d’infliger. La solution à cette énigme devait résider dans les sorts non offensifs, ou bien une manœuvre habile.
Réfléchis, Herran. Réfléchis ! me pressai-je alors que je commençais à partager la panique générale. Pendant un moment, je me sentis complètement impuissant face à la détresse de mon camarade. Je tentai de faire l’inventaire de mes capacités et de mes sorts.
Protection contre les armes : non. Réparation : non. Fou rire : bah ! Si seulement ils étaient moins bêtes, peut-être, mais ce ne sont que des slimes… Sommeil… ?
Oui, c’était ça ! Peut-être que les slimes pouvaient dormir ?!
J’étais sur le point de poser la question à Jéricho, mais me ravisai compte tenu de l’urgence de la situation. Je me contenterai de lancer le sort et de juger du résultat.
La formule s’échappa de mon bec en bribes incertaines et mes doigts tremblaient quand j’exécutai le geste dans les airs. Pendant un instant, rien ne se produisit, je crus devoir réessayer, quand enfin une légère brume se manifesta autour de nous et vint envelopper le slime, et Paul à l’intérieur. Mon sort avait quasiment la même apparence que le sien, la beauté en moins : ce n’était qu’un simple brouillard un peu opaque, rien de transcendant.
J’avoue que, à l’époque, j’aurais pu travailler un peu l’esthétisme de mes sorts, même si j’ai abandonné « sommeil » peu de temps après ces évènements, les différents échecs de Paul y étant peut-être pour quelque chose. Ou peut-on simplement mettre ça sur le dos du fait qu’il était, selon moi, inutile que deux membres du groupe maîtrisent le même sort…
Qu’importe ! Mon enchantement fonctionna et le slime sembla se calmer. Il entra dans une sorte de transe. Ses couleurs se mouvèrent en spirales et son corps se laissa lentement fondre sur le sol, tout en gardant une certaine visquosité. Letico dut se baisser pour ne pas perdre l’équilibre et Jéricho m’interrogea du regard :
- Tu avais dit que tu n’avais pas de sort offensif, fit-il remarquer en chuchotant, comme pour ne pas réveiller le slime qui pourtant n’avait pas d’oreilles.
- Ce n’est pas offensif… rétorquai-je. C’est même l’inverse, je dirais.
Il fallut calmer Letico pour qu’il ne recommence pas à tirer furieusement sur ses bras et, au contraire, se meuve doucement pour extirper Paul sans déranger le sommeil temporaire du slime. Ce qu’il fit avec toute la délicatesse dont il était capable. Quand notre compagnon inconscient fut enfin secouru, ainsi que ses bras, Letico prit un malin plaisir à pulvériser le gluant d’un bon coup de Citrouille.
Paul gisait là, sa fourrure à moitié rongée couverte de glue multicolore et le souffle court. Il faisait peine à voir et il fallait rapidement le traiter ! Mes camarades s’entre-regardèrent pour déterminer qui allait s’en occuper. Pourtant, il était évident que c’était le rôle du barde, le seul qui possédait un sort de soin ; mon rôle. Nous devions garder les potions pour des situations plus critiques. Celles où, par exemple, je serais moi-même hors de combat. J’espérais bien que cette situation n’arriverait jamais, ou du moins pas trop vite, mes fesses me rappelant encore la douleur de la morsure de l’acide.
J’apposai, dans un silence expectatif, mes deux ailes sur le corps encore chaud – et gluant – de Paul. Je murmurai une prière adressée à Ardea, l’Amaranthine oishomme du soleil et de la vie, et une lumière rassurante commença à s’échapper de mes plumes. Je sentis mon énergie magique quitter mon corps pour s’introduire dans celui de mon compagnon, et je la dirigeai sur ses plaies les plus graves en priorité. Paul commença à s’éveiller, d’abord en souffrance, puis plus calme quand cette dernière commença à s’apaiser sous mes doigts. Un sourire reconnaissant s’imprima sur ses babines, révélant une rangée de dents aiguisées qui aurait fait peur à n’importe quel oishomme, et il me remercia.
Malgré mon assistance, il était toujours dans état relativement dégradé. Mon sort n’était pas encore tout à fait maîtrisé, me rappelai-je avec dépit… Dans l’idéal, il aurait fallu que je le soigne deux fois d’affilée. Nous ne pouvions cependant pas nous permettre d’épuiser mes capacités, alors que nous ignorions si nous étions près du but ou non. Toutefois, afin de l’amener vers un état plus supportable, Paul profita d’une rapide imposition des mains de Letico.
Avant de poursuivre, dans les restes des slimes que nous venions de tuer – enfin, pas moi ! –, nous récoltâmes quelques pièces d’argent, une quantité de glu relativement raisonnable, ma dague, et un crâne de vulpin quasiment intact qui, j’en étais persuadé, pourrait un jour me servir à intimider quelqu’un !
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