Les dizaines de minutes qui suivirent furent longues et laborieuses. La fatigue commençait sérieusement à se faire sentir et nous ne voyions littéralement pas le bout du tunnel. Petit à petit, cependant, l’odeur pestilentielle se fit plus forte, des résidus de matière visqueuse et bioluminescente commencèrent à apparaître sur les murs. Après plusieurs dizaines de mètres parcourus dans un tunnel de plus en plus étroit, la lumière qu’ils produisaient fut suffisamment forte pour que je puisse mettre fin à mon sort. Nous étions proches de notre objectif, nous le sentions.

Nous finîmes par déboucher sur une grande caverne. Letico, qui était en tête de file, nous décrivit ce qu’il voyait : au centre de la cavité bordée de larges stalagmites, diverses flaques contenaient la même substance bioluminescente que les murs. Il y avait en tout trois tunnels qui débouchaient dans la caverne, et tous comprenaient une gerbe de colle à leur porche. Enfin, tout au fond droit devant, il y avait une corvume engluée contre le mur. Elle ne semblait pas encore nous avoir remarqués. Seuls trois petits slimes protégeaient la détenue.

Letico fut le premier à entrer, évitant soigneusement de marcher dans le résidu gluant. C’est donc lui qui vit les yeux de Kenna s’écarquiller alors qu’une immense colonne de slime se se déversa soudain du plafond. La chose s’écrasa au sol dans un grondement que même nous, à l’arrière de la file, pûmes ressentir.

Je me mis sur la pointe des pattes pour observer par-dessus l’épaule du paladin. Le monstre se présentait sous la forme d’un long tentacule aux couleurs iridescentes, spiralant à l’intérieur de son épais corps en suivant ses mouvements. Il se déplaçait lentement dans un bruit de succion dégouttant. Il n’était pas plus menaçant qu’un slime ordinaire, mais son apparence tout droit sortie d’un rêve, ainsi que sa taille – je dirais deux Paul en hauteur et en largeur –, laissaient supposer de sa dangerosité.

Un par un, nous nous engageâmes dans la salle pour prendre nos positions. Je gardai mes distances, afin de procéder mentalement à la somme des stratégies que nous pouvions adopter. Les petits étaient des gluants, ils étaient donc insensibles aux armes et laissaient derrière eux une zone impraticable, il fallait donc s’en occuper avant leur déplacement. Le gros, bien qu’il ne produise pas de traînée, occupait bien plus de place et était donc compliqué à contourner. Il serait difficile de le positionner où nous le souhaitions. D’autant qu’il pouvait frapper de n’importe quelle direction.

Letico lui fonça dessus sans me laisser le temps d’établir un plan, et l’attaqua avec tout ce qu’il avait. Son premier coup fit voler une grande gerbe de slime colorée de tout côté. Le géant ne se laissa pas faire et tenta, à chaque nouvelle frappe, de l’agripper avec un puissant tentacule. À force d’esquives trop acrobatiques pour l’armure qu’il portait, le strig finit par trébucher et s’envoyer de lui-même dans l’emprise du monstre. Il fut rendu prisonnier du tentacule, pendu la tête en bas comme un cochon à l’abattoir. Cependant, il ne perdit jamais la prise sur sa lance et persista dans son attaque, malgré sa portée trop courte.

Scott usa de sa mobilité pour s’occuper à lui seul de la menace posée par les trois slimes gluants. Le premier, il l’embrocha avec dextérité, provoquant sa soudaine démultiplication en deux plus petits boules. Mais cela ne le découragea pas, et il extermina les copies comme il l’avait fait de leur « parent ». Il passa sans peine entre les jambes de Paul, autour des flaques lumineuses, et jusqu’à son prochain adversaire. D’ordinaire, cette espèce supportait bien ce type de dégâts. Toutefois, sa vitesse d’exécution dépassait de loin leur résistance. Le dernier slime fut réduit en bouillie tandis qu’il poursuivait le pauvre Paul, qui n’avait visiblement pas préparé de sorts adéquats pour la journée.

C’est lorsque Jéricho lança son premier sort, alors que Letico pendouillait encore du tentacule du slime, qu’on commença à entrevoir la complexité de cet affrontement. Une gerbe de glace s’échappa de sa main pour venir se fracasser à la base de son corps, lui arrachant un petit tortillement de mécontentement. Le givre recouvrit sa surface puis sembla lentement pénétrer à l’intérieur, provoquant un changement de couleur d’abord local, puis généralisé, vers le bleu clair. L’ensorceleur crut d’abord que cet effet était simplement dû au gel de ses entrailles, mais, lorsqu’il enchaîna sur le même sort et que ce dernier ne provoqua que la moitié de la réaction précédente, il pencha la tête d’incrédulité.

Le slime laissa échapper Letico, qui s’écrasa par terre dans un bruit de métal froissé, et se dirigea vers le luma, qui se mit instinctivement à reculer. Scott vint attaquer la base du slime pour le distraire de sa cible et Letico, vite remis sur pied, le rejoignit. Le monstre ne sut plus où donner de la tête et balançait des coups de tentacules dans tous les sens, ce qui nous empêchait de l’atteindre au corps à corps.

C’est durant cette courte respiration offerte par le roublard et le paladin, que Jéricho se souvint qu’il possédait un livre sur les slimes ! L’ensorceleur alla se mettre près d’un mur pour feuilleter frénétiquement l’ouvrage à la lueur de la substance bioluminescente. Je profitai moi aussi de cette chance pour mettre à exécution ma « stratégie ». J’employai à cette fin l’aide de Paul, qui paniquait seul dans son coin. Le vulpin me fit la courte échelle pour me permettre de me glisser dans une cavité du mur qui menait, je l’espérais, à un tunnel relié à celui débouchant derrière le monstre.

Le temps que je navigue ces étroits boyaux et que je retrouve le chemin de la caverne, le combat avait de nouveau tourné à notre désavantage : Jéricho était inconscient, collé au mur comme la corvume que nous étions venus secourir, et le slime géant était juste au-dessus de lui, nous empêchant d’aller le libérer.

Je décidai de lancer mon sort, dans un dernier espoir d’être utile ! Du sol, à quelques mètres devant moi s’éleva une image quasi identique à la forme de la créature, tant dans ses proportions, que ses couleurs ou sa manière de se mouvoir. Avec cette illusion, je prévoyais attirer l’attention du slime suffisamment longtemps pour offrir une ouverture à mes camarades. J’espérais naïvement parvenir à l’intéresser par la présence d’un de ses semblables. Mais j’oubliais, dans le feu de la situation, que les slimes n’ont pas d’yeux. Ils se percevaient sans doute par les vibrations du sol, et mon illusion n’en produisait aucune…

Autrement dit, rien ne se produisit. C’est à peine si ce deuxième ennemi fit peur au reste du groupe avant qu’ils ne réalisent que c’était mon œuvre. C’était un échec total… Toutefois, ma présence fut très vite requise auprès de Jéricho quand Letico parvint à contourner le slime et à le libérer de sa prison gluante par sa force brute.

Il fut tiré hors du combat par Paul et amené vers une sûreté relative. Le vulpin remarqua la présence d’un livre aux mains de notre ensorceleur et se permit de le feuilleter tandis que je le traitais.

• C’est un manuel sur les slimes ! s’exclama-t-il, un sourire d’espoir se peignant sur ses babines. Peut-être qu’il contient des informations sur cette chose !

Page après page, je vis les yeux de Paul défiler à une vitesse hallucinante alors qu’il scrutait à la recherche d’une bribe d’information utile. Jéricho sortit de l’inconscience après seulement quelques minutes et son attention se porta immédiatement sur le tome.

• Eh ! Rends-moi ça ! grogna-t-il.
• Attends, ce livre peut nous aider à gagner ce combat ! se défendit Paul en maintenant sa prise sur l’objet.
• Je sais ! C’est pour ça que j’étais en train de le lire, jusqu’à ce que tu fasses venir ce truc jusqu’à moi !

Paul baissa la tête d’un air honteux.

• Ce n’est pas le moment de vous disputer ! protestai-je. Letico et Scott ne vont pas pouvoir le retenir éternellement.

Jéricho arracha l’ouvrage des mains du vulpin et retourna à la page où il devait s’être arrêté avant l’attaque. Il parvenait à peine à rester éveillé, mais il y tenait, à ce livre !

• Là ! pointa-t-il. C’est écrit qu’il existe des slimes rares, comme lui, qui absorbent l’énergie élémentaire pour pouvoir s’en protéger. Ça veut dire que maintenant, les sorts de glace lui font moins mal. Il faut juste changer d’élément !
• Je n’ai pas de sort d’attaque disponible actuellement… s’excusa Paul.

Moi non plus, pensai-je, mais je leur avais déjà dit.

• Eh bien, je vais m’en occuper. J’ai plusieurs éléments à ma disposition. Si vous pouviez mettre la corvume à l’œuvre, ça m’aiderait. Moi non plus, je ne vais pas pouvoir tenir éternellement.

Jéricho s’élança de nouveau dans la bataille, au mieux de ses capacités restantes. Il avait évidemment rangé son livre sur lui au passage, au cas où Paul aurait voulu le lui reprendre. Le magicien et moi nous lançâmes un regard entendu et nous dirigeâmes vers la victime du slime géant.

La jeune corvume était collée au mur par une grande quantité de slime multicolore. À notre approche, elle commença à se tortiller.

• Ah ! Quand même ! fit-elle. J’ai cru que vous m’aviez oubliée !

Paul s’excusa et chercha des yeux quelque chose qui pourrait nous permettre de faire levier. Mais il n’y avait que des cailloux et du slime dans cette caverne. En dépit de cause, nous mirent nos quatre mains à la tâche et notre puissance réunie fut suffisante pour décoller le slime du mur et la libérer.

• Désolé d’avoir tardé, Kenna, s’excusa-t-il de nouveau. J’espère que tu vas bien.

La corvume n’avait pas l’air bien secouée. Elle trépignait sur place à la vue de tous les spécimens qu’elle aurait pu échantillonner et que nous avions tués.

• Oh… Hein ? Euh, oui, ça va. On se connaît ?
• Je suis Paul Astria. Je suis en stage pour l’Avium, moi aussi…
• Ah bon ? Ah. Ravi de te… revoir, Paul.

Si le magicien fut blessé qu’elle ne se souvienne pas de lui, il ne le laissa pas transparaître.

• C’est la magistrat de Winnowing Reach qui nous envoie. Il s’inquiétait pour toi, poursuivit-il.
• Oh non, vraiment ? Le pauvre. Mais il a bien fait de vous envoyer. Sans vous, je serais devenue de la nourriture pour slime géant, ahah !
• On parlera de ça plus tard, il faudrait que vous nous aidiez, expliquai-je. Ce slime changeant absorbe les dégâts élémentaires pour s’y rendre résistant. Alors, si vous avez des sorts élémentaires, ça nous aiderait bien…
• D’accord… Je vais essayer, fit-elle sans enthousiasme.

Nous nous dirigeâmes tous vers le feu de l’action. Kenna tenta, suivant nos instructions, de se rendre utile, tout en restant à bonne distance du danger. Cependant, la pauvre fille, sans doute encore affaiblie par sa mésaventure – au moins physiquement, si ce n’est pas mentalement –, ne parvenait pas à viser droit ni à incanter correctement. Elle rata toutes ses tentatives…

Heureusement, le slime géant avait déjà sustenté une quantité de blessures considérable et Jéricho, couvert par les deux combattants au corps à corps, put aisément lui porter le coup de grâce.

Le slime changeant, dont le corps arborait une teinte rouge vibrant menaçante, passa soudainement au bleu clair quand le rayon de givre l’atteint sur la base du tentacule, zigzaga frénétiquement d’un côté à l’autre jusqu’à son sommet, avant de congeler le tout. Puis la contenance de ses entrailles devint trouble, exhibant un mélange hypnotisant de ses couleurs possibles. Rouge feu, bleu glace, vert acide : toutes y passèrent. Finalement, son furieux tourbillonnement interne se ralentit et il s’affaissa sur lui-même avant de se répandre mollement en une flaque informe.

Nous pûmes enfin profiter du retour du calme et du silence, et prîmes une bonne dizaine de respirations sans que personne n’ose bouger.

Jéricho fit quelques pas vers la créature, sans doute à la recherche d’un trésor à récupérer en récompense de sa réussite. Puis il leva un sourcil plumeux, circonspect.

• Il y a une sorte de collier dans le slime, mais je ne tremperai pas mes plumes là-dedans pour si peu.

Kenna courut vers le « cadavre » de la créature, y plongea sans crainte la main, provoquant une exclamation de dégoût de l’assemblée, et en retira une boule brillante et solide. Elle porta l’artefact à son œil et l’analysa brièvement avant de le brandir fièrement devant nous avec un rire.

• Félicitations, vous avez trouvé le charme du nid !
• Le charme du quoi ? fit Letico, dubitatif.
• Du nid, regardez.

En quelques secondes, Kenna s’harmonisa avec l’objet magique et en démontra la puissance. Elle posa la petite boule de cuivre et d’or mêlés par terre et prononça le mot de commande qu’elle avait choisi : « grandis ». Le charme se mit à briller et à vibrer. En un bruissement sonore, d’énormes lianes se mirent à pousser du cœur vers l’extérieur et s’entremêlèrent pour former une plateforme. La corvume s’en éloigna juste à temps pour permettre à un large tronc d’arbre de pousser en dessous, l’amenant jusqu’au plafond. Enfin, les branches supérieures de l’arbre magique se déployèrent autour, serpentant entre les stalagmites, couvrant le plafond d’une couverture végétale luxuriante.

• Tada ! s’exclama-t-elle.

Kenna nous laissa admirer l’arbre un instant, avant de prononcer à nouveau le mot de commande, qui fit se répéter le processus en sens inverse. Elle récupéra le charme du nid et le tourna dans ses doigts un moment, puis le tendit vers nous.

• Tenez, vous l’avez bien mérité. Considérez ça comme un paiement de ma dette.

Des regards furent échangés dans le groupe.

• Qui le prend ?
• Je veux-, commença Scott.
• Je me dévoue pour le groupe, l’interrompit Jéricho en prenant le charme d’autorité.

Scott n’osa pas se rebeller sur le moment, mais, sur le chemin du retour, Jéricho surprit sa petite main en train de fouiller ses poches.