Chapitre 12 : Quoi encore ?!

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Avant de quitter définitivement ce lieu maudit Kenna insista pour qu’on l’aide à remplir ses trois fioles vides d’échantillons de slime vivant. En réalité, elle n’avait pas l’intention de partir sans. Si nous voulions mener à bien notre mission, nous n’avions pas le choix. Letico, bien amoché par notre rencontre avec le slime géant, la réprimanda à grandes eaux pour sa négligence. La jeune corvume ne se laissa pas démonter face au strig, et lui répondit qu’il ne comprenait rien à la recherche de connaissance, ce qui était probablement vrai. Néanmoins, cela ne l’empêcha pas de râler jusqu’à notre sortie des galeries.

Nous retrouvâmes Clem au même endroit que nous l’avions laissé, dans un état des plus détendus. Il était semble-t-il parvenu à « apprivoiser » son slime qui vivait désormais dans une petite marmite en laiton. Il leva à peine la tête vers nous quand nous vînmes à sa rencontre.

  • Alors, ça s’est bien passé ?

Un grand silence accueillit sa question. À la vue de Kenna, saine – j’en doutais parfois – et sauve, il en déduisit que oui.

Exténués, nous nous affalâmes dans le chariot et repartîmes en sens inverse. Nous ne prîmes même pas la peine de nous charger des slimes sur notre chemin, sachant désormais quelles étaient leurs forces et leurs faiblesses. Kenna, avec une énergie débordante, s’enthousiasmait de chacune de ces rencontres. Elle exprimait son mécontentement quand nous contournions un slime, en brûlions un autre ou ne nous arrêtions pas, tout simplement. Bien que ses fioles furent pleines à craquer de ses précieux échantillons, elle regretta de ne pas en avoir emmené deux fois plus.

Winnowing Reach nous accueillit en fin de soirée. Nous ne nous étions pas arrêtés pour nous reposer ni pour manger, sachant qu’un lit et un repas nous attendaient à l’auberge. Notre fatigue et nos mésaventures marquaient nos physionomies, ce qui ne manqua pas d’attirer les regards et de provoquer murmures et rires.

Néanmoins, notre quête accomplie, Walden Krane se présenta précipitamment au porche de son bureau et, à la vue de la jeune corvume à nos côtés, exhiba un sourire de soulagement. Les accusations de Jéricho me revinrent soudainement en tête et je ne pus m’empêcher d’observer chacun de ses faits et gestes, à la recherche d’un signe.

  • Kenna, ma petite…
  • Regardez ! s’exclama-t-elle en agitant les fioles remplies sous son nez.

Le magistrat secoua lentement la tête de désapprobation, cependant Kenna s’était déjà détournée de lui.

  • Ce n’était vraiment pas la peine de vous donner tout ce mal pour quelques échantillons… mais merci.

Après ce que nous avions dû traverser, je trouvais ces remerciements un peu froids, voire ingrats. Comme si ça lui écorchait la gorge d’admettre sa reconnaissance, lui qui nous avait quasiment suppliés de l’aider… Dire que j’avais accepté cette quête par pitié, je m’en mordais les doigts !

Le magistrat nous gracia de la somme promise pour la réduction de la population des slimes. Pour ce qui était de la lettre d’introduction au Conseil, en revanche…

  • Je ne peux pas vous recevoir ce soir, des affaires importantes du Reach requièrent ma présence en urgence, expliqua-t-il. Si toutefois vous êtes encore là demain, j’aurai peut être besoin une nouvelle fois de votre aide. Contre une généreuse rémunération, ajouta-t-il à l’intention particulière de Jéricho, qui lui rendit un sourire malicieux.

Le magistrat, son devoir – ou au moins la moitié – accompli, referma les portes sur son épaisse silhouette. Jéricho laissa échapper un grognement.

  • Vous voyez ? Je vous l’avais dit, nous chuchota-t-il à l’abri de Kenna. Ce type est pas correct. Il ne nous a même pas donné ce qu’il nous avait promis, et voilà qu’il veut nous demander quelque chose en plus ! Il cherche à tout prix à nous faire rester, c’est pas possible autrement…

Il s’approcha de moi avec un air de conspirateur et passa une aile autour de mes épaules.

  • Herran, demain, il faut qu’on passe à l’action !
  • Comment ça ? bredouillai-je, inquiété.
  • Tu comprends, je ne peux pas le faire moi-même, ce serait trop évident. Mais toi, il t’a pas encore ferré. Si tu l’attires dans un piège, on pourra prouver que c’est lui qui t’as agressé. Personne croira jamais que tu l’as excité volontairement, t’as l’air trop innocent.
  • Je ne suis pas sûr de comprendre, non…
  • Écoute, continua-t-il en me tirant vers l’auberge. Demain, tu vas essayer d’amadouer le Walden pour qu’il flanche. Fais lui envie et dès qu’il te touche, crie, et on le prendra la main dans le sac. Facile !

C’était complètement hallucinant comme plan. Aberrant, même. Mais si Walden Krane, le magistrat de Winnowing Reach, était vraiment un pédophile, il était de mon devoir de le démasquer. Jéricho avait raison, j’étais sans doute une bien meilleure cible… J’acquiesçai silencieusement et il sembla satisfait. Il me lâcha et se dirigea seul vers The Wrangler’s Rest.

Kenna s’étira bruyamment pour attirer l’attention sur elle, qui avait été trop longtemps laissée hors des conversations à son goût.

  • Bon ! Et si on allait fêter ça à l’auberge ? Première tournée pour moi !

La soirée fut vite consommée. Scott et Clem restèrent à l’extérieur avec l’âne, Letico fit preuve d’une retenue exemplaire, Paul ne buvait pas. Seule Kenna ne se priva pas, avec son propre argent. Nous étions trop éreintés pour festoyer et, pour certains, obnubilés par d’autres préoccupations,

Quand les autres allèrent se coucher, je restai quelques heures supplémentaires avec Ivina, la charmante serveuse du Wrangler’s Rest. La cervane avait encore de nombreuses tâches à réaliser avant de pouvoir profiter de son repos, je me fis un plaisir de l’aider. Elle refusa d’abord – c’était un comportement bien inhabituel pour un client ! –, puis se laissa convaincre que ça ne me dérangeait pas. J’étais à peine capable de la soulager, certes, mais ce temps en sa présence me reposa bien plus qu’une discussion mouvementée autour d’un verre.

Malgré sa timidité, Ivina et moi commençâmes à tisser une amitié.

***

Le petit-déjeuné se passa en silence, chacun plongé dans ses propres pensées. Ivina me lança un sourire en me servant mon assiette de slime et Jéricho, un regard entendu.

  • Il n’y a rien de la sorte, lui assurai-je.

Mais le luma écarlate semblait du genre à vouloir croire ce qu’il voulait. La veille, il était parvenu à me convaincre d’agir contre le magistrat. Une idée folle qui, à présent que je l’avais considérée dans tous les sens, me torturait carrément. Et si le magistrat était innocent ? Et s’il me faisait mettre aux fers pour indécence ? Pire : et si, coupable ou non, il nous refusait ce qu’il nous devait et qu’il faisait courir le bruit de notre indignité à travers le Bois ? Ça ne nous aiderait certainement pas dans notre grande quête que de nous mettre un magistrat à dos…

Cependant, l’idée qu’il puisse réellement être un pédophile me terrifiait davantage. D’autant plus que j’avais déjà donné ma parole à Jéricho. Il était peut-être d’une compagnie questionnable, mais il valait mieux souder les liens de l’équipe que les dissoudre dès le début du voyage.

Ces pensées tournoyèrent dans ma tête jusqu’à ce que je me retrouve seul face à la porte du grand bureau. Mes camarades restèrent en arrière, tous au courant de ce qui allait arriver, les détails en moins. Personne n’approuvait. Personne ne croyait d’ailleurs à cette folle théorie, à part nous deux.

Ma main tremblante vint saisir le heurtoir qui frappa trois coups sur la porte ouvragée. La voix de Walden Krane me dit d’entrer. Je fus tenté de chercher du soutien dans le regard de mes camarades. Sachant ce qu’ils en pensaient, j’abandonnai vite l’idée.

Le magistrat était derrière son bureau, déjà debout cette fois. Ses vêtements étaient les mêmes que la veille – ceux d’un pédophile, selon Jéricho. Il nous attendait. Sous son regard interrogateur, je refermai la porte derrière moi et m’approchai à mi-distance entre nous.

Allez, j’avais répété mon texte dans ma chambre. Je pouvais le faire. Il fallait oublier son regard, oublier les intentions, penser « personnage » et réciter. Juste réciter…

  • Monsieur le magistrat… susurrai-je lascivement.

Comme prévu, reproduit à la perfection, je tirai négligemment sur le lacet retenant le col de ma robe et révélai mon torse emplumé d’un coup sec, féroce, sauvage, mettant ainsi fin à tout malentendu.

  • Quoi que ce soit que vous désiriez de moi, prenez-le !

Le magistrat me fixa avec des yeux ronds d’incrédulité, figé sur place. Ce visage n’était pas celui du désir, mais celui d’un homme choqué par ce qu’il venait de contempler. Cet instant sembla durer une éternité, puis la stupidité de ce que je venais de faire me retomba dessus comme un slime acide, sauf que c’était moi le squelette à l’intérieur.

  • D’accord… lâcha Krane d’une voix sourde.

Il reprit un semblant de vie quand il bougea, désignant la porte derrière moi.

  • Et vos compagnons ?

La honte emplit mes veines, provoquant une brûlure semblable à la morsure de la lave. Je m’écroulai intérieurement, incapable de penser à autre chose. Je m’empressai de couvrir mon corps, puis mon visage de mes mains. Si j’avais été sans plumes, on aurait vu ma rougeur depuis l’autre côté du mur. Je sentais d’ailleurs des milliers de regards sur moi, me jugeant pour cet acte d’une incommensurable bêtise. J’aurais voulu disparaître, me fondre dans le bois de l’arbre. À défaut, je reculai jusqu’à ce que mon dos rencontre la porte et y frappai deux coups, leur indiquant d’entrer.

Jéricho l’ouvrit d’un coup, prêt à sauter au cou du magistrat et…

  • Alors ?! m’interrogea-t-il en faisant face au bureau, en position de combat.

Voyant ma mine morose, plongé dans la contemplation de mes mains, il imagina sans doute des tas de scénarios.

  • Il l’a fait ?! C’est ça ?
  • Non… Laisse tomber… laissai-je échapper.
  • C’est pas grave, Herran, m’encouragea-t-il en persistant dans sa croyance. On l’aura la prochaine fois.

Il n’y avait pas moyen de lui faire entendre raison…

Paul sembla comprendre, il me tapota l’épaule pour me réconforter. Son geste altruiste n’était hélas pas suffisant pour me sauver de mes pensées.

Le magistrat tenta d’oublier ce qui venait de se passer et nous guida vers la pièce derrière son bureau. Il ne commenta pas le geste, n’y fit pas même allusion. L’évènement fut comme effacé des mémoires après ce jour. De toutes, sauf de la mienne.

La discussion qui suivit me parut bien lointaine. Walden Krane nous enferma dans la nouvelle pièce, à l’aide d’un mécanisme semblable à celui d’un coffre-fort, donnant libre cours aux folles idées de Jéricho, qui pourtant se tut.

Le magistrat procéda ensuite à nous confier une nouvelle mission :

  • Les marais, commença-t-il, hésitant, encore affairé sur sa porte métallique. Les marais sont la demeure d’une dangereuse sorcière versée dans les arts maléfiques. J’ai besoin que vous vous occupiez d’elle discrètement. Nos concitoyens sont terrorisés depuis ce qui est arrivé à Ashbarrow, il ne faut pas ajouter à leur anxiété. Pensez aux habitants du Bois… Faites ce qui est le mieux pour eux. Rendez-moi ce service et je jure que je vous écrirai cette lettre d’introduction pour le Conseil.

Jéricho n’hésita pas un instant pour l’attaquer :

  • Autrement dit, depuis le début vous aviez l’intention de nous contraindre à réaliser cette tâche pour obtenir la lettre ? Vous nous l’aviez promise pour le sauvetage de Kenna, pas pour le meurtre d’une sorcière quelconque dans un marais…
  • Je suis désolé si vous avez la sensation que je vous ai menti. Je vous promets que ce n’étais pas mon intention.
  • Vos promesses ne valent rien.

Ces mots résonnèrent dans un silence criant. Krane releva un regard sérieux et décidé sur nous. Il ne se démonta pas face à la bande de gamins insolents qu’il devait penser que nous étions.

  • Je vous ai payé ce que je vous devais pour les slimes. Des circonstances indépendantes de ma volonté m’empêchent de laisser ce problème perdurer plus longtemps. Malencontreusement, je n’aurai pas les moyens de vous rédiger cette lettre si je dois m’en occuper en personne… Vous savez comme les temps sont durs, mes coffres sont presque vides, mais je vous paierai gracieusement à nouveau si vous réalisez cette tâche. Discrètement, j’insiste. Ramenez l’espèce d’amulette maléfique qu’elle porte autour du cou, en gage de preuve de votre réussite.

Jéricho, bien que d’ordinaire facilement convaincu par une poignée de pièces d’or, ne fut pas prompt à répondre favorablement au « pédophile » qui nous avait déjà escroqués une fois. Son argument de « circonstances indépendantes de sa volonté » ne trompait personne. Il était clair qu’il utilisait notre besoin de cette lettre contre nous, pour nous forcer la main. Il n’y avait pas d’autres aventuriers à des kilomètres à la ronde, pas d’honnêtes comme nous, du moins. À défaut, peut-être des bandits qui réclameraient plus que Krane n’avait à offrir. Car je croyais, sur le sujet de l’état des coffres. Ce n’était pas une affirmation qui jouait en sa faveur et, bien que le magistrat soit prompt à simuler des faiblesses sentimentales pour mieux nous convaincre, il était clair que la faiblesse politique, ou économique, n’était pas quelque chose qu’il souhaitait dévoiler sans bonne raison.

En somme, il n’était pas dans notre intérêt de refuser. Nous avions un besoin cruel de cette lettre. Ou bien, peut-être notre difficulté grandissante à l’obtenir nous le faisait-il croire…

Quoi qu’il en soit, que ses méthodes nous plaisent ou non, les visages des six membres du groupes étaient maussades quand nous quittâmes le bureau en partance pour les Mokk Field.

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