Chapitre 13 : La sorcière
Il était impossible de pénétrer dans le marais avec notre chariot. Nous dûmes donc finalement en confier la charge à l’étable. La séparation de Clem et de l’âne fut douloureuse à contempler…
D’après le magistrat, la maison de la sorcière était probablement au plus profond des Mokk Field, ce qui rendait notre tâche d’autant plus fastidieuse. Les marais étaient comme on les avait supposés chaque fois que nous étions passés à côté : puants, humides et infestés de slimes, d’insectes et de créatures sordides en tous genres. Cette description vous rappelle-t-elle quelque chose ?
Ici, l’odeur de putréfaction, bien que non amplifiée par la présence de murs, était tout aussi inesquivable. Il n’y avait pas moyen de reprendre une bouffée d’air frais, même en enfouissant ma tête dans mes plumes. Je présentai que cette puanteur allait s’incruster dans mes vêtements et me poursuivre jusqu’à la capitale… Quelle abjection.
Notre route croisa celle des « habitants » des lieux, alors que nous cherchions des traces de vie parmi les flaques verdâtres, les arbrisseaux morts et les quelques rochers qui donnaient du relief au paysage. Mais ceux-là, sans surprise, n’étaient plus vivants depuis bien longtemps. Il s’agissait de squelettes d’oishommes marchant par eux-mêmes, sans l’aide d’un slime acide… Autrement dit, une magie toute autre était à l’œuvre, une magie plus dégoûtante encore que celle qui donnait vie à la matière inerte : la nécromancie.
La nécromancie était un art qui m’était inconnu dans ses subtilités, mais comme tout bon habitant d’Humblewood, j’en partageais le dégoût. Les choses mortes devraient le rester, selon moi, et j’aurais détesté qu’on utilise mon corps après ma mort pour faire… ça.
Ces squelettes à moitié complets, couverts de mousse et de vase, trébuchaient plus qu’ils ne marchaient, dans un concert de cliquetis morbides. Ils levèrent leurs armes rouillées pleines de maladies vers nous, dans un geste se voulant menaçant. Cependant, il fut aisé pour Letico de les démembrer avant de réduire leur crâne en poussière. Le paladin nous avait débarrassés de nos adversaires avec une ardeur décuplée par leur nature de mort-vivants. Car, en effet, la plupart des paladins détestent la nécromancie. Opinion tout à fait justifiée, comparée à certaines autres…
La présence de plus en plus de ces squelettes nous laissa penser que nous étions dans la bonne direction. Ils étaient probablement les gardes du corps de la sorcière, du moins, c’était l’hypothèse du strig.
Peu de temps après, nous parvînmes à une clairière bordée d’un ruisseau dont l’eau paraissait presque claire. Au centre, sur une parcelle de terre solide, une humble maison de bois flanquée d’arbres mousseux et décorée de divers objets pendouillant près du porche : fleurs, queues de lézards et autres herbes… Oui, c’était bien là la demeure d’une sorcière, même si elle semblait plus accueillante que ce à quoi on s’attendait. La vue de cette petite hutte éclairée au milieu de ce marais dégouttant était en effet une vision bien singulière.
Il y avait de la fumée qui s’échappait d’une petite cheminée en pierre. La sorcière était là.
- Bon… On devrait s’approcher, proposa Jéricho. Mais pas n’importe comment.
Nous décidâmes d’être prudents, pour changer, et de ne pas nous jeter dans le tas. Tout d’abord, nous ne savions pas à qui nous avions affaire, il fallait établir un premier contact. Après tout, peut-être qu’il ne s’agissait pas d’une méchante sorcière ? L’hypothèse avait été proposée par Paul, naturellement. Mais elle n’était pas dénuée de sens : le magistrat n’avait pas donné grand détail sur les raisons qui le poussaient à vouloir sa mort et tuer sans vergogne n’était pas dans notre sang. Nous décidâmes d’abord de nous assurer qu’il s’agissait de notre cible et de vérifier par nous-mêmes les dires de Walden Krane. Si nous étions attaqués, alors nous nous défendrions. Seulement dans ce cas.
Paul et moi fûmes désignés pour aller frapper à la porte, comme ces intentions pacifistes étaient plutôt de notre fait… Les autres se cachèrent aux alentours pour attendre notre signal.
Arrivés proches de la porte, nous pûmes voir, au travers de la fenêtre entrouverte, une petite femme hedge s’affairer dans ce qui lui faisait office de cuisine. Elle ajoutait des ingrédients dans une sorte de gros chaudron en forme de carapace d’escargot. L’odeur de la concoction était âcre, elle vous asséchait les narines dès lors que vous l’inhaliez. Était-ce son repas ? Rien n’était moins sûr… Il y avait également des petits couinements étranges provenant de près d’elle, mais leur source nous était cachée.
Paul, la tête empêtrée dans les fagots d’herbes, frappa avec hésitation à la porte. La vieille hedge sursauta et prononça quelques exclamations surprises avant de venir nous ouvrir.
- Eh bien, eh bien, commença-t-elle d’une petite voix aiguë, presque sympathique. Qu’avons-nous là ?
Elle sourit faiblement. Elle portait une vieille robe un peu sale qui contournait les épines qui lui couvraient la totalité du dos. Un curieux maquillage recouvrait ses joues et des dizaines de bracelets, ses poignées. J’aurais juré que certains étaient faits en os. Autour de son cou, il y avait le fameux artefact « dangereux » que nous devions ramener au magistrat, une sorte de grosse corne avec des petits trous. La tentation était grande de juste le lui prendre et de courir.
Paul me jeta un regard et je compris qu’elle l’avait déjà convaincu de son innocence. Moi, en revanche, il me faudrait de plus amples preuves !
- Bonjour, madame. Excusez-nous de vous déranger, répondit Paul. Nous étions dans les marais pour… euh… récolter du slime, et nous nous sommes perdus…
- Oh, mes pauvres petits. C’est fâcheux, en effet. Très fâcheux. Venez, entrez, ne restez pas dehors.
Paul jeta un regard presque paniqué en arrière, en direction du bois, mais se laissa entraîné à l’intérieur. Devant le palier, un scarabée beaucoup trop gros pour cette espèce, nous bloqua la route en se dandinant.
- Normal, laisse passer nos invités, s’il te plaît, lui intima la sorcière.
Le scarabée s’envola et alla se poser sur une sorte de cousin qui portait une cavité à la forme de son corps – son lit, probablement.
- Gentil garçon.
- C’est… ? questionna Paul.
- C’est Normal, mon scarabée de compagnie. Il est mignon, n’est-ce pas ?
- Très, confirma le magicien avec une moue circonspecte.
La vieille femme était déjà en train de nous préparer une sorte de décoction de bienvenue. Il semblait qu’elle n’était pas hostile. Son intérieur était bien propre, également, malgré les quelques feuilles mortes par terre.
- Euh, madame ?
- Oh, appelez-moi Susan, fit-elle en balayant l’air avec sa main.
- Excusez-moi de vous demander ça, Susan, mais pourquoi avez-vous décidé de vivre ici, au milieu d’un marais ?
La vieille hedge se retourna, interrompant sa besogne, le regard dans le lointain.
- Oh, cela remonte à mes jeunes années… commença-t-elle et je croisai les doigts que ce ne soit pas une longue histoire. Mokk Field est un endroit bien plus calme que l’Avium pour mes recherches magiques. C’est une magie ancienne et secrète, voyez-vous ! J’avais besoin de paix pour expérimenter. Je suis très heureuse de cette localisation, hum.
Puis elle se remit à broyer des herbes et… d’autres choses. Paul ne releva pas qu’elle avait étudié dans la même académie que lui, il était trop occupé à jeter des regards vers l’extérieur.
- À ce propos, glissa-t-il, nous ne sommes pas venus seuls, Herran et moi. Ça vous dérange si on fait venir nos amis ? On vous promet qu’ils seront gentils.
Une promesse bien téméraire !
- Oh ? Il y en d’autres ? fit-elle avec un petit rire. Eh bien oui, faites les entrer, j’aurai du thé pour tout le monde.
Paul se précipita à faire signe au reste de l’équipe de nous rejoindre. La place manquait presque pour sept personnes, même en se tenant serrés. Cette fois, pas comme dans le bureau du magistrat, Jéricho sut se retenir d’arriver immédiatement aux conclusions, même quand il aperçut le scarabée géant, les petits crânes d’animaux morts ou les pattes de grenouilles. Avec agacement, je vis encore ses yeux se poser sur tout ce qui pourrait avoir de la valeur, avant de renoncer, faute de dite-valeur.
De brèves présentations furent échangées, puis Susan expliqua que nous étions arrivés au milieu d’un rituel d’invocation. Letico la pressa de nous en dire plus.
- J’ai récemment fait une séance de divination, expliqua-t-elle en ajoutant un liquide dans son « thé ». J’ai vu un grand feu consumer Humblewood, près des Plaines Cendrées, je crois. Il y avait une grand silhouette enflammée et, plus loin, une chose dans l’ombre, qui observe… C’est ce que font les rates de lézard (elle haussa les épaules), elles provoquent des visions assez cryptiques. Je vais invoquer un esprit qui pourra, je l’espère, éclaircir les zones d’ombres.
Elle servit du « thé » dans un ensemble de petites tasses décorées par des motifs de feuilles, qui semblaient artisanales.
- Tiens, mon chéri, dit-elle en la tendant vers Paul, qui était le plus proche.
Le pauvre vulpin leva les mains devant lui, comme pour se défendre de l’odeur. Susan fit le tour de l’assemblée avec sa tasse, mais tous détournèrent le regard. Elle parut extrêmement déçue, et c’était impoli de refuser…
- Avec plaisir, acceptai-je quand ce fut mon tour.
La main tremblante, j’apportai la tasse près de mes narines pour en humer le contenu. Ça ne sentait pas le thé, ça c’était certain. Cependant, ça ne sentait pas la mort non plus – si tant est que la mort ait une odeur.
- Pense à quelque chose de précis et la vérité te sera révélée, précisa mystérieusement Susan.
Inquiet du goût et de l’effet, mais pas de ma survie, je bus une lampée.
Une chaleur se propagea le long de ma gorge et me monta à la tête, comme après une bonne gorgée de vin. Je fus happé par mes pensées, l’environnement s’effaça pour laisser place au néant, la sensation de mon corps s’estompa avec. Une image m’apparut, lointaine et floue. Il s’agissait d’un arbre, un très gros arbre. L’image se rapprocha, et je vis un perchoir dans les branches, sur lequel étaient posés quatre lumas de mon espèce, arborant des couleurs allant du bleu au rouge. Leurs silhouettes n’étaient pas claires, leurs visages peu définis, et ils étaient nus. Il semblait même qu’une partie de leur corps manquait, entre la base du cou et les jambes. J’étais incapable d’identifier les individus. Alors que mon mouvement se stabilisait, je vis un des lumas sauter hors du perchoir jusqu’au pied de l’arbre, un autre s’envoler et disparaître au loin, un troisième se déplacer jusqu’à une autre partie du perchoir. Le dernier, enfin, ne bougea pas.
Alors que je me demandais ce que ça pouvait bien signifier, la vision ondula comme un drap au vent et disparut en se mélangeant à la réalité. J’étais de retour dans mon corps, la tasse vidée à la main. Un regard autour me fit comprendre que ce que j’avais dû être parti pendant quelques secondes. Personne, cependant, ne fit de commentaire. Je reposai la tasse sur une petite table en bois.
- Merci, pour le thé… murmurai-je.
- Vous pourriez peut-être m’aider, pour le rituel ? poursuivit Susan sans me porter attention. Il me manque encore quelques ingrédients…
Jéricho allait probablement protester quand Letico se fit, pour cette fois, la voix de la raison :
- Est-ce que cela pourra nous permettre de savoir ce qui menace Humblewood ? Ce qui vit dans les Plaines Cendrées ?
- Oui, probablement ! confirma Susan avec confiance. Il faudra poser les bonnes questions à l’esprit.
- Alors nous allons vous aider.
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