Chapitre 14 : Le rituel
Susan la sorcière avait besoin d’herbes et de trois grenouilles pour son rituel d’invocation. Il y avait amplement ce qu’il fallait à moins d’une heure de marche autour de son habitation, qui était décidément bien située. Ce petit temps de récolte nous laissa respirer et discuter de nos impressions entre nous. Globalement, nous faisions confiance à Susan. Elle avait l’air d’une tranquille petite femme. Il n’y avait à priori pas de raison de nous inquiéter de ses activités magiques. Le pire qu’elle avait produit jusque-là était cette décoction un peu louche que j’avais bue… Et nous pensions sincèrement que cette invocation d’esprit pourrait nous aider dans notre quête.
Après notre échange, nous nous séparâmes pour couvrir plus de terrain : Letico, Paul et Scott s’occupèrent des herbes, comme le jerbeen semblait bien s’y connaître, Jéricho, Clem et moi allions nous occuper des batraciens.
Plus au nord, le petit ruisseau se changeait en mare. À l’embouchure, nous trouvâmes une grande quantité de grenouilles formant une belle croâcophonie. Les bestioles étaient difficiles à attraper et s’enfuyaient en direction de la mare chaque fois que nous en laissions échapper une. Clem semblait être un expert à ce jeu : il en récolta deux sur trois à lui tout seul, et se permit même un petit extra pour sa propre collection de familiers, ou bien pour nourrir son slime. Malgré l’aspect lisse de mes plumes, je parvins à en bloquer une entre mon torse et mon aile, maculant au passage ma robe de matière gluante. Enfin, je n’étais plus à ça près…
Dans cet instant de calme et de relative solitude, mon esprit vagabonda brièvement vers la vision que j’avais eue. Les lumas que j’avais vus dans l’arbre, je n’avais pas su les identifier sur l’instant. Mais à présent que j’avais du recul, que je pouvais considérer la vision comme un tout, il me paraissait clair qu’il s’agissait d’une métaphore de ma famille. La race, le nombre, et la couleur correspondaient. Ce que signifiaient leurs déplacements, en revanche, je n’en avais aucune idée. J’espérais qu’il ne s’agissait de rien de grave…
Un peu plus loin, Jéricho n’avait pas l’air d’avoir attrapé grand-chose. Il fixait obstinément un point dans la pénombre au fond des eaux.
- Qu’est-ce qu’il y a ? le questionnai-je en sortant de mes pensées.
Il continua de fixer.
- … rien, finit-il par lâcher, en se détournant lentement. Je pensais avoir vu quelque chose.
En nous éloignant, je sentis, moi aussi, comme un regard dans mon dos. Un frisson me parcourut. Je préférai ne pas me retourner pour vérifier mon intuition.
Nous emportâmes nos grenouilles jusqu’à la hutte, où les autres nous rejoignirent. La pauvre bestiole se débattait entre mes mains. Ça me faisait de la peine de savoir que Susan allait la tuer, mais c’était pour le plus grand bien…
La sorcière était satisfaite de nos trouvailles. Elle récupéra toutes les grenouilles, Clem se renfrogna et en reprit une.
- C’est la mienne ! Pas touche.
- Ahah, très bien jeune homme ! rigola Susan, qui de toute façon n’en voulait que trois.
Elle prépara les ingrédients restants avec soin : les grenouilles furent sacrifiées pour récupérer leurs organes vitaux et les herbes, finement broyées. Elle mit la mixture à bouillir dans le chaudron en forme de coquille d’escargot. Pendant ce temps, elle ferma les rideaux, plongeant la petite hutte dans une ambiance tamisée. Le feu était la seule source de lumière, du moins jusqu’à ce que l’épais et fumant mélange ne commence à émettre une lueur verte irréelle, non sans nous rappeler celle des slimes acides.
L’atmosphère était chargée de tension. Mes camarades s’éloignèrent prudemment du chaudron. Je restai seul à côté d’elle, hypnotisé par les mouvements circulaires du liquide touillé.
Susan ajouta une pincée d’herbes qui brûlèrent à la surface. Un rire peu charmant s’échappa de ses lèvres. Elle était immergée dans son art, aveugle à nos regards attentifs. Son insecte de compagnie, qui ne manquait rien de la scène, fit cliqueter ses mandibules en écho. Puis Susan commença à incanter d’une voix rauque :
- Ô grand esprit, entends mon appel !
Elle ajouta d’un geste sec les rates de grenouilles, qui fondirent elles aussi, provocant de grands remous dans le mélange.
- Rejoins ce plan et offre-moi ta sagesse !
Il y eut un grand flash vert aveuglant, puis une explosion terrible qui m’écorcha les tympans et provoqua l’ouverture soudaine des rideaux.
Tout resta calme pendant une fraction de seconde. Je me risquai à abaisser le bras qui me protégeait le visage, juste à temps pour voir une créature rose poilue dégoûtante ramper hors du chaudron et renverser du liquide bouillant partout. La chose tordit sa tête, fendue d’une large bouche pleine de petites dents pointues, de droite à gauche, l’air confuse. Susan commença à la bombarder de question, mais elle ne répondit pas. Elle émit un petit cri strident et fondit sur moi, toutes griffes dehors. Ses pieds s’agrippèrent à mes épaules et ses longues griffes s’approchèrent dangereusement de mes yeux. Soudain, une douleur aiguë, froide et tranchante me frappa au visage, si profonde qu’elle me coupa instantanément de toute autre sensation et me plongea dans le noir. Un cri s’échappa mon bec, mais il mourut rapidement quand mon corps bascula mollement en arrière…
***
Le monde retrouva ses couleurs à mesure que mes sens me revenaient. D’abord l’odorat et le goût ; une odeur âpre remplissait la pièce. Puis la vue ; Letico était penché sur moi, les autres l’encadraient. L’ouïe et le toucher en derniers ; on avait prononcé mon nom et mon visage… Quand je retrouvai mon sens tactile, mes mains se portèrent instinctivement à mon visage qui m’élançait terriblement. Un rictus de douleur s’imprima sur mon bec alors que les souvenirs affluaient aux portes de ma mémoire. Le démon ! Un grand frisson parcourut mon corps.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ?! bredouillai-je. Où est… la chose ?
- Tout va bien, Herran. On s’en est occupés, tenta de me rassurer Paul.
J’étais passé à ça… À ça de la mort ! Comment pouvaient-ils tous être si calmes ?!
- Non… et mon visage ? Comment est-il ?
Mes mains en palpèrent chaque partie, faisant un diagnostic de son état, à la recherche des longues et précieuses plumes au niveau de mon front, celles qui définissaient ma silhouette, des petites mouchetées près de mon bec, qui affinaient mon visage, des micro-plumes, enfin, qui mettaient mes yeux en valeur… mais elles ne rencontrèrent que coupures et sang coagulé.
- Il est… bien, mentit Paul avec sourire gêné.
Jéricho ricana dans son coin, puis Letico prit la main :
- Il redeviendra comme avant, affirma-t-il, quand tu seras entièrement soigné. J’ai fait de mon mieux, je t’ai donné tout ce que j’avais.
Il avait vidé la totalité de sa réserve d’imposition des mains et était arrivé à ce résultat ? Mon état était donc si désespéré… Et si jamais cette attaque laissait des traces ?! Ma carrière serait ruinée.
Rassurés que j’étais en vie, et cependant totalement désintéressés de mon inquiétude, les autres se détournèrent de moi pour confronter Susan.
- Vous vous rendez compte de la dangerosité de ce que vous avez invoqué ? Avez-vous perdu l’esprit ? s’emporta Letico.
- Je suis désolée… soupira-t-elle. J’ai peut-être été un peu trop ambitieuse avec ce sort. Au final, nous n’avons rien pu en tirer.
- Non, en effet !
- Heureusement que vous étiez là. Le démon aurait pu provoquer bien plus de dégâts. Grace à vous, nous avons pu éviter le pire !
Le pire ? Pire que ça ? Mais j’avais déjà côtoyé les affres de la mort ! La terreur avant le néant, le dur retour à la réalité, la douleur, le bouillonnement intérieur après être passé à seulement quelques respirations d’une fin sans retour… Et si je n’étais pas revenu, si on ne m’avait pas tiré des serres de Tyton, aurait-elle également dit que le pire avait été évité, parce que les autres étaient en vie ? Que j’étais, moi, une perte suffisamment faible compte tenu de la promesse ?
- Et d’où vous le tenez, ce sort, d’ailleurs ? Comment avez-vous pu vous tromper et invoquer un esprit maléfique au lieu de bénéfique ? s’insurgea avec justesse Jéricho.
- Je ne sais pas ce qu’il s’est passé… admit-elle. J’ai reproduit le sort de mon grimoire.
Elle désigna un vieux tome recousu de partout et à la couverture tachée. Il était ouvert sur une page jaunie par le temps. Il émanait de l’objet une sorte d’aura, peut-être due à la poussière qui s’en élevait, ou bien à la magie maléfique qu’il contenait… Letico s’en approcha et demanda l’autorisation de le consulter. Malgré sa colère, il ne perdait pas de vue la politesse. Susan approuva, mais lui conjura d’être précautionneux avec l’ouvrage.
- Je tiens ce grimoire de ma mère, qui le tenait elle-même de sa mère, et elle de sa grand-mère… De nombreux membres de la famille, au fil des générations, ont poursuivi son écriture. Chacun a fait progresser la connaissance globale et c’est désormais mon devoir. Je l’utilise tous les jours et je note mes recherches personnelles à l’intérieur.
Les yeux du paladin s’arrondirent au fur et à mesure qu’il le feuilletait. Il le referma doucement, posa une main ferme sur l’épaisse couverture de cuir, et se retourna vers Susan.
- Madame… je vais devoir vous demander de me remettre ce livre. Il contient des recettes de plus maléfiques.
- Ah non ! protesta Susan. Il n’en est pas question. J’y tiens beaucoup, c’est un héritage important. La recette sur la soupe champignon-banane d’oncle Philibert est irremplaçable ! Il y a travaillé des dizaines d’années, c’est un progrès magique majeur. Et puis ma tante, Tatiana, a laissé sa vie en allant recueillir des écailles de dragon pour établir la formule du…
Et elle palabra pendant dix bonnes minutes, piétinant d’un bout à l’autre de la maison, détaillant les apports et les relations entre tous les membres de sa famille, s’emmêlant parfois les pinceaux et confondant ses ancêtres. Letico n’entra pas dans son jeu, il garda le silence. Il laissa pour l’instant le livre fermé sur la table, mais je voyais au feu dans ses yeux qu’il n’avait pas l’intention de partir sans. Il n’y avait certainement pas que des recettes de cuisine inoffensives à l’intérieur…
J’étais de nouveau debout. Un sort de soin auto-inculqué m’avais redonné un peu de vitalité. Pourtant, je me sentais toujours faible. Mes coupures me démangeaient et j’avais du mal à me remettre de mes émotions. Entre mes visions sans queue ni tête, le démon, la mort qui m’avait quasiment regardé droit dans les yeux… Je n’étais pas prêt d’oublier ça…
- Bon, c’est pas tout ça, mais on a une longue route devant nous, recadra Jéricho, une fois que Susan s’était définitivement perdue dans son arbre généalogique.
- Oui, confirma Letico d’une voix volontairement plus grave, on devrait y aller.
- Mais avant ça, on devrait vous avouer que ce n’est pas la récolte de slimes qui nous a menés jusqu’à vous… admit Paul.
- Ah non, vraiment ? Quoi donc, alors ?
Paul nous demanda de l’aide du regard en se tordant les doigts. Jéricho soupira d’exaspération.
- C’est le pédo- Euh, le magistrat Walden Krane qui nous a envoyés.
Il supposa qu’il n’y avait pas plus de raisons à donner et, en effet, Susan comprit.
- Oh, ce vieux bougre ! fit-elle en balayant l’air de sa main. Et alors, qu’avez-vous l’intention de faire ?
Elle n’avait pas l’air inquiète de nos intentions. Après tout, nous l’avions aidée à finaliser son sort, même si nous regrettions.
- On avait pour tâche de vous éliminer, admit Jéricho. Donnez-nous quelque chose pour prouver qu’on vous a tuée et on vous laissera tranquille.
- Quoi, par exemple ?
- Votre corne, là, exigeai-je en pointant du doigts l’objet qu’elle avait autour du cou.
C’était ma première intervention de la conversation. Mon bec était encore pâteux de mon petit séjour dans le royaume de l’au-delà et chaque mot avait un goût désagréable de thé aux rates de lézard.
- Cette breloque ? fit-elle. Oh, mais c’est un souvenir de mes jeunes années.
Décidément, pour quelqu’un de si peu matérialiste qu’elle acceptait de vivre chichement dans un marais, il y avait beaucoup de choses dont elle ne voulait pas se séparer !
- Je vous conseille de nous le donner, persifla Jéricho. Le magistrat vous laissera en paix.
Son ton lourd de sous-entendus fit douter Susan. Le jeune luma avait l’intention d’aller au plus simple : la breloque ou la mort, peu importait. La sorcière, quant-à-elle, n’avait pas l’air d’avoir peur de nous. Sa réflexion devait certainement sous-peser des problématiques plus personnelles.
- Bon… s’il le faut, décida-t-elle finalement.
Elle retira le pendentif et le posa à regret dans ma main. Une corne avec des petits trous. À bien regarder, les trous étaient entourés de récessions de la taille d’un doigt. Se pouvait-il que… ? J’amenai l’objet à ma bouche et parvins à en tirer un son à peu près correct. L’ocarina artisanal n’était pas bien accordé, mais il fonctionnait. C’était déjà ça de gagné pour moi.
Susan me lança un sourire nostalgique qui me fit frissonner. Il me ramena au rire qu’elle avait eu avant d’invoquer cette atrocité. Celle qui avait failli me tuer et m’avait plongé dans le coma. La scène me revint en mémoire : le chaudron, le rire, le scarabée, le flash vert, la douleur… Trop de choses s’étaient produites en trop peu de temps. J’avais encore mal. J’étouffais, je voyais trouble.
Non, il fallait que je me calme. Je n’avais pas de raison de paniquer, la créature était morte…
J’avalai ma salive et un goût de rates de lézard me revint en bouche. Mes souvenirs remontèrent plus loin, vers le thé et mon excursion onirique. Les visions demeuraient énigmatiques, me laissant avec mille possibilités. Représentaient-elles vraiment ma famille ? Qu’était-il donc arrivé durant mon absence, était-elle en danger ?
Respire… N’y pense pas, ça ne sert à rien. Arrête, me répétai-je.
Et la mort, la frôlerais-je encore souvent ? Si je venais à perrir maintenant, ma famille ne le saurait jamais. Je ne leur avais pas écrit depuis si longtemps… Personne ne connaîtrait ma musique, ce pour quoi je m’étais battu, ce pour quoi j’étais mort. Je ne deviendrais jamais le barde que j’aspirais à être.
Du calme, tout va bien se passer. Je ne vais pas mourir. Il fallait que je respire…
Mais si je mourais maintenant, mon départ aurait été vain, mon courage, infructueux. Et si la forêt brûlait, qu’on n’arrivait pas à temps, tous ces gens qui allaient perdre leur maison… Et si…
J’étouffais, ma poitrine me serrait. J’allais perdre connaissance, je me sentais partir, il fallait que je m’appuie sur quelque chose. La table était proche, je m’affalai dessus. C’était la table avec la théière… La théière avec le thé qui donne des visions… Oui, donnez-moi une vision, maintenant ! Que j’oublie tout ça !
Alors que les yeux de Letico lorgnaient le grimoire, que ceux de Jéricho cherchaient à nouveau désespérément une proie de valeur dans le bric-à-brac et que Clem se laissait fasciner par Normal le scarabée, je pris fermement la théière par la hanse et en avalai le contenu entier à grandes lampées.
- Herran ! protesta Paul en se hâtant vers moi.
Mais il était trop tard. Déjà, mon champ de vision se distordait. Contrairement à la première fois, les visions ne m’emportèrent pas. Je demeurai dans la réalité, ne basculai pas dans le noir. Paul resta bien physiquement planté devant moi avec une mine inquiète, à part que je ne comprenais pas ce qu’il disait, ses mots étaient mâchés. De l’eau commença à monter dans la pièce, filtrant à travers le bois, de l’eau claire. Elle monta, monta encore et inonda tout. La table basse commença à flotter et la théière en tomba, coulant jusqu’au fond.
Je paniquai et courus vers la porte, mais l’eau me ralentit, puis me souleva carrément et m’emporta. Je criai jusqu’à ce que ma tête ne passe sous la surface. Mes mains frappèrent inutilement le plafond, j’étais pris au piège ! Aucun de mes compagnons ne semblait partager ma terreur. D’ailleurs, où étaient-ils ? Je ne les voyais plus parmi tous ces poissons colorés. Où diable étaient-ils ?!
Des sombres fonds marins qui m’entouraient désormais, une silhouette inquiétante se détacha. Un tentacule orangé se rapprocha de moi en ondulant, ses ventouses se contractant d’un air menaçant. Un deuxième surgit et ils m’empoignèrent avec une force remarquable. La tête du poulpe sortit de l’ombre, son bec proche du mien, prêt à me dévorer.
Je hurlai d’effroi, me débattant comme un fou, pris au piège dans son étau qui se resserrait de seconde en seconde. Ce faisant, de l’eau pénétra dans ma gorge et je commençai à étouffer. Je luttai désespérément contre la pieuvre, la panique et la douleur qui envahissaient mes poumons. Hélas, en vain : mon champ de vision se rétrécit, les sons se firent plus lointains et mes pensées semblèrent plus lentes.
Je n’allais tout de même pas mourir ici, pas si peu de temps après en être réchappé ?! Pitié, par Clhuran !
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