Chapitre 16 : Le Bois brûle

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PARTIE 2 : La menace des bandits


La route pour Alderheart aurait dû nous prendre une bonne semaine si nous avions été à pied. Or, nous avions eu l’intelligence d’investir dans un mode de transport bien moins laborieux assez tôt dans notre aventure. Une capacité de prévoyance dont nous étions tous très fiers et que nous louions à chaque instant, tandis que notre chemin croisait celui de nombreux voyageurs que nous ne pouvions malheureusement pas aider.

Plus nous nous rapprochions, plus la vie affluait en direction de la capitale. Il s’agissait sans doute de familles dont les maisons avaient été prises par le feu, peut-être même des anciens habitants d’Ashbarrow, pour ceux qui avaient survécu aux bandits…

Alors que nous étions encore à deux jours de marche d’Alderheart – soit une dizaine d’heures en chariot –, nous croisâmes la route d’un individu encapuchonné qui nous parut louche, de prime abord. Cependant, à notre approche, la galluse retira sa capuche et nous adressa un sourire chaleureux.

  • Bien le bonjour à vous, voyageurs.

Tandis que Clem tentait de faire ralentir l’âne, Letico mit soudain pied à terre, avant que nous n’atteignions l’arrêt total. Il trottina jusqu’à la druidesse, à en juger par sa tenue, et se fendit d’un salut cordial.

  • Madame, c’est un plaisir de faire votre rencontre.

Tous dans le chariot levèrent un sourcil, ou l’équivalent. Étions-nous supposés reconnaître cette personne ?

  • Et moi de même. Vous et vos compagnons venez de l’ouest ? questionna-t-elle.
  • En effet. Nous apportons des nouvelles des Plaines à la capitale.
  • Il s’agit de mauvaises nouvelles, je suppose…
  • Oui… Les Plaines s’étendent, elles ont emporté une nouvelle ville : Ashbarrow.

Un air de détresse passa fugacement sur le visage doux de la druidesse.

  • C’est terrible… chuchota-t-elle.
  • J’aimerais pouvoir porter secours aux habitants, au-delà du fait de prévenir le Conseil, poursuivit Letico, les yeux emplis de motivation. Dites-moi si mon aide pourrait être utile aux Tendres ? Est-ce que vous me prendriez dans vos rangs ?

Les Tendres ! Mais bien sûr, j’aurais dû reconnaître la broche de la druidesse au premier coup d’œil, moi aussi. Tout le monde, dans et hors d’Alderheart, connaissait cette organisation datant de bien avant l’édification de la capitale au sein du grand arbre. Les Tendres étaient à la fois des gardiens, des défenseurs et des soigneurs. Ils s’occupaient de faire le lien entre la nature et ses habitants, et l’aidaient à reprendre racine quand elle était victime de désastres naturels.

Depuis la Grande Calamité, une grande partie de leurs membres se consacrait aux recherches sur les Plaines Cendrées et leurs actions avaient permis de faire reculer les Plaines et de redonner vie aux terres sous les cendres. Il était donc naturel que les habitants des Bois leurs soient reconnaissants et les admirent comme des héros, bien que les Plaines n’aient jamais pu être totalement stoppées.

Que quelqu’un comme Letico, engagé dans la protection de la vie et ses représentants, exprimât le souhait de se joindre à eux, n’avait pour moi rien d’étonnant.

La galluse sembla retrouver son calme et elle répondit avec une voix pleine de bienveillance :

  • Bien sûr, jeune homme. Toute aide est la bienvenue, chacun peut apporter sa contribution à son échelle et de bien des manières. Il n’est pas nécessaire d’être druide pour partager l’amour du Bois et le protéger. Vous serez accueilli avec reconnaissance si vous allez vous présenter au bosquet du cœur de l’arbre. Suivez-bien les panneaux, cependant. L’organisation du tronc peut parfois être délicate pour les nouveaux venus !

Letico gonfla ses plumes de joyeuse anticipation.

  • C’est donc ce que je ferai. Merci pour vos précieux conseils ! clama-t-il.
  • Avec plaisir, nous nous reverrons.
  • Pour sûr. Si vous allez jusqu’aux Plaines, je vous conjure de faire attention à vous.
  • J’y veillerai. Je vous souhaite une bonne route jusqu’à la capitale.

Après un ultime sourire, la galluse rabattit la capuche de sa cape et repartit vers l’ouest. Letico trottina jusqu’au chariot, à bord duquel il sauta. L’âne sembla sentir le poids du strig dans son dos et se remit en marche de lui-même.

***

Letico ouvrit les yeux sur un puits de néant. Enfin, il pensait avoir ouvert les yeux, mais face à ces ténèbres insondables, il commençait à en douter.

Dormait-il ? Faisait-il encore nuit ?

Il tenta de bouger une aile, il n’y parvint pas. Une patte, rien non plus. Avait-il seulement un corps ? Rien ne semblait l’indiquer. Il avait beau se concentrer, il ne sentait pas sa poitrine se soulever pour respirer, ni même son cœur battre.

Letico commença à paniquer à cette réalisation : il n’était pas mort, tout de même ?! D’ordinaire, lors d’intenses séances de réflexion ou de panique, il éprouvait littéralement le déplacement des pensées et des sentiments dans son crâne, ou tout de moins le mouvement de ses paupières, celui de ses yeux, la chaleur de son front, le mal de tête qui commençait à s’y développer…

Là, il n’y avait rien. Pas de tête, pas de chaleur. Rien.

Son affolement n’avait pas d’emprise sur le réel, pas même sur lui-même. Les pensées négatives naviguaient impunément, passant d’une peur à l’autre, aussi fluides et libres que l’eau d’une cascade, et pourtant si erratiques, et elles s’accumulaient sans limite de place. Il fut vite débordé par le flot interminable de sa terreur, perdit son propre fil de pensées, avant d’en écrire un nouveau, dans le même ton désespéré. Encore et encore.

Rien ne put le calmer. Pas une main posée sur la garde rassurante de sa Citrouille, pas un froissement frénétique de ses plumes entre ses doigts, pas même la voix de ceux qu’il aimait qui résonnait d’ordinaire sous son crâne, comme autant de raisons de poursuivre le combat.

Il n’y avait personne pour le sortir de cet état, il le savait, bien qu’il ne vît pas non plus. Il douta de son existence, se trouvant nulle part, infiniment seul, et il pensa avec effroi que ça durerait pour toujours.

Letico fut en effet perdu, terrifié et convaincu de la réalité de cette absence de tout pendant ce qui sembla bien plus que les huit heures que durèrent cette nuit.

***

La route fut calme, jusqu’à ce que nous fussions à seulement un jour de marche d’Alderheart, soit quelques heures encore tout au plus. Nous allions arriver de jour, pour une fois, et pourrions profiter des commodités de la ville avant de devoir louer une chambre. Le trajet ayant été rapide, et les quelques fois où nous dûmes dormir dehors réduites, nous n’étions pas aussi fatigués que les fois d’avant. Enfin, excepté Letico, qui avait l’air d’un revenant. Ironique, pour un paladin.

Le strig nous avait finalement avoué, après trois nuits agitées, qu’il était victime de cauchemars terribles depuis qu’il avait volé le grimoire de la vieille Susan. Une nuit, Paul put confirmer qu’une puissante magie était à l’œuvre, sans pour autant être capable d’y remédier. Il insista à de nombreuses reprises pour que nous fassions demi-tour et rendions l’ouvrage. Mais pour Letico, c’était impensable. Ça l’était tout autant pour nous, car l’urgence de notre tâche s’accroissait avec chaque heure qui passait.

Il en fallait plus pour convaincre le magicien, qui ne supportait pas de voir un ami souffrir. Quelques jours de refus et de bons arguments, par exemple ! En revanche, rien n’aurait pu faire changer Letico d’avis. Il pouvait se montrer têtu, quand il voulait, envers et contre tout, y compris sa propre sécurité ou la raison elle-même ! Il persistait à dire qu’il allait bien, que tout s’arrangerait lorsqu’il aurait trouvé les Tendres à la capitale. Cependant, ce dernier jour, il avait l’air particulièrement sombre… Comme s’il avait vu la mort elle-même. Nous ne le pressâmes pas sur ce sujet, présentant qu’il n’avait pas envie de l’évoquer. Pas plus que je n’avais envie d’exprimer mes propres craintes et les refluais dans la musique.

Alors que j’étais profondément plongé dans un nouveau morceau que je travaillais, un éclair de lumière rougeoyant déchira soudain la cime des arbres face à nous, à l’angle du chemin, et vint s’écraser dans un fracas assourdissant dans la forêt. L’impact créa un cratère noirci et fumant derrière un mur de buissons, nous cachant la nature du projectile. Cependant, nous pûmes aisément apercevoir des flammèches s’élever du sol bruni et commencer à dangereusement lécher les troncs des arbres les plus proches. Peu après, alors que la stupeur semblait avoir mis nos cœurs à l’arrêt, un drôle de râle, comme celui d’un mourant, s’éleva de cette direction.

  • Il y a quelque chose qui bouge… indiqua Clem qui avait aperçu la scène d’un peu plus près.

Les plus courageux du groupe sortirent prudemment du chariot et s’approchèrent. Avec une prudence plus marquée, je me tins en arrière. Je n’allais pas faire deux fois l’erreur de chez Susan.

Les buissons révélèrent une créature des plus terrifiantes : un squelette, pour rester dans l’exhibition morbide, dont les côtes exposées semblaient abriter une boule de plasma brûlante. La chose se mouvait comme les autres squelettes animés que nous avions rencontrés en nous rendant dans les marais, mais une magie différente s’en dégageait. Celle-là n’entourait pas le cadavre, ne se fondait pas jusque dans ses os, elle semblait au contraire s’y être logée par erreur et le consumait de l’intérieur.

La chose s’approcha lentement de mes compagnons en tendant une main tremblante. Un nouveau râle s’échappa de ce qu’il restait de sa bouche, bien qu’elle soit dépourvue de cordes vocales. Elle n’avait pas l’air hostile.

Paul, touché par le pitoyable spectacle, se fraya un chemin jusqu’à elle, malgré la désapprobation des autres. Il se pencha doucement et lui posa des questions sur son nom, son origine, ce qu’elle voulait, bien que personne ne put déterminer si la chose était consciente et capable d’entendre.

Contre toute attente, le squelette tendit un doigt frêle dans la direction d’une fleur. Paul, de nouveau, fut ému par le geste. Pour lui, il y avait une âme au supplice dans cette créature, et il voulait l’apaiser. Malheureusement, la fleur tant désirée brûla au premier contact. Le squelette laissa échapper un nouveau son, qu’on ne sut interpréter. Le magicien n’abandonna pas pour autant : il sculpta une fleur en magie d’illusion et la confia à la créature. Elle sembla l’apporter à ses yeux, contentée par l’offrande.

Son temps dans ce monde s’épuisa cependant peu après. La boule de plasma commença à couler au travers de sa cage thoracique, rejoignant le sol en petites éclaboussures brûlantes. Quand le cœur fut épuisé, le squelette s’écroula, de nouveau sans vie, et Paul soupira.

Tandis que nous étions obnubilés par l’interaction, le feu avait continué de monter le long de l’écorce. Les mages s’empressèrent d’user de leurs sorts aqueux pour endiguer la propagation et sauver cette portion de forêt, ce qui fut heureusement chose aisée.

Après cette infortunée rencontre que nous ne souhaitions à personne et qu’on espérait rare, voire exceptionnelle, étant si proches de la capitale, mon esprit ne put plus rester tranquille. Quels autres terribles dangers nous menaçaient, moi, mes compagnons, ainsi que ma ville, ma maison, et même ma famille ?

J’avais peur de revenir, après deux longues années d’absence, et de ne plus trouver la ville et la famille que j’avais quittées. J’avais beau leur avoir régulièrement écrit des lettres, je craignais d’avoir causé leur inquiétude. J’avais peur de leur jugement, qu’ils aient vécu sans moi et de ne plus avoir ma place parmi eux. Pire que tout, j’avais peur de ne pas les retrouver, si par malheur ils avaient déménagé, étaient partis, ou avaient perdu toute notre richesse pour finir à la rue. Aussi peu probable ce put être, mes visions avaient ouvert un terrible champ du possible…

Ne croyez pas que ce fut la première fois que je m’inquiétais pour ma famille en deux ans, car j’avais continuellement pensé à eux. Malgré les difficultés rencontrées dans le Bois, et notamment durant les six premiers mois après mon départ, je m’étais souvent retenu de revenir piteusement la queue entre les pattes. J’avais assumé ma décision, gardant en tête mes objectifs et mes raisons de partir, survivant à toutes les épreuves. Seul, je m’étais battu pour ma liberté.

Je devais retrouver en moi le courage que j’avais eu alors, pour mon retour…

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