Chapitre 17 : Alderheart
Après quelques heures de voyage supplémentaires, la route déboucha sur une plaine verdoyante au centre de laquelle trônait fièrement un gigantesque arbre, dont les hautes branches feuillues bloquaient la lumière du soleil sur au moins un kilomètre.
Les mâchoires tombèrent spontanément et des soupirs d’admiration s’en échappèrent. C’était sans doute leur première fois à la capitale, Eliza y compris, et je devais avouer que, de toutes les contrées que j’avais pu visiter, Alderheart restait d’une splendeur inégalée.
Un faible sourire éclaira mon visage. Quoi que je puisse dire, quelles que soient les craintes qui me tiraillaient, je ne pouvais m’empêcher de ressentir une certaine nostalgie pour la ville qui m’avait vu grandir. Malgré ces seize années vécues dans la grande, riche et hétéroclite cité, je n’en savais finalement pas grand-chose, si ce n’était ce que tout le monde savait et ce que j’avais vu en la traversant, le jour de mon départ. La retrouver d’un point de vue différent m’emplissait de joie.
Son tronc était plus large que la superficie de Winnowing Reach et Meadowfen réunis, en plus de s’élever à une hauteur hallucinante qui lui permettait d’abriter quasiment la moitié des habitants à lui tout seul. Autrefois modelées par les Tendres, des galeries aménagées contenaient habitations, marchés, tavernes et autres auberges. Des petites fenêtres perçaient ça et là sa solide écorce, menant à certaines des plus riches demeures de l’arbre, même pour des standards bourgeois. Malgré le fait que le quartier était favorisé par les boishommes en raison de la présence d’un sol robuste, certains dignitaires oishommes y résidaient, car il s’agissait de précieux héritages datant des débuts de la capitale, avant que les oishommes ne migrent dans les perchoirs, s’éloignant de leurs homologues à fourrure…
En levant la tête vers sa cime, mes compagnons purent apercevoir un système de poulies sophistiqué, permettant l’accès à un réseau de ponts et de plateformes reliant les centaines de branches entre elles. Au centre, au sommet du tronc, bien qu’on ne puisse le voir d’ici, se trouvait le marché le plus réputé de l’arbre, celui vendant les articles de meilleure qualité : le marché de la canopée. Au-dessus, dans la partie la plus large et robuste des branches, étaient construites les somptueuses maisons des riches familles oishommes, dont la mienne. Sur l’extrémité des branches, là où la surface solide se faisait plus rare, se tenaient des habitations plus modestes.
La navigation sur cette partie de l’arbre se faisait à l’aide de plateformes de planage. Il était donc particulièrement dangereux de tenter de s’y rendre en tant que boishomme, une chute serait assurément fatale. Plus on s’approchait de l’extrémité des branches, et donc du vide, plus il était compliqué de bâtir de solides fondations. Les matériaux choisis passaient de la brique et de la pierre au simple bois.
Mais le confort de ces demeures restait tout à fait correct, comparé à ce qu’on pouvait trouver en bas du tronc, au creux de cette vie invisible qui grouillait dans les racines… Ces tunnels étaient humides, la moisissure s’y développait facilement, mettant en danger la santé de ses habitants. C’était là, disait-on, que logeait la classe la plus pauvre de l’arbre, là que se déroulaient tous les trafics illégaux et où le vol était monnaie courante, malgré la présence constante de membres de la Garde du Perchoir… C’était une misère que je n’avais pas eue à affronter jusque-là, dont je ne connaissais pas même la teneur, et que mes propres conditions de vie ces deux dernières années avaient à peine pu approcher…
À l’extrême opposé, au sommet du sommet, dominant tout le reste de l’arbre d’un air orgueilleux, on pouvait deviner la robuste plateforme qui abritait la place du Conseil, regroupant les bâtiments judiciaires et administratifs, là où nous devions nous rendre.
Les yeux du groupe se posèrent enfin sur la base du tronc, où l’émerveillement des nouveaux venus se transforma en stupeur. Autour des racines, on pouvait apercevoir des dizaines de tentes, de cabanons, et de maisonnettes improvisées à base d’un capharnaüm de caisses et de déchets agglomérés comme on pouvait, le tout accompagné par une foule de réfugiés, en grande majorité des boishommes. Leurs vêtements étaient brûlés, rapiécés, des guenilles. Certains en avaient de meilleure facture, mais pas en meilleur état. Tous les visages étaient fatigués, et les estomacs, sans doute affamés.
Mon cœur aussi se souleva. À mon départ, il n’y avait pas un seul réfugié au pied de l’arbre, et leur présence ici m’étonnait. D’ordinaire, ces derniers logeaient dans une partie désertée du tronc, un peu à l’écart du reste des commodités, mais à l’abri. Cette situation désastreuse signifiait que l’exode rural s’était intensifié à un rythme tel qu’il n’y avait plus assez de place à l’intérieur, contraignant la Garde à restreindre l’accès. Vu les informations dont nous disposions, tout indiquait que le phénomène n’allait faire que s’intensifier…
À mesure que nous nous rapprochions et que la clameur de la vie se faisait plus pressante, une volée de marche commença à se dessiner au creux de l’écorce : le fameux escalier qui nous permettrait de rejoindre le haut du tronc, une épreuve pour ceux dépourvus d’ailes et un chemin carrément impraticable pour les chariots. Pour transporter le nôtre, il nous faudrait passer par une plateforme à poulie ou le laisser au pied de l’arbre. Mais d’abord, nous devions obtenir le droit de passage.
Une longue file d’attente se déroulait face aux Gardes du Perchoir qui protégeaient le premier portail d’Alderheart. Les quatre oishommes revêtaient une armure de riche facture, impeccablement entretenue. Aucun symbole ou écusson ne les décorait, car la capitale souhaitait représenter tous les peuples du Bois, et non revendiquer une suprématie. Pourtant, c’était bien là que les décisions majeures étaient prises et au Conseil que répondaient tous les magistrats…
Derrière les deux premiers, dans une zone tampon entre le portail gardé par leurs collègues et les habitations des réfugiés, des marchants et habitants ayant obtenu le droit d’accès s’attelaient à leurs affaires, chargeaient leur marchandise sur les plateformes, négociaient leurs prix, montaient les marches deux à deux. Nous arrivâmes rapidement en première place, comme de nombreuses personnes se firent refouler.
- Bonjour, veuillez déclarer la raison de votre venue, réclama le garde.
Letico gonfla fièrement les plumes et lui montra la lettre d’introduction du magistrat Krane.
- Nous devons voir le Conseil pour une affaire urgente.
- J’habite ici… murmurai-je, prêt à sortir mes papiers d’identité que j’avais conservé précieusement.
- Et j’ai une boutique au marché de la canopée ! s’exclama Eliza en tendant son propre justificatif.
Le garde de gauche, un peu débordé par notre nombre, nous demanda de rester calmes et d’attendre. Celui de droite jeta un œil rapide à nos deux papiers avant de nous les rendre.
- C’est bon, vous pouvez y aller.
Vu la vitesse à laquelle il nous avait laissé passer, et malgré la présence de trois boishommes parmi nous, il devait avoir jugé à nos tenues et à notre race que nous n’étions pas des réfugiés, ce que je trouvais finalement assez injuste. Quoi qu’il en soit, il nous désigna les escaliers, puis nous demanda de libérer le passage.
À l’ombre du grand tronc, il fut décidé, après ce long voyage, de nous reposer un peu avant de nous rendre au Conseil plus tard dans la journée. Chacun avait une liste de choses à faire, à commencer par les éternels achats et reventes de matériel. Pour faire d’une pierre deux coups, Eliza nous proposa de l’accompagner au marché de la canopée. Nous pourrions ainsi l’aider à transporter son lourd coffre en bois dans l’escalier, les plateformes étant payantes et réservées aux gros chargements, puis recevoir notre dû. Même si je préférais éviter les quartiers aisés au risque d’y croiser des membres de ma famille, je me surpris à accepter sa proposition.
Nous nous séparâmes temporairement en trois groupes : Clem et Scott allèrent confier le chariot à une écurie au pied du tronc, Paul accompagna Letico chez les Tendres dans le tronc, et Jéricho et moi suivîmes Eliza.
Nous nous regrouperions vers midi.
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