Chapitre 19 : Le marché noir

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Letico et Paul rejoignirent le marché de la canopée en passant par l’intérieur du tronc. Ils avaient commencé à s’habituer au fonctionnement des galeries et des panneaux, sans pour autant pouvoir expliquer comment. Il y avait quelque chose de magique dans le fait de se perdre et de, par hasard, au fil d’un long périple dans ce dédale sans fin, finir par se retrouver exactement là où on devait être.

Au marché, ils durent s’éloigner un peu de la place centrale, où j’étais présentement plongé au cœur d’une représentation de flûte endiablée, pour atteindre le magasin d’Eliza. Là-bas, ils rejoignirent le reste du groupe, y compris Jéricho qui m’avait laissé seul à ma pulsion créative.

Les cinq compagnons partageaient un désir commun qu’ils n’avaient pas besoin de traduire en mots et qu’ils mirent rapidement à exécution, grâce à l’expertise de Jéricho. Bien que le luma n’avait jamais mis les pieds à Alderheart auparavant, et qu’il n’avait même pas encore visité le tronc, il savait d’instinct, ou peut être de connaissances louches, où trouver ce lieu secret et pourtant très fréquenté qu’était le marché noir.

Oui, vous m’avez bien lu : nos héros se rendirent au marché noir d’Alderheart. Au cas où vous doutiez qu’il existât, vous en avez à présent la preuve. Mais n’ayez crainte, leurs intentions étaient encore tout à fait louables à ce stade, bien que l’exécution laissât à désirer.

Je ne vous ferai pas le plaisir de vous détailler la manière d’accéder à ce lieu convoité, où bandits côtoient assassins et contrebandiers en tous genres. D’autant plus que ces dernières années j’ai fait de mon devoir de le surveiller et de veiller à ce qu’il ne pose aucun danger au Bois et à ses habitants… Bref, vous trouverez l’accès au marché noir quelque part dans le tronc, entre les étales du marché, en passant par une ouverture sombre et suspecte descendant vers les racines, si vous parvenez à passer au travers des gardes qui la surveillent jour et nuit, d’autant plus depuis que j’en suis en charge. Car, bien entendu, le Conseil est bien au fait de l’existence de ce lieu et le surveille de loin.

Il le surveillait déjà à l’époque, mais nos compagnons n’eurent pas de peine à le localiser sans attirer l’attention et à s’y engouffrer. Après un court couloir où on pouvait graduellement sentir monter l’humidité, un drap sombre masquait l’accès. Letico en tête de file l’écarta d’un geste et laissa les autres passer devant lui par galanterie.

Le marché noir était relativement silencieux. Le lieu était bien plus sombre que les immenses galeries du tronc et aussi plus étroit, comme on s’approchait des racines de l’arbre. Les commerçants et acheteurs y chuchotaient, pour éviter d’attirer l’attention, que ce soit de mercenaires en recherche d’informations ou des gardes au-dessus de leur tête.

L’organisation des étalages était chaotique, c’était la loi du premier arrivé, premier servi, bien qu’il semble également régner une forme de hiérarchie implicite entre les gros pontes et les petits nouveaux. Sur les tables et les murs s’étalaient une mer d’objets insolites, artefacts surpuissants, volés pour la plupart, découverts dans des donjons pour d’autres, ou fabriqués à la main, pour les plus rares. Plus on s’enfonçait dans la galerie, plus les offres étaient insolites.

Nos compagnons ne se firent pas remarquer en entrant. Ils avaient instinctivement rabattu leur capuche sur leur tête, notamment Paul et Letico qui ne se sentaient pas du tout à leur place. D’ailleurs, Paul n’avait rien de particulier à acheter. Sa présence servait simplement à s’assurer que les autres ne feraient pas de bêtise. Et pourtant…

Jéricho était là pour faire des affaires. Outre le matériel qu’il avait obtenu gratuitement ou à prix réduit de la part d’Eliza, il était à la recherche de perles rares qu’il pourrait revendre plus tard à prix d’or à quelque pigeon. Il était peut-être cleptomane de nature, mais, au milieu des siens, il sut judicieusement garder ses ailes dans ses poches. Le contraire lui aurait sans doute valu quelques doigts en moins. Par conséquent, il accepta de se délaisser de quelques pièces d’or pour faire l’acquisition d’yeux de crocodile pour sa recette de potion paralysante, obtenue chez Jell l’apothicaire – il s’assura que les deux yeux provenaient du même spécimen.

Scott et Letico jetèrent leur dévolu sur des dagues artisanales avec des propriétés… ma foi, intéressantes ! L’une possédait des tas de petites lames le long de la ligne principale, causant des dommages supplémentaires, même si je n’aurais pas parié mon âme sur la solidité d’une telle arme. L’autre, celle du paladin, pouvait allumer une flammèche à son extrémité non coupante. Cela pourrait certainement servir un jour, se dit-il. Il se munit également d’un livre coffre, permettant d’y cacher un petit objet. Ça pourrait sûrement servir un jour !

Pour son plus grand malheur, il ne trouva pas d’occasion de se débarrasser du grimoire. Il commença à penser qu’il serait plus pertinent d’exploiter les bonnes recettes. En effet, il ne pouvait décemment pas laisser cette part de connaissances se perdre. L’idée fit peu à peu son chemin dans sa tête, puis il prit cette décision : il allait recopier les bonnes parties du livre, puis détruire l’original. C’était là une tâche colossale, qui lui prendrait probablement une éternité. Cependant, le jeune paladin tenait toujours ses promesses, quelle que soit leur difficulté ou leur stupidité. Celle-ci lui tenait particulièrement à cœur, car le livre volé était sous sa responsabilité. Il ferait amende honorable en le purgeant et en ramenant la copie à Susan quand il aurait fini.

Clem, en grand collectionneur du vivant, se rendit auprès d’un vendeur de grenouilles qui lui fournit de rares spécimens, qu’il s’empressa évidemment de nommer. L’une arborait une couleur fuchsia à vous en piquer les yeux, rendant compte de sa toxicité. L’autre était… probablement handicapée. Sa peau blanche quasiment transparente laissait entrevoir un estomac, qui avait été choyé, et ses yeux délavés fixaient le vide. Clem et le vendeur étaient tout deux convaincus que cette grenouille voyait quelque chose qu’ils ignoraient, ç’en était du moins le principal argument de vente. En bref, le jerbeen agrandit avec délice sa petite famille de batraciens, sans oublier d’acheter un peu de rab pour son slime qu’il conservait à l’abri dans son chaudron.

Paul, enfin, garda ses yeux grands ouverts du début à la fin, abasourdi par l’expérience qu’il vivait, mais intéressé par rien. Il se garda bien de croiser le regard des clients de ce lieu questionnable, dont l’apparence permettait d’identifier la basse extraction, bien que certains vendeurs ne répondaient pas à cette règle. Être trop riche au marché noir, c’était comme être trop pauvre dans le quartier riche : on prenait des risques inconsidérés.

Alors que chacun avait fait ses petites emplettes et qu’ils se dirigeaient vers la sortie, une grande silhouette baraquée leur bloqua le chemin, et la lumière, pour le peu qu’il y avait. Letico lui rentra presque dedans et gonfla ses plumes de mécontentement.

  • Pardonnez-moi, mais vous êtes en travers du chemin.

Le raptor baissa ses yeux jaunes menaçants vers lui. Il portait une armure de cuir et une large épée dans le dos, ainsi qu’une cicatrice en travers du visage. Cependant, il en fallait plus pour effrayer le strig.

  • Le jerbeen… Clem, souffla-t-il d’une voix rauque.

Les autres se tournèrent vers le dénommé d’un air suspicieux. Il haussa les épaules.

  • Je ne le connais pas, assura-t-il.

Le raptor se pencha néanmoins vers lui, ignorant le reste du groupe.

  • Je suis Petit-Tony, se présenta-t-il, et ce nom sembla évoquer quelques souvenirs à Clem même s’il continua de nier. Vous allez venir avec moi.

Letico s’intercala.

  • Non, il va rester avec nous. Si vous avez quelque chose à dire, faites-le ici.

Et il avait raison de le proposer, car le raptor, qui n’avait sans doute pas l’intention de converser calmement, n’oserait rien faire en plein milieu du marché sous les regards avides des commerçants déjà prêts à ramasser les morceaux.

  • Ça ne te regarde pas, petit strig. Qu’il me suive bien sagement et il n’y aura pas de bobo.

Letico roula des épaules, faisant cliqueter son armure. Est-ce que cet individu avait osé le tutoyer ? Pire, l’avait-il appelé « petit » ? Il commençait à l’irriter.

  • Je regrette, ça me regarde. Et si vous alliez plutôt vous occuper de votre petite sœur, Grosse-Tony, pour voir si elle va bien ? Vous risquez de lui manquer si vous continuez à insister.

Le raptor ouvrit de grands yeux et fit claquer son bec.

  • Ma sœur est morte.

Les gens de l’assemblée qui écoutaient la conversation avec indiscrétion laissèrent échapper des petits cris, excités par le déroulement des évènements, attendant avec impatience la prochaine réplique cinglante du strig.

  • Eh bien, raison de plus pour tourner les talons maintenant au lieu de bêtement aller la rejoindre, même si vous auriez du mal à passer tous les deux dans la tombe.

Paul se cacha le visage, terrifié par la vitesse à laquelle le ton était monté. Petit-Tony posa la main sur la garde de son arme.

  • Je vais vous réduire en bouillie, annonça-t-il avec conviction.

La suite des évènements lui donnèrent tort. Après tout, il était à un contre cinq, même si en réalité Paul ne se joignit pas aux « festivités ». L’affaire fut vite réglée. Bien que Letico ait subi quelques coups d’épées, le crâne du raptor céda sous les assauts incessants de la puissante Citrouille et il finit par tomber à genoux, puis à s’écrouler de tout son long, enroulé dans sa sombre cape. Son sang se répandit lentement sur le sol.

Les compagnons étaient assez fiers de ce qu’ils venaient d’accomplir – enfin, sauf Paul, ni moi quand j’allais l’apprendre. Car, en effet, les commerçants détournèrent le regard et commencèrent à murmurer entre eux. Ils ne s’attendaient sûrement pas à cette issue, qui contribua à renforcer la réputation du groupe, sur le mauvais versant de la morale… Il fut plus facile après ça d’obtenir de bons prix de leur part, démontrant que, jusque-là, ils s’étaient un peu fichus d’eux.

Pour marquer le coup, Jéricho se servit allégrement sur le corps de leur victime. Il ne songea pas à récupérer l’immense épée qui était sans doute d’une piètre valeur pour lui, à moins qu’elle ne soit trop lourde. Il trouva seulement une paire de gants en cuir noir, qu’il revendit à « Noir le Terrible », un corvum encapuchonné qui ne parlait qu’en onomatopées. Le pauvre bougre se fit littéralement plumer, car le luma lui vendit le tout pour dix pièces d’or, rien que ça ! Mais le marché noir était sans doute plein de ce genre d’énergumènes qui pensent être insensibles à la rhétorique qu’ils emploient eux-mêmes pour faire fortune. À moins que les gants ne lui aient tapé dans l’œil en raison de la personne qui les vendait, un désormais « héros local », qui sait…

Letico eut également l’idée du siècle. Non satisfait de sa victoire écrasante sur le grand raptor qui l’avait insulté, il poursuivit dans son absurde train de pensées et acheta des fleurs carnivores particulièrement voraces pour sa petite sœur, qu’il déposa près du corps inanimé, dans l’espoir incertain de le piéger à son réveil.

Après ce carnage qui commençait à faire son chemin de tunnel en tunnel jusqu’au plus profond du marché, nos compagnons décidèrent qu’il était plus sûr de quitter les lieux.

Paul regretta longtemps de ne pas être retourné soigner le Petit-Tony. Il n’avait même pas pris l’initiative de vérifier si le raptor avait survécu, ce qui le hanta jusqu’à la fin de ses jours. Quant à Clem, il n’expliqua jamais le lien qui les unissait, ni la raison qui l’avait poussé à agir ainsi. Il feignit l’ignorance et le sujet ne fut plus jamais évoqué.

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