Chapitre 20 : Un spectacle médusant
Le marché de la canopée était un endroit vivant. Bruyant, certes, mais pas de cette cacophonie irritante des tavernes bondées en fin de soirée, ni des disputes de quartier, et pas non plus des cris d’horreur au cœur de la bataille. Il rayonnait de la joie des habitants les plus fortunés du Bois, de leurs problématiques illusoires et de leur insouciance, que nous allions érailler quelque peu avec nos nouvelles des Plaines. Il était également animé par des musiciens locaux, mes pairs.
Le magasin d’Eliza était dans une des rues éloignées du centre, pas idéalement situé, ni même bien entretenu. La façade était terne et le petit intérieur, poussiéreux. Elle devait avoir mis du temps à arriver jusqu’ici après le décès de sa sœur… Mais elle nous assura que la prochaine fois que nous viendrions, l’échoppe serait comme neuve, avec une belle enseigne à son nom ! Je ne pouvais que lui souhaiter de réussir.
Quoi qu’il en soit, Jéricho et moi récoltâmes les fruits de notre labeur les premiers. Après la débâcle de notre rencontre avec Susan, il me semblait urgent de mieux me protéger. Les dagues étaient une chose, pour compléter ma magie, mais une armure était devenue un indispensable ! Outre qu’elles ne protégeaient pas mon visage, je ne pus m’empêcher de trouver que ces quelques pièces de cuir ruinaient mon allure.
- Tu seras bien content de ton armure, quand elle t’aura sauvé la vie ! fit justement remarquer Jéricho.
Il me fallut également me munir d’une véritable arme. Une épée courte devrait faire amplement l’affaire pour mon budget serré. J’osais naïvement espérer ne jamais devoir m’en servir.
Pour passer le temps, nous allâmes flâner dans le reste du marché. Il n’avait pas tellement changé depuis mon départ. L’organisation était la même, les commerçants et les produits également. Tout était de belle facture, impeccable, tout le monde parfaitement aimable. J’aurais pu m’y déplacer les yeux fermés. Dans mon enfance, j’avais passé des heures infinies à courir entre les étales, des étoiles dans les yeux à la vue des armures polies et des potions colorées, m’inventant mille aventures. Ces objets importés étaient notre seul lien avec l’extérieur, en dehors de nos leçons d’histoire, et nous évoquaient, à me petite sœur Helena et moi, des histoires bien plus vivantes.
À l’époque, tout cela me paraissait bien lointain, dorloté, étouffé même, comme nous je l’étais par mes parents. Imaginer m’échapper était tout ce que je pouvais faire et, pour longtemps, j’avais contemplé une vie plus libre à l’extérieur de l’arbre. J’avais cependant laissé l’idée pourrir dans un coin de mon cœur quand j’avais atteint l’adolescence, que j’avais réalisé mes responsabilités envers ma famille, que l’étau s’était resserré. Il fallait que je sois à la hauteur de leurs exigences, que je me comporte correctement, selon mon rang, que je ne quitte au grand jamais le quartier bourgeois, que je ne joue pas de musique en dehors de répertoire désigné…
Cependant, je n’en veux pas à mes parents, même si on pourrait le croire à me lire. Ils m’ont élevé au meilleur de leurs capacités, suivant leur propre éducation, leur propre culture. Une culture de bourgeois à la vie protégée de la réalité, facile, mais aliénante, aseptisée. Une culture d’oishommes également, c’est-à-dire en opposition aux boishommes, au-dessus d’eux, dans les perchoirs…
Il était coutume chez les lumas de s’isoler, y compris des autres oishommes. Les lumas sont soi-disant une race incomprise, que ce soit les sera ou les sable. Nous ressentons les choses différemment, faisons plus attention aux détails, sommes facilement distraits, avons des fils de réflexion que certains jugent comme excentriques… Ma famille, en particulier, était critiquée pour son amour excessif de l’art « trivial » de la musique. À ça, je répondais que, effectivement, ils n’y comprenaient rien. La musique est bien plus qu’une compétence technique et quelques idées rendues vivantes à travers un morceau de bois.
En réalité, avant de commencer mon voyage, j’ignorais encore ce que représentait vraiment la musique pour moi. Pourquoi je jouais. Je ne faisais que répéter les mots de mon père : « la musique est le cri de l’âme ». S’il y avait bien un point positif à ces deux années difficiles, c’était ma progression dans la voie du barde. Jamais, en seize ans à Alderheart, je n’en avais autant appris sur moi-même.
Pendant ces seize années cependant, mes parents m’ont aimé et choyé. Ils ont parfois été durs, aussi, pour que je sois à la hauteur de leurs exigences, pour que je me comporte correctement, selon mon rang, pour que je ne quitte au grand jamais le quartier, que je n’ose pas jouer de musique en dehors de répertoire désigné… S’il n’y avait pas eu de déclic, je n’aurais sans doute jamais contemplé la possibilité de partir.
Mais bien sûr que je n’en voulais pas à mes parents, comment aurais-je pu ? Ils n’avaient jamais quitté l’arbre, eux, comment auraient-ils pu savoir que le monde n’était pas aussi noir ou blanc ? Ils ne se mélangeaient pas par principe, c’est ainsi qu’ils ignoraient tout ce qu’il pouvait y avoir de bon chez les autres races. Des qualités qui surpassent parfois les nôtres. Ils n’avaient rien vu des autres perchoirs du Bois, de la mer et des marais, ne savaient rien du danger des Plaines, des vies misérables que les réfugiés menaient, de la beauté du dehors non plus. J’avais un peu pitié d’eux, dans un sens. Ils n’avaient jamais eu cette chance que j’avais saisie de commencer une nouvelle vie, attachés qu’ils étaient à leurs coutumes, leur arbre et leur richesse.
Pourquoi, alors, étais-je parti ? Pourquoi quitter l’amour, aussi étouffant fut-il, de ma famille, le confort de la croyance et de la profusion, pour se jeter dans le grand monde, se confronter à la dure réalité et à la solitude ? Le déclic vint de ma curieuse petite sœur, Helena. Elle aussi rêvait secrètement d’aventures. Elle avait toujours cette étincelle dans les yeux quand on apprenait quelque chose de nouveau, un amour de la découverte, qui s’éteignait rapidement à mesure que la maîtrise venait. La monotonie était très difficile à vivre pour elle, alors elle cherchait l’adrénaline dans les petites choses, à l’intérieur des limites qui nous étaient imposées, et parfois même à l’extérieur…
Bref, ma tendre petite sœur s’était un jour rendue à l’entrée des tunnels boishommes, mais sans pour autant oser s’y enfoncer à plus de quelques embranchements. Heureusement, car elle s’y serait sans doute perdue !
Dans ces couloirs à la luminosité tamisée, Helena longea les murs, inconnue à ce nouvel univers de possibilités, et c’est là qu’elle rencontra un petit enfant hedge perdu, lui. Ils furent vite amis et ma sœur lui montra le marché, où il n’avait pas non plus le droit de se rendre. Comme quoi, la séparation entre oishommes et boishommes était enseignée des deux côtés !
Helena vint me trouver pour me le présenter, s’assurant que notre autoritaire grande sœur, Eurydice, n’était pas dans les parages, sinon elle aurait tout été raconter à notre père. Le gamin nous parla de sa maison dans le Bois, de sa venue à capitale, de ses impressions, de ses peurs, notamment celle de ne plus voir le soleil. On dit souvent qu’à Alderheart, on n’a pas la sensation d’être dans un arbre. C’est peut-être vrai pour l’intérieur du tronc, où végétation et horizon sont absents, terriblement absents… Bien que cela semble moins gêner les boishommes que les oishommes, qui préfèrent largement les hautes branches et le grand air.
Ce petit hedge venait de l’extérieur, d’une campagne dont je n’avais entendu parler que dans les livres, que mes propres parents n’avaient jamais vue eux-mêmes et qui m’était affreusement romantisée. Il nous décrivit tout en détail avec un enthousiasme contagieux. Ma sœur fut hypnotisée par ses mots, qui résonnèrent également en moi comme de la musique. Ces gens que je n’avais jamais rencontrées, ces autres perchoirs que je n’avais jamais visités, je voulus soudainement aller à leur rencontre. Pour Helena, ce fut certainement de plaisantes histoires brisant la monotonie du quotidien, attisant sa pulsion créative réprimée. Pour moi, ce fut bien plus… Le déclic.
Après ça, je ne pus plus voir le monde comme avant. Je ne pus plus supporter l’autorité, les répertoires imposés, les amitiés interdites, la solitude au milieu de la foule… Le petit hedge m’avait fait réaliser tout ce à quoi je n’avais pas droit, tout ce que je manquais. Moi aussi je voulais sentir l’odeur de l’herbe, voir du pays, chanter la réalité. Pour la première fois depuis l’enfance, j’avais une furieuse envie de composer ma propre musique ! Qu’est-ce qu’un « cri de l’âme », quand on n’a pas d’âme ? C’était la sensation que j’avais à l’époque, celle d’être un enfant dans la fratrie, et non un individu dans le monde. Chez les Lutharmo, on croit que l’autre est un ennemi et on se pavane dans une cage tressée de nos propres peurs. J’en avais assez, d’avoir peur.
Mon départ fut brutal et secret. Je partis tôt le matin, alors que la maisonnée dormait encore, leur laissant seulement une concise lettre d’adieu dans laquelle je leur exprimais mon amour inconditionnel. Je voulais ainsi m’assurer de n’avoir aucun regret, de ne pas faire demi-tour en cours de route. Je sais que si j’étais resté un jour de plus, je n’aurais jamais plus osé partir.
J’espérais tellement qu’ils aient compris, qu’ils aient accepté. Le contraire m’aurait brisé…
C’est avec ce genre d’idées en tête que je naviguais entre les étales bondées de produits alléchants, écoutant d’une oreille distraite les arguments irréfutables des commerçants, perdant rapidement de vue mon compagnon dans la foule. Arrivé au bout d’une rangée, mon oreille fut irrésistiblement attirée par une scène où un barde hedge enivrait les cœurs par sa maîtrise du luth. La vue de cette race après mon expérience déplaisante avec la sorcière me soutira un bref frisson, avant que je ne laisse ces pensées irrationnelles couler en moi, puis qu’un besoin de m’aérer l’esprit et d’oublier mes problèmes me fasse le rejoindre. Il n’y vit pas d’inconvénient et partagea volontiers avec moi.
Pour changer, j’empoignai ma toute nouvelle flûte, gracieusement offerte par le magistrat Krane. Je n’avais pas utilisé d’instrument à vent depuis des années, pas après cette unique fois où notre père nous avait permis de choisir celui que nous apprendrions à maîtriser pour le restant de nos jours, et que la lyre m’avait choisi, plus que l’inverse. Mais j’étais friand d’expérimentations et, du bout des doigts, je me mis à jouer.
D’abord, j’accompagnai le hedge. J’apprivoisai doucement l’instrument, sa rondeur, son accordage, sa sonorité. Puis, quand je me sentis plus à l’aise, je commençai à improviser, donnai un nouvel élan à la mélodie, pris le dessus, fis de cette scène la mienne. En quelques instants à peine, les pensées étaient parties, ne laissant que la fièvre créative. Il n’y a rien de plus enivrant que ce sentiment. C’était un état si second, si profond, que les membres de la foule se souviendront longtemps de ce jeune luma qui, débarqué de nulle part, fit danser une gigantesque méduse verte au-dessus du marché de la canopée, au rythme d’une balade endiablée jouée en duo. Tous crurent à de la magie d’illusion, naturellement. J’aurais préféré qu’il en soit ainsi, plutôt que la manifestation d’une entité qui me hante continuellement. Même si au fond, je ne sais pas, c’était peut-être de la magie. Je n’étais pas maître de moi même à ce moment là ! Je crois même que je fermais les yeux. Sinon je l’aurais probablement vue, moi aussi.
J’aurais adoré rester des heures ainsi, à ne penser à rien, à me fatiguer pour le plaisir des spectateurs tout autant que le mien. J’aurais pu me forger un nom à cet instant, sur cette scène… Mais il fallait pourtant que l’émotion retombe, comme elle le fait toujours. Après ce morceau, ma performance retrouva une qualité moyenne. Je laissai gracieusement la vedette à mon camarade qui, après tout, était arrivé le premier. Cependant, je n’étais pas encore prêt à m’arrêter, à descendre de ce piédestal, à quitter le faisceau des regards admiratifs, à redevenir personne…
Mes compagnons arrivèrent en fin de spectacle, quand le hedge eut épuisé son répertoire. Nous nous séparâmes cordialement et je rejoignis mon groupe. Ils n’avaient pas assisté à mon moment d’extase, mais qu’importe, ils auraient sans doute d’autres occasions. Lorsqu’ils me racontèrent leur matinée, Paul en premier bien que sa honte soit palpable, mon bec se décrocha.
- Comment ça, vous êtes allés au marché noir et vous avez tué quelqu’un ?!
Décidément, je ne pouvais pas les laisser seuls cinq minutes.
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