Chapitre 21 : Le Conseil des oishommes
À partir du marché de la canopée, autour et au travers d’un grand pilier central, s’élevaient plusieurs volées de marches convergeant jusqu’à la place du Conseil. L’escalier était suffisamment large pour laisser passer quatre personnes, mais les marches étaient aussi assez hautes pour rendre l’ascension difficile pour nos amis boishommes. Il nous fallut plusieurs longues minutes pour amener tout le monde au sommet et dépasser le portail.
La place du Conseil cumulait à plusieurs centaines de sol, au-dessus de tous les arbres de la forêt. Vu d’ici, le Bois s’étalait de tous les côtés comme une mer végétale, ondulant doucement au gré du vent. Nous avions une vue privilégiée sur la cité de l’Avium, à l’est, et plus loin derrière elle, les Montagnes de Crest. Nous n’avions malheureusement pas de visibilité sur l’ouest, là où auraient dû se situer les Plaines Cendrées.
Sur sa périphérie, de petits drapeaux représentaient les différentes villes du Bois, du moins toutes celles assez grandes pour être dotées d’un magistrat, comme Winnowing Reach, par exemple. En son centre, une grande statue immaculée représentait une luma au corps rond et harmonieux. Mes compagnons avaient l’air fasciné par la qualité et les proportions de la sculpture.
- C’est Ava Windsweft, expliquai-je à tous, heureux de pouvoir faire quelque chose de mes leçons d’histoire. Elle est la première porte-parole et fondatrice du Conseil.
La place accueillait divers bâtiments ainsi que des passerelles menant aux résidences des dignitaires et à des administrations secondaires. De nombreux oishommes richement habillés se déplaçaient entre les différents bâtiments. À droite se dressait le palais de justice, avec ses larges piliers de bois gravés. À gauche, les quartiers de la Garde du Perchoir, à l’apparence martiale, carrée, mais non sans grâce. Enfin, à l’extrémité, la chambre du Conseil, une grande construction circulaire au toit de verre et gravures dorées, trônait au-dessus du reste en haut d’un énième escalier.
À son pied, deux gardes s’occupaient des requêtes d’audience. La foule en attente de pouvoir voir le Conseil grouillait sur les marches, discutant vivement à voix basse. Letico tendit la lettre de recommandation de Krane et le garde de gauche lui arracha des mains. Le strig gonfla les plumes de mécontentement. Cependant, l’oishomme lu la lettre avec attention, en hochant la tête de temps à autre. Il finit par s’écarter d’un air martial et tendre le bras vers la porte.
- Tout est en ordre, annonça-t-il. Veuillez rejoindre la file et attendre d’être annoncés.
Le strig en fut satisfait. Nous rejoignîmes le bon troupeau à quelques marches du bas de l’escalier. C’était à peu près ce à quoi je m’étais attendu, en termes d’accueil et de peuplement. Nous attendîmes là pendant des heures, progressant à petits pas. Certains citoyens entraient en groupe, d’autres entraient seuls, il était donc impossible de prédire la durée de l’attente, malgré tous les efforts de Jéricho pour essayer de le faire.
Nos jambes commençaient à nous faire souffrir et notre patience à s’effiler quand les Messagers Ardents furent enfin annoncés. Il fallait admettre que le nom en imposait, quand il était crié de tout en haut d’Alderheart par un intendant du Conseil.
La lourde double porte s’ouvrit devant nous pour dévoiler l’intérieur secret du lieu le plus important du Bois, une chambre que nous n’aurions probablement jamais eu la chance de visiter sans ces circonstances particulières. Mon cœur battait fort dans ma poitrine. Nous venions d’atteindre le point culminant de tous nos efforts, la dernière étape de notre quête : nous nous tenions devant le vénérable Conseil des oishommes.
L’intérieur de la chambre était d’une couleur dorée éblouissante à cause de la réflexion de la lumière qui s’infiltrait en grande quantité à travers le dôme de verre. Elle était surveillée par une dizaine de membres de la Garde, cinq de chaque côté de la porte. Face à nous, en arc de cercle, quatre longs et étroits rideaux blancs semi-transparents pendaient du plafond et couvraient les silhouettes des représentants du Conseil, dont on ne discernait pas même la race. La dernière membre se tenait à visage découvert debout au milieu d’eux, au sommet d’une estrade sans marches. Il s’agissait d’une oishomme de ma sous-race, mais dont le plumage revêtait une teinte nivéenne immaculée : une luma sera albinos. Sa longue queue emplumée ruisselait sur le devant du promontoire. Elle arborait une posture d’une grâce et d’une dignité inégalées.
Quand la porte fut close, elle baissa ses yeux d’un bleu ciel vibrant sur nous et s’exprima dans une voix impérieuse qui résonna clairement à travers la pièce :
- Vous vous trouvez maintenant en présence du Conseil des oishommes d’Alderheart. Je suis la porte-parole du Conseil, Rita. Veuillez exposer votre requête.
Nous étions tous intimidés par l’atmosphère du lieu et sa mise en scène, mais nous tînmes fièrement face à ces représentants de la loi et de l’autorité au travers du Bois, prêts à délivrer notre message.
- Nous apportons de graves nouvelles en provenance de Meadowfen, annonça Letico en essayant de se rendre plus large qu’il ne l’était. Les Plaines Cendrées ont progressé et ont rasé le village d’Ashbarrow.
Le visage de Rita se tendit imperceptiblement.
- Certains habitants ont survécu, mais se sont fait cueillir par des bandits sur la route. Les représentants de la milice du Reach ont presque tous perdu la vie là bas, eux aussi, à l’exception de Cara, qui a pu prévenir l’ancienne, qui nous a envoyés ici. Nous avons croisé diverses créatures de feu en chemin. La ville de Meadowfen pourrait être la suivante, dans un futur proche…
Un court silence passa. Rita jeta un regard à ses collègues, qui se concertèrent en chuchotant. Elle échangea quelques mots avec eux, puis se tourna à nouveau vers nous.
- Nous vous remercions pour le courage et la loyauté dont vous avez fait preuve en venant jusqu’à nous. Les nouvelles que vous apportez sont en effet alarmantes. Nous avions connaissance de la progression des Plaines, mais ignorions jusqu’où elles étaient allées. Il semblerait que le processus se soit accéléré. Cela nous confirme que l’origine des feux n’est pas naturelle. Nous allons devoir enquêter plus sérieusement là-dessus avec les Tendres et l’Avium.
- Et Meadowfen ? s’enquit Paul.
- Meadowfen devra pour l’instant faire face au feu par elle-même. Elle pourra certainement compter sur l’aide de ses voisins, notamment Winnowing Reach, si le besoin d’évacuer en urgence émergeait.
- Mais il faut que vous leur envoyiez des vivres… implorai-je en pensant à la serveuse de la Plume Dorée, à Cara et à l’ancienne. La terre est aride près des Plaines, plus rien ne pousse. La ville pourrait subir la famine avant de brûler !
- Nous comprenons, assura Rita avec un regard compatissant. Et nous avons l’intention de les aider dès que possible. Mais, comme vous l’avez dit : les routes sont pleines de bandits. Leur acheminer des vivres requerraient une force militaire qui risque de manquer à la capitale en cas de besoin.
Devant nos mines dubitatives, elle se sentit contrainte d’ajouter :
- Nous vous assurons que nous prenons la menace très au sérieux. Cependant, Alderheart, ainsi que d’autres points de commerce clés, sont régulièrement victimes d’attaques de la part de la Coalition des Bandits. L’attention du Conseil et de la Garde est requise sur ce problème en priorité.
- Donc, vous êtes plus intéressés à protéger votre place qu’à sauver le Bois, si je comprends bien ?! lança Jéricho de manière provocatrice.
Rita plissa brièvement les yeux, comme pour contenir un pic de colère qui montait. Mais elle conserva son ton égal et sa composition.
- Nous ne sommes intéressés que par la bonne santé des habitants. La Coalition est un danger pour tous. En effet, si le Conseil tombait maintenant, le chaos serait assuré et la Coalition aurait le champ libre pour imposer sa domination. Ce n’est pas quelque chose que nous désirons. En conséquence, nous concentrons nos forces sur la défense de la ville.
- Ce n’est pas avec trois gardes en moins que vous allez perdre la ville, ne soyez pas de mauvaise foi…
Nous lui lançâmes un regard atterré. Rita, fidèle à son grade, ne se démonta pas.
- Messager, l’appela-t-elle, vous avez accompli votre tâche avec brio. Laissez-nous accomplir la nôtre. Nous connaissons l’état de nos forces, et l’état des leurs. La Coalition s’est choisie un nouveau chef, qui organise leurs rangs bien mieux qu’auparavant. Nous ne nous battons plus contre des brigands isolés, mais contre une force armée hostile. C’est la guerre, vous comprenez ? Nous nous attendons à une attaque du jour au lendemain et préparons en ce moment même une riposte. N’ayez crainte que le problème de la Coalition sera bientôt réglé. D’ici là, nous vous prions d’attendre.
Jéricho ne trouva rien à redire. Il était déjà allé assez loin en termes de provocations, et Rita avait répondu à chacune avec un calme admirable. Nous étions loin d’être satisfaits de la position du Conseil, mais il fallait bien avouer qu’on ne pouvait pas luter contre son implacable rhétorique.
- Si vous avez d’autres inquiétudes, vous pouvez nous en faire part maintenant.
- Et les réfugiés… ? Ceux qui logent au pied de l’arbre, que vont-ils devenir ? demandai-je. Si la Coalition attaque, ils seront en première ligne.
- Ils resteront là le temps que les deux problèmes soient réglés, trancha Rita. Nous ne pouvons pas nous permettre de faire entrer de potentiels bandits dans notre ville, ni de gaspiller nos ressources de première nécessité. Malheureusement, la situation actuelle ne nous permet pas de subvenir aux besoins de tous les habitants des Bois, vous nous en voyez désolés. La priorité sera à nos concitoyens.
Jéricho fit la moue. Décidément, le Conseil était partial. Trop partial à notre goût.
- Si c’est tout… Reconduisons cette réunion. Restez en ville et nous vous enverrons une convocation quand nous aurons arrangé les détails logistiques pour l’aide que nous allons envoyer à Meadowfen. Est-ce que cela vous convient ?
Nous étions trop sidérés de la tournure qu’avait pris la réunion pour trouver quelque chose à répondre, nous fûmes donc congédiés et les visites furent closent pour la journée, au grand déplaisir des personnes qui attendaient après nous. Sur la place du Conseil et durant toute notre décente jusqu’à la canopée, les discussions houleuses allèrent de bon train. Nous n’avions que faire d’être entendus et exprimâmes chacun notre mécontentement et notre déception.
Pour ma part, j’en voulais personnellement à Rita, la porte-parole, d’avoir usé de son grade et de son indéniable talent rhétorique pour faire nous passer sous silence. Car, selon moi, nous n’avions pas été entendus, le Conseil prenait notre avertissement à la légère. Comme l’avait dit Jéricho : ils n’avaient que faire du Bois, ils étaient plus intéressés par leur place. Mais que pouvions-nous bien y faire ? À nous six, nous n’étions rien face à un incendi de grande ampleur. Même si nous rejoignions tous les Tendres, comme Letico, étions-nous vraiment capables d’aider ?
Le pessimisme s’empara à nouveau de moi. Je croulais sous ma propre impuissance à changer les choses. Si j’avais déjà vu de mes yeux le feu qui menaçait nos vies, je venais également d’apprendre les risques posés par la Coalition des Bandits. Les choses allaient de mal en pis…
Il y avait également un aveu silencieux qui perçait dans nos conversations, au-delà de notre colère : nous avions été naïfs. Tous étions jeunes et, même inconsciemment, espérions pouvoir jouer les héros, que ce soit par altruisme ou pour en tirer gloire et richesses… Le Conseil venait en quelque sorte de détruire ce rêve, nous réduisant au rang de simples roturiers. Moi qui m’étais souvent plaint d’avoir été embarqué dans cette dangereuse histoire contre mon gré, qui avait contemplé la fuite comme issue favorable et ne me croyais en rien compétent, je venais de me prendre la baffe en plein visage. Pour une raison que je ne m’expliquais pas à l’époque, j’avais commencé à y tenir, à cette quête. Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’agissait plus seulement de « délivrer un message », mais j’avais embrassé ce développement et avais commencé, je crois, à m’investir. J’avais même espéré que ces camarades de mésaventure deviennent des amis… Je craignais donc que cette décision mette fin à tout cela, au peu d’espoir et de joie que j’avais su tirer des évènements.
J’ignorais si mes camarades partageaient mes sentiments, dont je ne leur fis évidemment pas part, par pudeur. Mais nous ne parlions pas du moment fatidique de notre séparation. Pour l’instant, nous étions dans l’attente de la décision du Conseil, même si nous n’avions pas grand espoir.
- Si besoin, j’irai avec eux jusqu’à Meadowfen, annonça Letico. Je protégerai le convoi, et j’en profiterai pour me rendre sur le lieu des Plaines pour évacuer d’éventuels réfugiés. S’il le faut, je taperai sur un bandit ou deux.
- Ça m’étonnerait qu’ils envoient quoi que ce soit, pesta Jéricho avec de grands gestes. Tu l’as entendue : « nous avons l’intention de les aider dès que possible ». Dès que possible, ça sera sans doute trop tard ! Ça m’étonnerait pas qu’ils laissent les choses traîner suffisamment longtemps pour ne plus avoir à envoyer d’aide.
- C’est une supposition un peu dure, à mon avis… tenta de mitiger Paul.
- Et pourtant pas dénuée de vérité ! rétorqua-t-il. Pensez-y une seconde. Comment peut-on affirmer avec autant de conviction que la menace des bandits est plus grave que celle du feu ?! Si on ne fait rien pour les Plaines, c’est tout le monde qui aura un problème. Et je n’y crois pas une seconde, à leur histoire de renverser le Conseil. Pas que l’envie me manque en ce moment-même, mais je doute que le Coalition en ait les moyens.
La Coalition avait toujours plus ou moins existé à Humblewood. Ses activités semblaient s’être calmées depuis la Grande Calamité, bien que la misère se soit abattue sur boishommes et oishommes confondus à cette époque. Son retour en force n’avait certes rien de rassurant, mais il semblait exagéré d’affirmer qu’elle était capable de mettre à bas la domination du Conseil dans un futur proche. Ou alors, il nous cachait des informations cruciales permettant de justifier cette crainte.
L’idée de le renverser n’était pas dénuée de charme, je pouvais l’accorder à Jéricho et aux bandits. Si les inégalités n’avaient fait que se creuser au fil de l’histoire, ça n’était pas sans lien avec la gouvernance oishomme de la capitale. Nos légendes, notre architecture, et jusque dans l’organisation de nos institutions, tout semblait favoriser les oishommes – j’étais bien placé pour le savoir. Et avec l’enchaînement des catastrophes, le manque d’efforts pour réduire ces injustices, la quantité grandissante de réfugiés, la Coalition ne pouvait que s’enrichir en miséreux et révolutionnaires…
Sans doute la confrontation était-elle inévitable.
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