Chapitre 22 : Trois petits jerbeens
La nuit n’était pas plus proche que lorsque nous étions entrés dans la chambre du Conseil. Dans cette ambiance pesante, le temps semblait cruellement s’étirer. Nous avions épuisé toute nos forces dans la colère et étions drainés, plongés dans un mutisme général. Arrivé à la canopée, notre groupe se sépara pour que chacun vaque à ses occupations. Scott, qui était autant déçu que nous de l’issue de l’entrevue, voulut se trouver un coin à l’écart pour méditer en paix. Contre toutes mes recommandations de sécurité, il décida de se rendre sur les fines branches du quartier des oishommes, d’où il pouvait admirer la forêt.
Scott avait habité seul dans le Bois depuis presque aussi longtemps qu’il respirait. Quelque part, très loin au fond de ses souvenirs, il y avait quelques bribes de visages dont il ignorait l’appartenance. Des parents, peut-être, ou bien des frères et sœurs, il ne saurait dire. Mais ça lui importait peu. Il avait appris à se débrouiller, avait fait quelques rencontres, parfois fructueuses, parfois dangereuses. En particulier un brigand vulpin qui, en dépit de pouvoir lui voler quelque chose de valeur, l’avait roué de coups. Il avait réchappé avec peine de cet épisode, car ne possédait ni potion de soin, ni magie. Ca lui avait cependant servi de leçon, pensait-il : toujours rester le plus loin possible des inconnus, et surtout des brigands, même quand ceux-ci ont de meilleures proies que lui dans leur camp.
A cause de nous, le petit jerbeen avait brisé sa promesse. Il avait pris un Paul perdu en forêt en pitié et, plus vite qu’il ne l’aurait imaginé, s’était retrouvé embarqué lui aussi dans l’aventure. Ce n’était pas pour lui déplaire, en réalité. Bien qu’il ne se soit jamais imaginé en aventurier et que la communication, le travail d’équipe et le partage n’étaient pas son fort, il avait une conviction : le Bois devait à tout prix être sauvé. C’était après tout sa seule maison.
Ce sont donc des efforts inimaginables qu’il réalisa pour faire prévaloir cette ambition sur son profond dégoût de la ville. Cet environnement lui était totalement étranger. Trop bruyant, trop sculpté, trop magique. À Meadowfen, puis à Winnowing Reach, et enfin à Alderheart, il découvrit de la nourriture qu’il n’avait jamais même imaginé, des « loisirs » divers et des structures à l’utilité inconnue. Il découvrit même certaines sous-races d’oishommes qu’on ne trouvait pas en dehors des perchoirs. J’en faisais partie.
En bref, tout était nouveau pour lui. Effrayant, mais excitant à la fois, bien qu’il n’en laissât rien paraître. Scott n’était pas non plus fort avec les émotions. Et pourquoi l’eut-il été ? Vivre seul n’entraîne ni à l’empathie, ni à l’expressivité. Ce sont toutefois des défauts que nous lui excusions, au profit de ses connaissances de survie, de ses inestimables compétences de roublard, et d’une capacité à se taire qui, finalement, réjouissait infiniment certaines membres du groupe.
La discrétion de Scott était telle, et grandit avec tant de consistance, que beaucoup oublient sa présence au sein des Messagers Ardents. Sa disparition après la fin de l’épopée n’aide certes pas à faire perdurer son souvenir. C’est pourquoi je tiens à conter les aventures de notre fier ami comme celles de n’importe quel autre membre du groupe ! Avec la dignité et le respect qu’il mérite. Sa contribution ne doit pas être oubliée.
Scott avait les jambes dans le vide, sa petite queue battant l’air derrière lui. Il se reposait parfois ainsi, au sommet des arbres – des arbres plus petits, j’entends – quand il était fatigué, mais ne voulait pas dormir. Ça le détendait de se savoir à la sécurité des hauteurs. Bien qu’ici, la hauteur soit bien plus dangereuse.
Très vite, cependant, il sentit qu’il n’était pas seul, au bout de cette pauvre brindille. Il entendit le faible bruissement de pas minuscules, perçut une main s’approcher lentement de lui et patienta jusqu’au dernier moment pour se retourner et la saisir au vol. Un cri de sursaut s’échappa des lèvres de l’enfant qu’il avait capturé. Mais très vite, ce dernier fit passer la bourse de Scott vers sa main libre, se libéra d’un geste brusque, et s’enfuit à toutes jambes.
Scott n’eut pas le temps de réfléchir. Il bondit sur ses pattes et poursuivit le voleur, ainsi que ses deux complices sortis de l’ombre. Les trois petits jerbeens virevoltèrent à plusieurs mètres devant lui avec une agilité, certes remarquable, mais n’égalant pas celle du jerbeen « adulte ». Ils prirent des risques inconcevables pour tenter de le semer, sautant parfois au-dessus du gouffre entre deux branches, au-dessus des toits et sur les murs de ruelles étroites. Scott n’était pas facilement fatigué, comme il était habitué à fuir dans la nature. Cependant, cette chasse ne lui plaisait pas le moins du monde. On lui avait pris le peu qu’il avait gagné dans cette périlleuse aventure ! Il n’était pas question qu’il laisse partir sa bourse.
Sur le parcours d’une ligne droite, le jerbeen appuya sa patte dans un renfoncement du sol et se propulsa à toute vitesse vers les voleurs. Arrivé juste derrière eux, il sauta à plusieurs mètres de hauteur et atterrit sur la tête du plus à la traîne, celui qui avait sa bourse. Le gosse s’étala violemment la tête la première dans un grognement. Scott se réceptionna avec maîtrise et se planta fermement devant eux.
Les deux complices se mirent devant leur « chef » pour le protéger de l’assaillant. Scott s’avança sans crainte et les écarta avec un peu de force pour pouvoir mettre la main sur sa bourse et disputer sa possession. Les gamins crièrent, sans doute pour attirer des passants et faire tourner la situation à leur avantage, mais Scott n’en avait cure. Il ne répondait à rien ni personne de ses actes, et par chance pour lui, le quartier était désert.
Il finit par parvenir à l’arracher aux mains du gosse, dont le front comportait désormais une grosse bosse, non sans devoir esquiver quelques coups de griffes, et même de dagues. Ils sont inconscients ! se dit-il. Si jeunes et déjà dans le banditisme… Il avait un peu pitié, dans un sens, comme il connaissait les raisons qui pouvaient contraindre les gens, et même des enfants, à tomber dans ce milieu sans foi ni lois. Il ne se voyait pas les sermonner pour quelque chose dont ils n’étaient pas responsables. Ce n’était pas son genre et ça n’aurait servi à rien. Seules de tragiques erreurs peuvent mettre fin à un comportement hors-la-loi, pensait-il. Et il n’avait pas l’intention d’être ce facteur de changement. Ces gosses finiraient bien par tomber sur plus forts qu’eux !
Dans sa grande mansuétude, et parce qu’il se sentait un peu mal d’avoir blessé un enfant, Scott piocha une pièce d’or dans sa bourse et la leur lança. Avec cet argent, ils étaient assurés de pouvoir vivre au moins un jour sans voler.
Le gamin blessé se jeta avidement dessus. Déçus d’un butin si maigre, les jerbeens sifflèrent entre leurs moustaches, mais la réalité de leur échec et la force de leur adversaire les contraignit à fuir.
***
Jéricho entra en collision avec Scott alors qu’il se rendait lui-même, après que je l’ai abandonné à la taverne, là où il pensait pouvoir « chiner » en paix de quoi payer ses futures consommations ! Scott le regarda de haut en bas, déconcerté, comme le luma arborait une contenance et une mine plus que douteuses.
- Quoi ? bafouilla Jéricho avec un air faussement vexé.
Scott ne répondit pas.
- C’était bien, les branches ?
Il haussa les épaules.
- Des enfants ont essayé de me voler ma bourse, expliqua-t-il.
- Ta bourse ? À toi ? ricana-t-il en levant un sourcil emplumé. Ils ont rien compris, ces amateurs. À quoi ils ressemblaient ? ajouta-t-il avec un sourire intéressé.
Scott contempla quelques instants la possibilité de se taire, un peu surpris par la demande et craintif des conséquences d’une potentielle dénonciation. Puis, il se dit que peut-être Jéricho allait leur apprendre une leçon. Une leçon qui pourrait leur sauver la vie, si leur rencontre n’avait pas déjà laissé une marque. Il confia donc la description des coupables à son camarade et désigna une direction générale, que le luma s’empressa de suivre en titubant légèrement.
Les branches étaient comme je les lui avais décrites : nombreuses, très peu reliées entre elles – il fallait planer de l’une à l’autre – et de plus en plus fines. Les habitations y étaient château branlantes et de plus en plus espacées à mesure qu’on s’approchait du bout. Sur celle que Scott lui avait indiqué, il n’y avait pas grand monde. Il fut donc aisé pour le luma de repérer un groupe de trois enfants un peu extatique. Ils conversèrent rapidement entre eux avant de détaler. Jéricho se rendit où ils avaient été une seconde plus tôt, convaincu qu’il ne parviendrait pas à les rattraper même si lui possédait la capacité de planer.
Son intuition fut récompensée : à l’angle de deux branches, un trou était creusé dans le bois, accueillant un petit habitat modeste, meublé de paille et de quelques caisses, ainsi que de trois couchettes improvisées. La planque des petits voleurs ! Jéricho s’en frotta les mains. Même s’il savait ne rien trouver de valeur ici, il n’avait qu’à s’installer en attendant que les jerbeens reviennent avec leur prochain butin, qu’il pourrait aisément leur dérobber.
Le luma s’allongea sur un des « lits » et plaça ses ailes derrière sa tête. Dans un état d’ébriété encore avancé, il fut difficile pour lui de ne pas s’assoupir. Plusieurs heures comateuses passèrent, la lumière décrut et, finalement, des bruissements retentirent à l’extérieur. Jéricho se leva en sursaut et se planqua dans un coin. Les trois petits jerbeens entrèrent, insouciants de leur environnement, persuadés d’être à l’abri dans cette sorte d’entrepôt. Ils conversèrent de leur maigre dernière recette, ce qui fit faire la moue à leur visiteur invisible.
- Tu es trop lent, Sven, accusa l’un d’eux. Tu nous as mis dans la panade deux fois aujourd’hui !
- J’y peux rien ! se défendit l’intéressé. J’ai encore mal à la patte…
- À cette allure, on n’aura pas de quoi manger la semaine prochaine, intervint le troisième.
Malgré cette scène touchante, Jéricho n’avait pas une grande pitié pour les petits voleurs. Lui-même en avait été un pendant longtemps – et il croyait ne plus l’être. Ses parents s’étaient un jour fait prendre, laissant le fils seul à ses manigances. Puis il avait fini par être mis au séchoir lui aussi, bien après qu’ils en furent sortis, divisant définitivement la petite famille. À présent, il s’agissait de reconnaître ses forces et ses faiblesses : il savait voler correctement, il avait juste vu trop gros. Il avait été trop gourmand. Tout comme ces mioches qui s’en étaient pris à un de ses amis et avaient lamentablement échoué. Il était temps de leur apprendre la vie !
Jéricho bondit de sa cachette au milieu d’une phrase, surprenant les petits jerbeens qui furent figés sur place.
- Alors ! assena-t-il d’une voix qu’il rendit volontairement plus grave. Alors comme ça, on n’est même pas capables de soutirer une bourse à trois contre un ?! Et vous vous prétendez bandits ? Ah ! Laissez-moi rire !
Les enfants le regardèrent d’un air d’incompréhension. Ils n’avaient jamais prétendu être des bandits. Sans doute n’avaient-ils aucun lien avec la Coalition et étaient juste contraints de recourir au vol pour survivre. Mais Jéricho aimait s’inventer des histoires épiques pour se donner du baume au cœur. De plus, imaginer ces enfants comme de « dangereux criminels » allait sans doute soulager sa conscience quand il allait les passer à tabac !
- On n’a rien fait ! prétendit le plus lent d’esprit.
- Sortez de chez nous ! protesta le plus vif en pointant sa dague vers lui.
Jéricho prit ça comme le premier signe d’agression et fit craquer son sort de main électrique près de son visage. Le gosse poussa un couinement aigu et se recula à temps. Ses deux camarades parvinrent à sortir de leur torpeur et s’armèrent à leur tour.
Au début, Jéricho parvint à esquiver et à se protéger des attaques réussies avec sa toute nouvelle armure en cuir. Ses sorts, cependant, manquaient toujours leur cible. C’était presque comme si quelque chose l’empêchait de viser juste… Il aurait pourtant dû le toucher, celui-là ! Comment s’était-il échappé ?!
Les dagues de ses adversaires laissèrent plus d’entailles dans ses vêtements que lui n’en laissa dans les leurs. Le luma ne tarderait d’ailleurs pas à être à court de magie. Il fallait qu’il parvienne à en vaincre au moins un ! Il savait que si l’un d’eux tombait, les autres abandonneraient le combat. Pour l’instant, cependant, les enfants rigolaient en tournant autour de lui. Ils semblaient prendre plaisir à l’humilié ! Jéricho eut du mal à le supporter et redoubla d’efforts, ce qui traduisit par une perte encore plus grande en précision.
Alors qu’il commençait à perdre le contrôle de la situation, un des enfants eut la vivacité d’esprit de s’armer d’un objet contondant qui traînait par terre et frappa Jéricho au visage. Le luma accusa le coup en jurant. Sa vision se brouilla et il laissa un flot de grossièretés se déverser de son bec – il me jura qu’il était plus « classe » d’habitude. Il se retourna en titubant vers son assaillant et sa contre-attaque fut fulgurante… En tout cas, elle laissa une belle marque sur le bois de la petite planque. Le gamin en profita pour passer rapidement dans son dos, le frapper à nouveau, et lui faire perdre connaissance.
Au plus profond de la nuit, quand l’alarme générale d’Alderheart retentit, Jéricho se réveilla en sursaut. Il se raidit comme pour se relever, mais constata rapidement qu’il était attaché à une chaise, nu comme un ver et couvert de la tête aux pieds de peinture verte. Seul lui restait le charme du nid, sécurisé autour de son cou. Les enfants avaient dû le croire sans valeur, contrairement à son armure de cuir ou à ses pièces d’or, évidemment.
Exposé à la vue de tous en plein milieu de la branche, il sentit avec panique le quartier s’éveiller.
C’était une leçon durement apprise, en effet…
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