Chapitre 24 : Réunion de famille
L’heure du rendez-vous pour partir à l’assaut de l’hypothétique camp de bandits fut fixée au lendemain matin, peu après l’aurore. La Garde rentra dans ses quartiers pour se préparer activement, menée par Nyarla, malgré l’insistance de Letico pour l’inviter à boire un coup. Les citoyens volontaires se dispersèrent dans les différents niveaux de l’arbre, laissant les Messagers Ardents seuls devant leur auberge du tronc. Nous allions enfin pouvoir terminer notre nuit au calme.
Même s’il ne nous restait que quelques courtes heures avant la fameuse aurore, nous en profitâmes au maximum. Certains eurent du mal à retrouver le sommeil et sursautaient au moindre bruit, craignant une nouvelle alarme. Mais rien de neuf ne se produisit.
Au petit déjeuner, les évènements de la nuit furent enfin discutés, et notamment les raisons de l’état de Jéricho, qui serait contraint d’occuper ses quelques heures libres à se nettoyer le plumage. Scott prit également la parole, pour une durée exceptionnellement longue pour lui, et nous conta son histoire avec les enfants, corroborant ainsi les dires du luma. La mienne me faisant trop honte, je prétendis avoir volontairement épuisé mes forces dans un fulgurant élan créatif, éludant la rencontre avec ma mère. Je n’étais même pas sûr d’en avoir discuté à la taverne avec Jéricho, qui l’avait pourtant vue en même temps que moi. Peut-être l’alcool lui avait-il fait oublier.
Ces bonnes informations ainsi échangées, le groupe se sépara et chacun alla faire ses préparatifs pour la bataille à venir. De ce conflit, je n’en pensais trop rien. L’idée de lutter contre la menace de la Coalition m’enivrait, mais celle de leur faire une guerre ouverte, beaucoup moins. Car il ne s’agissait ni plus ni moins qu’une déclaration de guerre, à la suite de laquelle les bandits allaient sans doute répliquer, et ainsi de suite… Mettant les Aldériens si précieux au Conseil en danger. J’ignorais si mon analyse était la bonne, si les bandits méritaient tant de considération compte tenu de leur nature immorale, et si j’étais prêt à défendre une solution plus pacifique. Pour l’instant, je suivais le mouvement du groupe.
S’il fallait en arriver là pour attirer le regard du Conseil sur le réel problème causé par les feux, alors ainsi soit-il : nous nous débarrasserions des bandits nous-mêmes.
En cette fraîche matinée, mon esprit était cependant ailleurs. La vision de la réunion touchante entre Nyarla et Letico avait éveillé en moi la nostalgie. Un sentiment dans lequel je m’étais baigné de nombreuses fois depuis mon départ et que je ne parvenais jamais tout à fait à éteindre. Ma famille me manquait, et si je voulais la revoir, ce serait peut-être ma dernière chance. Même si je semblais m’être quelque peu enhardi depuis le début de l’aventure, je n’en étais pas devenu inconscient au point d’oublier les risques que nous courrions. Peut-être que je ne reviendrais pas de cet assaut…
Pour les retrouver, je ne pouvais y couper plus longtemps, il fallait que je rentre à la maison. Peut-être mes sœurs et mon père, s’il était encore là, auraient des réponses concernant ma mère.
C’est le cœur plein d’espoir et la tête de souvenirs que mes pas me menèrent au-dessus du marché de la canopée. En passant par l’ouest, il fallait remonter une robuste branche, dépasser la maison tout en hauteur des Titandew abritant trois générations, celle des Angelon, ouvragée des marches à la cheminée pour venter leur entrée dans la bourgeoisie, et enfin le nid suspendu des Steelmoon, construction unique sur l’arbre, cadeau de mariage des parents de la mariée, pour enfin arriver à la nôtre : une immense bâtisse de pierre blanche et de briques de différents coloris, formant des motifs complexes. Elle comprenait assez de chambres pour accueillir cinq enfants. Nous n’étions que trois, mais il fut des générations où les fratries atteignirent sept !
Le boudoir de ma mère, qui avait toujours été réservé aux matriarches au fil des générations, était l’espace le plus au sommet, visible depuis l’extérieur grâce à un toit de verre panoramique. D’ordinaire richement décoré et rempli de plantes, il était actuellement obstrué par d’épais rideaux. Comme notre père était musicien, les pièces autrefois utilisées comme bureaux avaient été réaménagées en véritables auditoriums, le plus grand permettant d’accueillir un public de vingt personnes ! Naturellement, ils étaient équipés de tous les instruments possibles et imaginables, certains importés d’au-delà Humblewood. Enfin, notre maison était une des rares à disposer d’un extérieur, grâce à son emplacement de fin de branche. Il y avait là un jardin entretenu avec soin par ma mère, où poussaient notamment des champignons bioluminescents, des fleurs diverses et… un panneau ? « À vendre » ?
Comment ça, « à vendre » ?!
Non, ça n’était pas possible…
Près des haies de lierre apprivoisé qui délimitaient notre propriété, un panneau avait été planté dans le bois de l’arbre. La peinture semblait fraîche, pas plus vieille que quelques semaines… Pourquoi ma famille était-elle en train de déménager ? Cette maison était un héritage précieux datant de plusieurs générations, ma mère y tenait comme à la prunelle de ses yeux ! Notre réputation dans le quartier était grandement due à sa splendeur, les hauts faits de mon grand-père étant peu à peu effacés par les affres du temps. Qu’allait-il advenir de l’honneur des Lutharmo sans leur demeure ?!
Je m’approchai nerveusement de la porte, en essayant de me faire le plus discret possible et restai attentif aux bruits en provenance de l’intérieur. Réalisant que mon attitude était compromettante et qu’il faudrait bien que je toque à un moment donné, c’est ce que je fis. Le temps que la porte s’ouvre me parut durer une éternité, mais elle finit bel et bien par s’ouvrir sur le visage ridé d’une petite hedge en tenue de servante. Il s’agissait de Sella, une de nos domestiques les plus fidèles, sinon la plus fidèle, qui s’était occupée de nous depuis l’enfance. Bien qu’elle soit toujours restée à une distance respectueuse, je n’avais pu m’empêcher de m’attacher à elle, comme à d’autres de nos domestiques. Acte censé être « prohibé par la morale », selon mon père… Alors qu’il n’étais pas né bourgeois.
Sella me lança un regard désemparé en fermant et rouvrant la bouche plusieurs fois, visiblement incapable de choisir ses mots. Sa réaction et la présence du panneau « à vendre » m’avaient laissé dans le même état, et je me retrouvai à simplement lever la main pour la saluer.
Une voix féminine émana de derrière elle :
– Qu’est-ce qu’il y a, Sella ? Qui est-ce ?
Je reconnus immédiatement ma grande sœur Eurydice, bien qu’elle soit plus enrouée qu’avant. Mon visage s’illumina en l’entendant, comme si j’avais oublié tout ce qui venait de se passer. Ma sœur s’approcha de la porte et me vis dans l’embrasure. Elle fit une pause et son visage se décomposa, comme si elle voyait un meurtrier à sa porte. Mais très vite, elle reprit sa composition et afficha une expression neutre. Elle congédia la domestique un peu rudement et vint se poster solidement devant moi, les bras croisés.
– Qu’est-ce que tu veux ? lâcha-t-elle d’un ton fâché.
– Bonjour, Eurydice… Je suis revenu.
– Je vois ça.
Les mots qui sortaient de mon bec étaient tellement stupides ! Mais je baignais littéralement dans l’allégresse, il n’aurait pu en être autrement. Son comportement antipathique ne suffit pas à éteindre mon sourire. Elle n’avait de toute façon pas l’habitude d’avoir l’air gaie.
Une brève observation de son apparence me fournit plusieurs informations cruciales dont certaines, malheureusement, échappèrent à ma conscience sur le moment. Ma sœur, comme ma mère, avait un flamboyant plumage rouge, une anomalie chromatique bénie chez les lumas sera. Je pouvais constater que ses plumes étaient bien entretenues, parfaitement coiffées autour de son visage maquillé à la dernière mode. Elle portait une tenue que je n’avais encore jamais vue, mais qui entrait tout à fait dans ses standards de l’époque : rouge elle aussi, avec de la dentelle blanche et plusieurs jupons, plus longs derrière que devant, révélant son avantageuse anatomie à de potentiels partenaires. Elle était parfaitement élégante. J’étais heureux de voir qu’elle profitait de notre argent pour se faire plaisir, et cependant surpris qu’elle se permette une transgression si évidente du code d’habillage de père, elle qui avait toujours été très à cheval sur les règlements… Ce qui m’interpella peu et qui aurait peut-être du, c’était le bandage qu’elle portait à la main droite.
Sa physionomie exprimait une fermeture au dialogue certaine, mais j’interprétais simplement cela comme la conséquence de sa surprise, du déplaisir de ne pas m’avoir vu suivre les protocoles habituels. En effet, je n’avais pas pris la peine de me faire annoncer.
– Ça me fait plaisir de te voir ! Il s’est passé tellement de choses ces derniers temps, mais je n’ai pas arrêté de penser à vous.
Et je ne mentais pas. D’une certaine façon, je n’avais pas pu m’enlever ma famille de la tête…
– Tu m’en diras tant.
– Je suis rentré à la capitale pour une mission… Mon groupe et moi devions transmettre un message au Conseil. Aujourd’hui, on va aller dénicher des bandits. Ca rique d’être dangereux, alors je me suis dit que je devrais passer pour voir comment vous alliez avant…
– Tu n’aurais pas dû.
Eurydice s’appuya contre l’encadrement de porte et observa l’horizon loin derrière moi.
– Tu n’es plus le bienvenu ici, Herran.
Ses mots, bien que je n’en comprenne pas l’origine, me provoquèrent des sueurs froides. Si je n’étais plus ici chez moi, où était ma place ?
– Comment ça ? fis-je, désarçonné. Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Son expression passa soudainement à la colère et elle se remit sur ses deux pattes.
– Ce qu’il s’est passé ? Tu oses, toi, me demander ce qu’il s’est passé ?!
– Je ne comprends pas…
Elle siffla agressivement et frotta avec nervosité sa main blessée.
– Tu es ce qui est arrivé à cette famille. Quand tu es parti, tu as tout détruit.
J’attendais la suite, bouche bée, mais Eurydice ne semblait pas vouloir poursuivre. La colère l’étouffait.
– Où sont père et Helena ? l’encourageai-je. Pourquoi ai-je vu notre mère main dans la main avec une autre femme, près du marché ?
– Ils sont partis, tous partis ! s’exclama-t-elle en élevant la voix. Qu’est-ce que tu croyais, franchement ?! Qu’on allait tous sagement rester là à t’attendre, que rien n’allait changer ?
– Non, mais…
– Helena est partie à ta recherche, me coupa-t-elle hargneusement. Peu de temps après ton départ. On est sans nouvelles. Évidemment que c’était ce qu’elle allait faire ! Elle n’a jamais tenu en place. Tu lui as fait miroiter des histoires d’héroïsme puériles et des endroits qui n’existent peut-être même pas. Un monde qui n’a rien à voir avec la réalité, rien à voir avec Alderheart, et la voilà partie à ta recherche ! Toute seule ! Que crois-tu qui lui soit arrivé, en deux ans ?!
Je contemplais le sol. Je n’osais plus la regarder en face. Savoir ma tendre petite sœur seule dans le vaste monde, me terrifiait. Bien plus que j’étais moi-même en danger. Et s’il lui était arrivé malheur par ma faute ? Et si c’était de ça que la vision de la sorcière avait voulu me prévenir ? Le destin de mes proches… Qu’avais-je vu, déjà… ?
– Papa est parti lui aussi, poursuivit-elle sans pitié en faisant de grands gestes de son bras valide, ce qui ne lui ressemblait pas du tout. Il a perdu goût au travail et il est parti « se ressourcer ».
À la mention de père, Eurydice fit claquer sa langue, comme pour se réprimander elle-même. Son regard s’assombrit encore un peu plus, alors que la colère venait de faire place à la haine. Des sentiments extrêmes que je ne lui connaissais pas, et dont j’ignorais si j’étais la cause réelle. Je l’avais connue agacée et agaçante, hargneuse, méchante parfois, mais pas colérique ni haineuse… Le pire restait à venir.
– Avant même qu’il parte, maman l’a trompé. Elle l’a trompé et maintenant elle va se marier avec cette pute ! Une catin de basse classe !
– Non, je ne peux pas te laisser l’appeler ainsi…
Je ne connaissais pas ma nouvelle belle-mère, et je venais tout juste de prendre connaissance de leur engagement, mais si notre mère avait délaissé père pour cette femme, elle devait être valeureuse, classe sociale haute ou non. « Pute », « catin » était des termes bien trop insultants pour la fiancée de ma mère.
– Tais-toi, répliqua Eurydice, qui se retenait visiblement pour garder la face. Elle déshonore sa famille ! Et toi aussi ! Par ta faute, on vend la maison, c’était notre légitime héritage. On n’a plus d’argent, plus de toit au-dessus de la tête… Tout est de ta faute, conclut-elle.
– Je ne comprends pas… J’ai tout fait pour ne pas vous inquiéter.
– En partant sans prévenir quand tout le monde dormait ? Laisse-moi rire, cracha-t-elle en s’appuyant à nouveau contre la porte. Tu es juste bon à te trouver des excuses. Tu n’es qu’un sale égoïste.
La remarque faisait mal… Très mal… Mais n’était hélas pas dénuée de vérité.
– Et… Et mes lettres ? bafouillai-je. Je vous ai tenus au courant de mes faits et gestes aussi souvent que possible. Même si j’avoue avoir perdu en régularité ces derniers mois…
– Je les ai brûlées. De la première à la dernière, avoua-t-elle froidement. C’était insupportable de te lire, de te savoir encore en vie, là, dehors. Je ne les ai même pas lues.
– Mais maman, elle a dû s’inquiéter…
– Comme si ça aurait changé quelque chose ! Tu ne te rends pas compte ?! Tu ne te rends pas compte de ce que tu as fait ! Tu es parti sans rien dire et tu voudrais que tout aille bien ! Maman et Helena étaient brisées ! Brisées par ton départ ! Les lettres étaient inutiles, rien n’aurait pu les consoler. Père non plus, tu étais son seul fils, ajouta-t-elle, la voix presque brisée. Tu ne mérites pas qu’elles se fassent du mal à te lire.
« Tu n’en sais rien » voulus-je dire, mais les mots ne sortirent pas. Trop cruels, trop violents, après ce que je venais d’entendre. De quel droit lui ferais-je des reproches, moi qui l’avais cruellement abandonnée, à elle qui ne faisait qu’exprimer sa souffrance…
Je poursuivis ma contemplation du sol en silence, n’ayant rien pour la réconforter ou la rassurer. Je ne pouvais même pas me convaincre moi-même que « tout irait bien ».
Père trompé et disparu, Helena partie à ma recherche… Étaient-ils seulement en vie ? Rien n’était moins sûr. J’avais confiance dans le courage de Helena. Après tout, elle avait toujours été la meilleure de nous deux. Mais de là à survivre aux dangers de ce monde, seule, à un si jeune âge… Comment se faisait-il que, en deux ans, je ne l’avais jamais croisée ? Comment ne m’avait-elle pas trouvé ? Et père, alors ? Je bougeais pourtant lentement, limité par mes faibles moyens monétaires durement acquis…
Et maman… Tromper père… Je n’y croyais pas un instant. Il devait y avoir quelque chose que je ne voyais pas, une omission dans son récit, une bonne explication. Ce n’était pas possible autrement.
Et Eurydice dans tout ça, laissée seule à elle-même dans ce grand manoir, avec toute cette fatalité à gérer… Quelle tristesse. Je comprenais sa colère. Je pouvais même comprendre sa haine. Mais… ma sœur m’avait toujours aimé, elle avait toujours été pleine de tendresse, au-delà de son apparente froideur. Je ne pouvais que croire qu’elle parlait sous le coup de l’émotion, qu’elle n’en pensait pas la moitié, qu’il y avait un moyen de recoller les morceaux. C’était certain.
– Va-t’en, maintenant. Laisse-moi, ordonna-t-elle en se retournant.
Elle resta cependant debout dans l’embrasure, sans oser s’enfermer. Pas encore. Les émotions commencèrent à s’insinuer dans mon esprit. Après le flot d’informations que j’avais eu à digérer, je sentais la noirceur grandir en moi. Terreur, désespoir, regret, pitié, honte, colère, tristesse… Puis, la froide réalité. Ma vérité contre la sienne.
– Je ne regrette pas d’être parti, déclarai-je avec sérieux, toute émotion ayant quitté mon visage. Je devais le faire. Je ne pouvais pas m’épanouir, ici. Je suis parti pour mon propre bien, et si c’était à refaire, je le referais… Cependant, je suis désolé des conséquences de mon départ, je suis désolé de vous avoir blessés. Ce n’était pas mon intention. Je vous aime… et… Je n’ai pas la prétention de pouvoir réparer mes fautes… mais laisse-moi au moins te demander pardon, Eurydice.
– J’espère que ça valait le coup, conclut-elle d’une voix plus calme, presque triste, avant de lentement refermer la porte.
Je restai là, le bec quasiment contre le battant, à contempler les nervures du bois, l’esprit vidé de tout l’espoir qui m’habitait à mon arrivée, les révélations et les mots blessants d’Eurydice en boucle dans ma tête…
Qu’avais-je fait subir à ma famille… ?
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