Chapitre 27 : Interrogatoire
Il restait beaucoup de choses au camp. Ou plutôt : les bandits avaient abandonné derrière eux beaucoup d’objets volés. Pour la seconde fois.
Tandis que les gardes étaient occupés à réunir les macchabées et à soigner les vivants, les Messagers Ardents débutèrent leur pillage. C’était devenu une coutume chez nous, de mettre nos mains où nous ne devrions pas. Coutume à laquelle je n’adhérais que parce que j’étais sans le sou, sans dagues ni armure, et que nos victimes étaient des bandits. Est-ce un crime de voler les voleurs ? Je ne crois pas.
C’est dans cet esprit que je m’approchai avec prudence du corps inconscient de Fray, avec l’intention d’être prioritaire sur l’acquisition de ses possessions. Si ça n’avait été pour le sang qui perlait sur son front, on aurait pu croire que la vulpine dormait paisiblement. Cette femme ne doutait vraiment de rien… Inconsciente qu’elle avait été de se battre seule contre un groupe complet.
À côté d’elle, Jéricho remuait légèrement, ne laissant pas Paul le traiter. Il grommelait en essayant d’atteindre le cou de son « amie ». Je me remémorai alors cette grotesque histoire de laisse qu’il y avait entre eux et lui lançai une mimique de dégoût avant que ses âneries ne lui fassent perdre connaissance. J’irai le soigner plus tard, quand j’aurai récupéré tout ce qui était récupérable et que je serais parvenu à retirer cette satanée flèche de ma hanche.
Paul le traîna sur un lit de fortune pendant que je laissai aller mes mains dans les affaires de Fray. La vulpine, étant gradée dans la Coalition, avait quelques possessions de valeur. À commencer par son armure, quasiment intact, sa magnifique rapière, une bague avec un énorme rubis et une espèce de broche en or luisante, que je ne me gênai d’accrocher à mes propres vêtements. Pour mon plus grand plaisir, son armure ne nécessiterait que quelques ajustements pour être à ma taille et était bien plus saillante que mes loques. La broche était aussi une touche saillante. La rapière, enfin, parfaisait le tout.
Si la rose n’avait pas été le signe distinctif des armes de la Coalition, j’aurais dit que mon apparence était correcte, selon mes standards. Il ne manquait plus que la paire de bottes magiques de la jeune jerbeenne pour parfaire mon nouvel arsenal. Notre prisonnière se débattit dans les liens que Scott lui avait faits tandis que je lui volais la possession qu’elle avait elle-même volée. Je croisai son regard pendant un bref instant et pus y lire la haine, le mépris et un fébrile désir de me faire souffrir. Bien qu’elle soit solidement attachée et à notre merci, je m’éloignai d’un pas. Je tentai de rester stoïque, de ne montrer aucu signe de faiblesse face à l’ennemi, mais son jugement me toucha.
Oui, je sais, c’était un bandit. Elle avait probablement commis des crimes par le passé, et si elle avait été libre à ce moment-là, elle m’aurait planté sa dague au travers de la gorge. Mais c’était juste plus fort que moi. Ce n’était qu’une enfant ! Et je savais que derrière cette expression meurtrière se cachait la volonté de mener une vie normale. Que c’était une petite jerbeen qui ne demandait qu’à avoir des parents, une famille et une maison, comme moi, comme n’importe qui. Un environnement sain dans lequel grandir sereinement… Et pas ici, au milieu de la boue et de dangereux individus, à truander et voler ses semblables pour une bouchée de pain et une tape dans le dos.
C’était pour ça, définitivement ! C’était pour ça que je ressentais de la compassion et que j’étais presque tenté de lui rendre ses chaussures. Parce que c’était une enfant, qu’elle n’était pas comme les autres bandits, qu’elle n’avait jamais voulu ça. Les autres étaient des meurtriers par choix, pas elle. Pas vrai ?
***
À notre retour, notre entrevue avec le Conseil fut brève. Ismael prononça publiquement son rapport à sa supérieure avec une mauvaise foi qui en fit pâlir plus d’un. Il éluda tous les passages durant lesquels il avait poursuivi des bandits terrorisés en riant, achevé des victimes qu’on aurait pu soigner, refusé de creuser les tombes pour elles en nous laissant faire tout le travail… Bref, il se fit passer pour un parfait sergent. Bandits ou pas, il avait violé les consignes de ses supérieurs et avait fait preuve d’une cruauté sans nom. Intérieurement, je me jurai que cet homme payerait un jour pour ce qu’il avait fait. Nyarla, d’ailleurs, n’était pas dupe de ses manigances, et j’imaginai pouvoir compter sur son aide si nous venions à emprunter la « voie officielle » pour le faire tomber.
Le Conseil félicita les Messagers Ardents pour leur contribution à cette écrasante victoire et nous promit de revenir vers nous quand de plus amples informations auraient été récoltées, afin de préparer ensemble une offensive sur le camp de la Coalition. En guise de récompense, ils nous laissèrent garder les biens que nous avions « récupérés » dans le camp.
Nous avions gagné du crédit auprès du Conseil et étions plus que satisfaits d’être enfin inclus dans la boucle de décisions, enfin considérés comme des membres à part entière de cette bataille. Nous avions l’impression que le Conseil était prêt à nous écouter, qu’ils étaient devenus honnêtes avec nous. Je ne dirais pas que toute notre frustration pour l’attitude passée de Rita s’était soudainement envolée, mais la plupart de nos barrières dans cette relations avaient été abattues.
Alors que les autres s’apprêtaient à quitter la salle, j’en profitai pour requérir une faveur à la porte-parole, espérant qu’elle pourrait m’aider :
– Je suis un ancien aldérien, expliquai-je, pensant que cela donnerait du poids à ma demande. J’ai quitté la ville il y a deux ans et ai perdu la trace de ma mère, Colyé Lutharmo. Je sais qu’elle réside toujours ici, mais j’ignore où exactement. Je me demandais s’il existait une sorte de registre de la ville qui pourrait me permettre de la retrouver, et si vous me donneriez l’autorisation d’y accéder ?
– Cher Messager, je ne peux malheureusement pas accorder votre demande, répondit fermement Rita, bien que son visage laissait paraître son empathie. Je reconnais que votre famille, et notamment votre grand-père maternel, ont beaucoup contribué à la prospérité de notre ville, et j’ose espérer que cette trace persistera dans l’histoire. Malheureusement, répéta-t-elle malgré mon air affligé, nous ne pouvons pas nous permettre actuellement de concentrer les efforts du Conseil et de son administration sur une requête personnel.
Rita était donc au courant de mon affiliation. Elle savait que les Lutharmo avaient un fils et elle n’était pas surprise de le retrouver dans un groupe d’aventuriers, après deux ans d’absence. Les rumeurs et les nouvelles allaient vite au sein de la bourgeoisie, et les membres du Conseil en faisaient généralement partie. Que savait-elle d’autre sur les déchirements que ma famille avait vécus en mon absence ? À quel point était-elle au courant ?
– Je comprends, affirmai-je, déçu, mais sans animosité.
– Je vous souhaite bonne chance dans votre recherche.
– Merci…
C’est complètement éreintés que les Messagers Ardents quittèrent la place du Conseil et descendirent le long escalier. Arrivés sur la place du marché, nous nous séparâmes. Les cinq autres souhaitaient aller interroger les prisonniers de l’opération afin d’en apprendre plus sur le camp de la Coalition et de faire gagner du temps au Conseil. Secrètement, j’imaginais que Jéricho voulait revoir Fray.
Honnêtement, c’était très peu pour moi. Descendre dans les racines puantes ne me faisait pas envie, parler à de dangereux criminels non plus, et avoir une raison de plus de devoir revoir mes certitudes, encore moins ! À ce stade, j’étais bien conscient de mes contradictions. La prise de conscience était en cours, mais j’avais tellement d’autres préoccupations, que revoir ma morale et ma conception du monde étaient le cadet de mes soucis !
***
Letico et les autres Messagers se rendirent dans le tronc, d’où ils purent accéder aux niveaux inférieurs. C’était la première fois que chacun d’eux y mettait les pieds. A mesure de leur descente, ils sentirent l’air devenir plus dense, plus odorant et l’humidité s’insinuer dans leurs vêtements. La baisse de luminosité s’accompagna d’une accentuation de l’anxiété pour les trois boishommes du groupe. Bien que Scott ait passé de nombreuses années sous les branches basses, il n’appréciait pas les intérieurs pour autant, et encore moins les sous-sols…
Les compagnons réalisèrent un peu tard qu’ils n’avaient aucune idée d’où ils allaient et durent demander leur chemin à un mendiant, ce qui les délaissa de leur première pièce d’argent de la journée, mais pas la dernière.
La prison d’Alderheart se trouvait ici pour une raison : le Conseil réservait les pires conditions de vie pour ses citoyens les moins assidus, les moins « utiles »… Les Messagers purent le constater dès leur passage devant la première cellule, ridiculement petite, humide et dépourvue de toute commodité. Mais le pire se trouvait dans les étages les plus profonds du lieu, là où on logeait les pires criminels, et c’est là qu’ils décidèrent de se rendre dans l’espoir de rencontrer un bandit qui ne mériterait pas leur pitié et qu’ils pourraient malmener à loisir.
Les gardes s’écartèrent volontiers sur leur passage et l’un d’eux se dévoua même à les guider, impressionné par l’aura d’héroïsme que nous commencions à dégager depuis notre participation active à la résistance. Dans les cellules les plus petites et sales de la prison étaient enchaînés les bandits capturés lors de leur assaut de la capitale, puis lors du nôtre sur leur camp. Parmi eux, ils reconnurent la petite jerbeenne à qui j’avais emprunté les chaussures. La gamine avait l’air en mauvais état et dépitée, elle ne leur décrocha pas même un regard. De toute façon, Jéricho n’avait d’yeux que pour une personne… Celle dont la cellule était actuellement vide.
– Fray Merridan ? Le sergent Ismael s’occupe d’elle actuellement. Et je n’aimerais pas être à sa place, le bougre n’a pas la main légère…
Jéricho serra le bec et se retint d’en coller une au garde, sachant que cela ne les aiderait pas et que c’était à Ismael qu’il devrait s’en prendre. Après cette déclaration, les compagnons purent en effet percevoir les échos d’une séance d’interrogatoire musclée, à la grande terreur de Paul. Ils en firent fi, sachant qu’ils ne pouvaient rien y changer et étant peu enclins à échanger des informations avec lui, afin de se trouver leur propre source d’information.
– Montrez nous le pire criminel que vous ayez, demanda Jéricho, soutenu par Letico.
Le garde les mena vers une cellule au fond du couloir, qu’on pouvait presque qualifier de trou, vu sa grossièreté. Les barreaux, en revanche, étaient solidement ancrés dans le bois des racines.
– Qu’est-ce que vous voulez ? cracha son occupant en relevant un œil méfiant entre ses poils longs mal taillés.
– Diego est un meurtrier multi-récidiviste, annonça le garde, ignorant allégrement le mapach. Il a rejoint la Coalition il y a un an et s’est fait un nom comme voleur. Il est connu pour ne laisser aucune chance, surtout les plus riches.
– Parfait, s’exclama le strig. On devrait pouvoir en tirer quelque chose. Serait-il possible d’accéder à la cellule pour plus « d’intimité » ?
– Je ne sais pas… rechigna le garde. Qu’est ce que vous comptez lui faire ?
– Le faire parler, rien de plus.
– Mon supérieur ne sera pas très content si je vous laisse entrer. Question de sécurité...
– Allons, nous sommes les Messagers Ardents en personne ! rétorqua Jéricho en glissant une pièce d’or dans sa patte. Qu’est-ce qui pourrait bien nous arriver ?!
– Vous avez sans doute raison, admit-il. C’est pour la bonne cause, n’est-ce pas ?
– Absolument ! confirma le strig en faisant craquer ses phalanges emplumées tandis que le garde leur ouvrait le passage. Nous faisons tout ça pour sauver Humblewood.
Le garde tourna alors le dos à la cellule et annonça aller prendre sa pause, laissant les Messagers et leur victime seuls.
Avant de poursuivre, une dernière précaution s’imposait :
Paul ! s’exclama Letico. Et si tu allais trouver une tasse de café bien chaude pour notre ami ? Nous voulons qu’il soit dans de bonnes dispositions !
– Et une autre pour moi, tant que tu y es, ajouta Jéricho.
– Vraiment ? Maintenant ? interrogea Paul en se tordant les doigts.
– Oui, s’il te plaît.
– D’accord…
Le vulpin n’avait aucune idée d’où il allait trouver du café, mais il s’exécuta en vitesse, remontant la totalité des escaliers en courant. Letico soupira, soulagé de savoir que leur sensible ami ne serait pas là pour ce qui allait suivre…
Quand Paul revint, une tasse et une coupelle tenues avec délicatesse entre ses grands doigts griffus, il trouva ses amis en train de remonter en sens inverse, l’air grave.
L’entretien avait porté ses fruits. Nous pouvions désormais mettre un nom sur notre ennemie : Benna Seridan, Commande de la Coalition.
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