Chapitre 28 : Tu n’aurais pas dû revenir
Devant l’impossibilité d’obtenir l’aide du Conseil, je me retrouvai à poursuive ma recherche seul. Errant à nouveau dans les rues comme un étranger, je contemplai la mine tantôt dégoûtée, souvent hostile des habitants oishommes. Rien de surprenant, quand on porte une tenue de bandit et qu’on est couvert de sang. Ce n’était toutefois pas une réaction à laquelle j’étais habitué.
J’avais l’intention de m’attaquer à une nouvelle branche et d’y passer la journée si nécessaire, en évitant cette fois de m’égosiller jusqu’au levé de la lune. Après quoi il m’en resterait au moins trois autres dans la direction que ma mère et la luma rouge avaient empruntée. Je n’osais pas imaginer un scénario dans lequel cette direction était fausse…
Une possible solution se présenta à moi tandis que je faisais tourner entre mes doigts le disque de rubis que Jéricho m’avait confié. Il faisait partie du butin de guerre commun des Messagers récolté après qu’il fut remis sur pieds, auquel j’avais ajouté la bague de Fray tout en conservant armure, broche, épée et chausses ! J’étais également parvenu à faire l’acquisition de onze dagues, en tout et pour tout, y compris les miennes. J’étais devenu le mieux équipé ! Ça en était presque ridicule. Je considérais toutefois que ce n’était que justice, vu que j’étais le seul soigneur du groupe, et que je n’avais pas eu l’opportunité d’acquérir d’armes suspectes au marché noir !
Ce disque écarlate poli était très agréable à manipuler. Doux au toucher, d’une solidité à toutes épreuves, parfaitement équilibré. S’il n’avait pas représenté une valeur marchande d’au moins cinquante pièces d’or, je l’aurais gardé comme anti-stress. A l’heure actuelle cependant, je n’étais pas dans le besoin. Sur le trajet, j’avais pris la décision de confier ce disque à ma sœur Eurydice. La division de la famille l’avait sans doute laissée sans le sou et cette maigre contribution était la moindre des choses. J’aurais voulu repousser l’échéance au maximum, comme je le faisais toujours, mais les circonstances ne me le permettaient pas. A tout instant, Eurydice pouvait être partie, et je perdrais à jamais l’opportunité de prouver ma bonne foi.
Pour éviter de l’importuner à nouveau et convaincu que j’étais incapable de lui faire face sans bafouiller, j’avais passé le trajet à rédiger une lettre. Une lettre médiocre dans laquelle j’exprimais ma reconnaissance pour ce qu’elle avait fait pour moi par le passé et mon regret de l’avoir blessée. Peut-être mes mots sauraient mieux la toucher si elle lisait avec sa propre voix.
Finalement, je devrais lui parler quand même pour lui demander si elle connaissait l’adresse de notre mère. Elle devait forcément la connaître ! J’étais tenté de jouer mon courage à pile ou face, mais il serait plus raisonnable de juger de mes chances de succès sur place.
Je gravis la branche du quartier bourgeois, passai devant les maisons des Titandew, des Angelon et des Steelmoon, et rejoins la mienne. Enfin, celle qui fut la mienne. Un bref regard à l’intérieur m’informa qu’elle était toujours habitée, bien que la plupart des meubles aient disparu. N’ayant pas le temps de laisser la nostalgie m’étreindre, je déposai la lettre et le disque de rubis sur le porche et toquai avant de prestement me dissimuler derrière un buisson. Après quelques secondes, la porte s’ouvrit à la volée. Eurydice, son bras blessé gardé près du corps, scruta les alentours d’un air suspicieux avant de reporter son attention sur le sol. Elle avait allégrement marché dessus et dû reculer pour la récupérer. Elle s’empara d’abord du disque de rubis, qu’elle enfourna dans son col, là où les femmes gardent leurs précieuses possessions en l’absence de poches, puis s’intéressa à la lettre, qu’elle retourna pour chercher un expéditeur. Je n’en avais laissé aucun, pour qu’elle ne la brûle pas comme elle avait brûlé les autres. Elle leva la tête une dernière fois, au cas où son mystérieux bienfaiteur décide de se montrer. Je restai pour l’instant dans l’ombre, à observer sa réaction. Finalement, elle se décida à l’ouvrir et en parcourut le contenu d’un œil attentif. Puis, sans une once d’émotion sur le visage, elle la replia à la hâte et l’emporta à l’intérieur. La porte se referma dans un claquement sonore.
Je sortis de ma cachette dans un bruissement et époussetai mes vêtements. Ça s’était moins mal passé que prévu ! Eurydice n’avait pas déchiré la lettre, ne l’avait pas jetée par terre, n’avait pas grogné ou crié mon nom de colère. C’était encourageant ! Je décidai que les circonstances étaient suffisamment favorables à une rencontre et fis face à la porte avec espoir.
Je n’avais pas eu l’occasion de prendre un bain depuis plusieurs jours, j’étais couvert de sang et armé jusqu’au bec. Une apparence tout à fait inadéquate pour la situation. Ma sœur ne prêtait pas un œil tendre aux lumas dépenaillés. Mais il faudra que ça fasse l’affaire, je n’avais pas une minute à perdre : dans moins de sept jours, les Messagers seraient repartis. Une nouvelle mission, beaucoup de dangers, une chance supplémentaire d’aider et de remonter dans son estime.
Après une dernière tentative de me recoiffer, je frappai encore à la porte. Eurydice se précipita sur la poignée comme une furie et faillit me rentrer dedans alors qu’elle s’avançait dans l’embrasure. Dès qu’elle me vit, son visage afficha un profond air de dégoût, et ce avant même que l’odeur ne lui parvienne.
– Quoi ?! lança-t-elle en s’écartant de moi.
– Je… Je souhaitais t’apporter ce disque de rubis. J’espère que sa vente pourra te fournir des fonds suffisamment confortables pour une courte période…
Eurydice ne dit rien et se pencha mollement sur une hanche, les bras croisés, blasée par ma présence.
– J’ai vu que tu avais lu ma lettre…
– Oui. Une piètre tentative pour tenter de me convaincre de te pardonner.
– Mais pas du tout ! Je n’ai fait qu’écrire ce que je ressentais.
– Si tu crois pouvoir m’acheter avec de l’argent, tu es bien naïf, poursuivit-elle en ignorant mes arguments. Je peux très bien subvenir seule à mes besoins, je me passerai volontiers de ton « aide » et de ta présence, si tu avais seulement écouté ce que je t’ai dit la dernière fois. Mais évidemment, tu t’en fous. Ce qui t’intéresse vraiment, c’est juste d’alléger ta propre conscience.
Je cherchai à toute allure des contre-arguments dans ma tête, sans rien trouver de convaincant. Le silence en disait long sur la véracité de ses propos.
– Pars, Herran.
– Attends ! protestai-je avant qu’elle ne me claque la porte au nez. J’ai… j’ai besoin de retrouver maman, s’il te plaît.
J’étais prêt à la supplier, s’il le fallait. Je n’avais pas le début d’un indice, aucun autre espoir que son témoignage. Elle me jugea de la tête aux pieds, le dégoût et la déception s’entremêlaient dans son regard. Mon cœur se mit à battre plus vite.
– Tu es venu pour elle, en fait… Pathétique.
Si même ma mère refusait de me parler, je ne savais pas ce que je ferais…
– Tu sais sûrement quelque chose, n’importe quel détail pourrait m’aider. Elle a bien dû revenir ici ou t’écrire une lettre, pour que tu sois au courant de son engagement !
– Je ne sais pas où elle est, Herran ! assena-t-elle, exaspérée par mon insistance. Et je m’en fiche. Pour ce que j’en sais, elle pourrait très bien être en lune de miel avec sa pute !
Elle tourna la tête, signe que ce sujet était clos. Elle ne me le dirait jamais, si tant est qu’elle le sache. C’était une cause perdue. Le silence s’étira encore entre nous.
– J’essaye de rendre service à la communauté, avec les Messagers Ardents, tentai-je de meubler la conversation, en supposant qu’elle ait entendu parler de nous. Le Conseil nous a donné une nouvelle mission : après avoir rasé l’avant-poste de la Coalition, nous allons nous rendre directement à leurs portes, sur la Crête.
– C’est comme ça que tu t’es retrouvé couvert de sang et de viscères ? cracha-t-elle.
– Oui. J’ai eu de la chance, admis-je en repensant à nos pertes. J’aurais pu ne pas en revenir.
– Dommage.
La violence de ce mot me fit vaciller. Une sueur glaciale couvrit mon front, plus aucun mot ne voulut sortir de mon bec.
Toute trace de la connexion qui avait pu relier le frère à la sœur avait disparu. Je n’étais plus rien pour elle, et je me rendis compte que son indifférence, sa déception, étaient plus douloureuses que sa colère. Même si dans les deux cas le dialogue était impossible, la colère lui permettait au moins d’extérioriser. Dans le vide de l’indifférence, les sentiments négatifs festoyaient à loisir.
Eurydice referma la porte sur moi.
***
Marcher, marcher, et marcher encore. Aucune distance n’était suffisante pour oublier la douleur, mais je m’éloignais quand même, le plus loin possible, en titubant presque. Mon champ de vision était étrangement déformé, j’étais tremblant et assailli de vertiges. C’était impossible de penser à autre chose qu’à ce corps qui me lâchait dans les pires moments.
Je me retrouvai dans le quartier résidentiel plus pauvre. Désespéré et épuisé, je me laissai aller par terre, adossé à une statue au milieu de la rue. Les gens semblèrent passer à toute allure à côté de moi, ou bien c’était le temps qui s’étirait.
Jamais je ne retrouverais ma mère… Jamais je ne retrouverais ma famille. C’était foutu…
La vision troublée par les larmes, je levai la tête vers les branches hautes, la tête calée contre le marbre froid, et le soleil à son zénith m’irrita la rétine. Je crus percevoir des formes éthérées dans la lumière dansante. Des corps et des images, des souvenirs doux-amer. Les limitations de notre éducation, les sourires chaleureux, mais également les sourires passifs-agressifs, les dînés en famille dans un silence religieux, respectueux mais contraint, l’appréciation et la détestation de l’opulence, les accolades tendres de Helena, la beauté de sa jeunesse et de ses rêves, les réprimandes pleines de bonnes intentions d’Eurydice, qui ne souhaitait que nous épargner celles de notre père… Père, son exigence excessive, feinte, imposée par sa descendance modeste et son mariage arrangé à la bourgeoisie. Ses gifles et ses coups d’archet sur les doigts quand une note était plus haute que l’autre… La chaleur de ma mère quand elle nous rassurait après coup qu’il nous aimait, qu’il ne savait juste pas comment le montrer… Que ce n’était pas sa faute…
Et dire que ma pauvre mère n’avait jamais eu l’occasion de lire mes lettres, de savoir même que j’étais en vie…
Non, je ne pouvais pas l’abandonner comme ça. Ce n’était pas juste. Je devais la retrouver et lui montrer que j’allais bien ! Même si j’avais peur, même si elle me fermait violemment la porte au nez, elle méritait de savoir, elle avait été trop bonne pour moi. Reboosté, je me rendis à l’extrémité de la branche et entrepris de frapper à chaque porte, jusqu’à ce que mort s’ensuive, si nécessaire !
Porte après porte, j’essuyai refus sur refus, insultes sur insultes. Le mépris était général, les habitants commencèrent même à prévenir leurs voisins de ne pas me répondre. La Garde ne tarderait pas, me fis-je la réflexion. Entre le sang sur mon armure, ma lame de bandit et mon agitation visible, les chances n’étaient pas de mon côté. J’allais peut-être bientôt rejoindre mes compagnons dans les racines ! La douce ironie…
J’avais commencé à automatiser ma démarche, « Bonjour, sauriez-vous… Non ? Au revoir », perdant toute forme de concentration à mesure que la détermination se retransformait en désespoir, que le gouffre sous mes pieds grandissait, quand ma main resta soudainement suspendue en l’air. La porte s’était ouverte avant que je n’y frappe. Mes yeux se plongèrent dans ceux de la luma de l’autre côté et mon cœur manqua un battement.
– Herran ?
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