Chapitre 29 : Nouvelle famille

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Ma voix s’étrangla dans ma gorge, soudain asséchée par l’émotion. Mon cœur se mit à battre très fort dans ma poitrine. Je fis un pas incertain vers ma mère, sur le point de l’enlacer, et ne fut retenu que par ma seule conscience : et si elle ne voulait pas de moi ? L’euphorie se figea sur mes traits, dans l’attente d’une réaction de sa part.

– Mon fils… chuchota-t-elle de la même petite voix, surprise, soulagée.

Elle engagea l’accolade d’elle-même et je ne pus que m’y laisser aller. Ma tête solidement posée sur son épaule, je me reposai et laissai s’en aller les craintes insensées et les questionnements inutiles. Je m’enivrai de son odeur. Elle avait changé de parfum, mais il était toujours aussi délectable, toujours fleuri et discret, digne d’une dame. Ses bras m’enserraient avec poigne, peut-être pour s’assurer que j’étais réel, que je n’allais pas m’échapper. Je n’en avais plus aucune intention. Je ne la laisserai plus jamais tomber, comme deux ans auparavant.

– Herran, murmura-t-elle de nouveau. Tu es revenu.

Eurydice avait détesté ces mots : « je suis revenu ». Ma mère, à l’inverse, les avait prononcés. J’étais immensément soulagé de sa réaction, bien qu’une certaine gêne persiste au fond de moi. Ma mère s’éloigna tout en maintenant une proximité intime et me scruta avec des yeux humides. Ses mains agrippèrent mon visage et un sourire tremblant illumina son bec.

– En une seule pièce, remarqua-t-elle.

– J’ai fait de mon mieux, plaisantai-je pour me détendre.

Ma mère laissa échapper un petit rire et me serra une seconde fois rapidement avant de m’offrir d’entrer. Je passai le précautionneusement porche, entrai dans un nid que je croyais ne jamais trouver. La maison était logée dans un nœud d’arbre, à la différence que l’arbre était l’immense Alderheart et que le trou avait au moins la salle d’un des amphithéâtres de notre manoir familial. C’est-à-dire relativement grand.

Le couloir était suffisamment large pour nous laisser marcher côté à côté. L’absence de fenêtres ne rendait pas le lieu étouffant. La lumière tamisée des lanternes, au contraire, renvoyait une sensation d’intimité agréable. Sur notre passage, elle éclaira quelques petits tableaux, une commode avec un joli vase, et une série de chaussures bien alignées sur le côté. Il y en avait deux rangées distinctes…

Un bruissement au fond du couloir interrompit notre progression, puis une silhouette émergea de l’ombre. Ma mère me lança un regard que je ne sus déchiffrer. Elle ignorait que j’avais déjà vu la charmante luma rouge qui me regardait d’un air hébété. Elle secoua ses plumes d’embarras, comme elle le faisait souvent, puis s’avança vers sa promise avec un sourire rassurant. Elle se tourna vers moi et me présenta ma belle-mère :

– Aria, ma chérie, je te présente mon fils, Herran. Herran, c’est… ma fiancée, Aria Fiora.

Une soudaine sueur froide me couvrit le plumage. On m’avait éduqué à être révérencieux envers les inconnus, mais celle-ci ne m’était pas totalement étrangère. J’étais également déjà au courant de leur engagement, je n’étais pas capable de feindre l’ignorance. Cependant, je ne voulais pas rendre la situation embarrassante en leur avouant. Je m’inclinai alors légèrement et la saluai, comme j’aurais salué n’importe qui. Elle ne parvint pas à soutenir mon regard, ni à me rendre mon salut. La pauvre femme devait se demander ce que le fils disparu de sa bien aimée faisait là !

Ma mère échangea quelques mots tout bas avec elle et elle s’éclipsa par où elle était venue. Elle me rejoint en trottinant, engoncée dans ses robes.

– Pardonne-la, elle est un peu timide.

– Je comprends.

Intérieurement, cependant, je ne pus m’empêcher d’imaginer que ma belle-mère me détestait déjà…

Ma mère m’installa dans un charmant petit salon, le seul de la maison, et m’offrit le thé. Le temps qu’elle le prépare me parut durer une éternité. Elle m’avait laissé seul et je n’avais pas grand-chose pour m’informer sous les yeux, seulement quelques tapisseries et meubles qui ne me disaient rien, pas même à qui appartenait vraiment la maison, si Aria avait des hobbies, de la famille, quel était son métier… Son mystère restait entier.

Ma mère revint sans se presser et posa une tasse devant moi avant de s’étendre dans le fauteuil opposé. Pour voir qu’il lui avait été servi tout prêt toute sa vie, son thé n’était pas mauvais. Je laissai même échapper un petit son de contentement pour lui signaler. Elle le remarqua et me sourit.

Elle fit jouer ses doigts sur la porcelaine en soufflant pour refroidir le breuvage, sans me lâcher des yeux, imprimant le moindre de mes traits dans sa mémoire. Je m’étais promis de ne plus m’enfuir, mais il me restait encore à le lui promettre à elle.

– J’ai tant de choses à te raconter, je ne sais pas par où commencer…

– J’imagine. Pourquoi ne pas commencer par le début, dans ce cas ?

Une fois que je fus lancé, je fus inarrêtable. Je lui contai toute mon aventure avec les Messagers Ardents, dont elle avait apparemment déjà entendu parler. Elle partagea mes émotions au fil du récit. Mon doute, mes craintes, mes joies, mon espoir. Je fis en sorte de ne lui cacher que les plus honteuses de mes erreurs, notamment ma mésaventure avec le thé, ou ma démonstration chez Krane. J’avais encore un peu de dignité à protéger ! Même si je me mettais à nu devant elle, je souhaitais la préserver de ces souvenirs que je n’avais moi-même pas encore digéré. Je refusais d’accepter d’être vulnérable, même face à ma propre mère… C’est encore de cela dont j’ai le plus honte, aujourd’hui. Elle m’aurait écouté, je le sais, mais j’étais têtu. Trop tétu.

– Tu as beaucoup grandi, remarqua-t-elle à la fin, avec un sourire maternel qui m’avait longtemps manqué.

– Je ne sais pas… J’ai peur en allant au combat, j’ai une dizaine de dagues dans mon sac et pourtant je me sens désarmé… Je n’ai pas l’impression d’avoir de rôle à jouer dans cette quête…

– Tu en as pourtant joué un grand rôle jusque-là. Sans toi, vous ne seriez probablement pas arrivés jusqu’à moi. Certains de tes amis, ce Paul, notamment, seraient morts. Les bandits auraient pu vous faucher dès le début de l’aventure. Et pourtant, tu es là, dans mon salon, à boire du thé, mon chéri. Tu as peut-être peur, mais c’est bien normal quand on fait face à tant de difficultés. Moi, je trouve que tu t’en es très bien sorti.

Elle posa sa tasse sur la table et ses yeux sur moi.

– Je suis fière de toi, Herran.

Ses mots emplirent mon cœur d’une douce chaleur. Je gardai les yeux obstinément baissés sur ma tasse et tentai d’encapsuler ce sentiment dans ma mémoire, pour l’y récupérer dans mes pires moments.

Beaucoup de choses avaient changé chez elle, malgré les apparences. Elle avait l’air… plus heureuse. Plus libre de ses mouvements. A mon époque, elle avait tendances à garder ses bras près du corps, ses robes longues et en parfait ordre, sa voix basse et parfaitement égale, comme on l’avait éduqué à le faire. Je le sais, parce que mon père s’efforçait à nous rendre comme elle. Comme il était digne d’élever de jeunes bourgeois, à toujours courir derrière la plus pure noblesse, pourtant inaccessible… Et tant mieux. Car Colyée Lutharmo – enfin, de son nom de jeune fille que j’ai oublié – avait l’air enfin heureuse.

Moi qui avais eu peur de ne rien retrouver comme avant, j’appréciait finalement ce changement précurseur d’un bel avenir.

– Merci, maman.

– De rien, mon bébé. Tu es capable de grandes choses. Je le sais et tu le sais aussi.

– J’essaye d’y croire et de m’y accrocher. C’est une pensée volatile quand le danger rode derrière chaque arbre…

– Tu as déjà été très courageux d’entreprendre cette quête quand rien ne t’y obligeait. Ton groupe et toi allez trouver ces bandits et les ramener à la raison, j’en suis persuadée.

– Je l’espère aussi. Je n’ai pas envie de devoir… Enfin… tu sais.

Son regard sombre me fit comprendre qu’elle savait. Elle savait désormais par quoi j’avais dû passer et que je n’avais encore jamais tué. Elle savait aussi que ce serait probablement inévitable dans le futur. Je ne sais pas ce qui l’effrayait le plus : savoir que son fils était passé plusieurs fois proches de la mort ou le fait qu’il risquait de salir son âme… Quoi qu’elle en pense, elle affichait une confiance inépuisable.

– Tu feras ce qui est juste, j’ai confiance dans ton jugement. Tu avais raison de partir comme tu l’as fait, et tu as eu raison de revenir. Je n’ai aucune crainte pour l’avenir d’Humblewood.

– Mon jugement… susurrai-je.

Mes pensées allèrent inévitablement du côté d’Eurydice. Les mains moites, je tentai d’assurer ma prise sur ma tasse.

– Ma propre sœur m’a désavoué, lui confiai-je comme j’avais cantonné mon récit à notre quête. Eurydice m’a refermé la porte au nez avec une violence inattendue… Qu’est-ce qui lui est arrivé pendant mon absence ?

Ma mère garda les yeux rivés sur le sol un moment, à peser ses mots. Ca ne présageait rien de bon.

– Elle a beaucoup souffert de ton départ, admit-elle. Cependant, ça n’excuse pas son comportement. Elle a été plus qu’irascible depuis deux ans, et d’autant plus après l’entrée d’Aria dans ma vie et le départ de ton père. Mais ne te focalise pas sur elle, tu n’es pour rien dans son attitude.

– J’ai tenté d’arranger les choses, peut-être maladroitement… Et elle m’a dit que je pouvais bien mourir…

Ma mère se figea un instant et je perçus un éclat de colère derrière ses iris vibrants.

– Elle ne sait pas ce qu’elle dit. Je suis désolée que tu aies dû entendre ça. Eurydice a dépassé les bornes. Son malheur est de son propre fait : elle s’est renfermée et s’est isolée de moi, elle ne laisse plus personne l’atteindre et agresse tous ceux qui essayent. Elle s’est seule mise un pied dans la tombe et si elle continue comme ça…

– Maman…

Ses paroles étaient dures, difficiles à entendre. Elles faisaient mal à plusieurs niveaux : leur réalité et la violence due au bec de la personne qui les prononçait. Comment une mère pouvait-elle parler ainsi de sa fille ? Et à quel point son analyse était objective ?

– Je suis désolée Herran, c’est la vérité. Je pense que tu as besoin de l’entendre.

– Non, la vérité c’est que c’est mon départ qui a provoqué tout ça ! éclatai-je pour défendre ma sœur. Helena ne serait pas partie à ma recherche, papa n’aurait pas quitté le nid « en quête de lui-même » et tu… tu ne te serais pas fiancée à Aria… Désolé, c’est malheureux, mais si je n’étais pas parti, notre famille serait encore au manoir et personne n’aurait besoin de se renfermer et d’insulter qui que ce soit.

– Herran… Je veux que tu écoutes attentivement ce que je vais te dire.

Son côté autoritaire, qui palissait en comparaison à celui de père, ressortait parfois quand elle sentait que le contrôle de ses enfants lui échappait. Pas parce qu’elle avait peur de montrer ses vrais sentiments, ni parce qu’elle craignait qu’on fasse des bêtises, mais pour nous protéger. C’était sa manière de s’assurer que la relation était bien ancrée, qu’on l’écouterait, même si notre père ordonnait le contraire, même s’il tentait de nous éloigner de sa chaleur, quand la compassion ne suffirait plus pour gagner le combat… C’était une des conséquences de son bras de fer constant avec son mari.

– Tu n’es pas responsable de ce qu’il s’est passé. Ton départ n’a été que l’élément déclencheur. Que tu sois parti ou non, tout ceci serait arrivé tôt ou tard. Tu ne le voyais peut-être pas, mais ton père et moi, c’était déjà fini depuis un moment, si on s’est un jour aimés… Ta grande sœur et ton père avaient déjà une relation tendue. Quant à Helena, tu sais bien qu’elle ne rêvait que de partir à l’aventure. Si rien d’autre de positif, ton départ aura au moins eu le mérite de lui offrir cette opportunité. Moi aussi, j’ai peur pour elle, et je plains la situation d’Eurydice, mais comme je te l’ai dit : c’est son choix. J’ai tenté d’aller vers elle, elle a reculé. J’ai fini par arrêté d’insister. Si elle s’en remet un jour et que c’est son choix, je n’ai aucun doute qu’elle reviendra vers nous. En attendant, tu n’as pas à t’en vouloir pour quoi que ce soit. Tout était déjà écrit. Au contraire : je suis heureuse d’entendre qu’il t’est arrivé de belles choses, que tu as pu faire l’expérience du monde, que tu as finalement pu grandir loin de cet environnement délétère… Je ne t’en veux pas d’être parti, je t’en remercie.

– Maman… Tu n’as pas à mentir pour épargner ma sensibilité…

– T’ai-je déjà menti, mon fils ? se vexa-t-elle. Non, je suis sincère. Même si je suis rassurée de te revoir, j’étais en paix avec ton absence. J’aurais pu me contenter de ton souvenir encore longtemps, en t’imaginant heureux ailleurs.

– Ça n’aurait pas été juste. Tu méritais au moins de me savoir en vie.

– Non, en effet, ce n’est pas juste. Mais quand la vie l’est-elle ?

Je n’avais rien à répondre à ça, car je n’étais pas la vie, j’étais une personne qui avait fait un choix avec des conséquences… La vie avait souri à la famille Lutharmo pendant des générations entières et c’était moi, et moi seul, qui l’avais foutue en l’air. J’aurais pu faire un choix plus juste, j’en étais convaincu. Ma mère n’avait cependant pas besoin d’entendre ça pour le savoir. Qu’elle mente ou non, finalement, ça n’avait pas d’importance. Ses mots étaient d’une douceur infinie pour mon âme meurtrie.

– En vérité, je t’ai écrit des lettres. Je vous ai écrit des lettres, toutes ces années, me justifiai-je. Mais Eurydice les a brûlées… Je me demande encore pourquoi elle a fait ça.

Les mains de ma mère se serrèrent sur les plis de sa robe. S’efforçant d’empêcher la colère de se déverser de son bec, elle reprit sa tasse et consomma la dernière gorgée de son thé froid avec une moue de dégoût. Ses émotions se calmèrent bien vite.

– Laisse ces regrets dans le passé, Herran. J’ai repris le cours de ma vie, contrairement à ta sœur, je n’ai donc rien à te reprocher. Ta présence ici et maintenant est tout ce qui compte pour moi. Quoi qu’il arrive, quoi que tu décides de faire, tu as tout mon soutien et celui d’Aria. Ça ne changera pas.

La chaleur d’une mère m’avait manqué…

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