Chapitre 30 : L’éveil du démon

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Le Conseil, les Messagers Ardents et les hauts gradés de la Garde se réunirent plusieurs fois dans les jours qui suivirent. Une première fois pour échanger des informations concernant les dirigeants de la Coalition, la localisation de leur forteresse secrète dans la montagne, leur organisation… Une deuxième fois pour décider de l’approche à adopter, et deux autres encore pour discuter des détails.

L’influence de notre réputation et de notre investissement positif dans la dernière opération eurent un poids non négligeable sur les décisions du Conseil. De prime abord, Rita et Nyarla étaient toutes deux décidées à faire plier la Coalition par la force, quitte à enroller plus de citoyens — un tiers entier des troupes devait absolument rester pour protéger la capitale ! Cependant, l’analyse des forces ennemies par Letico, et notamment de leur nombre et leur position stratégique, mitigea les chances de réussite d’une attaque frontale, quoi que puisse dire Ismael sur « la lâcheté des bandits ». Alderheart n’avait pas non plus les moyens, ni le désir, de maintenir un siège si jamais ils décidaient de se retrancher dans les ruines. Finalement, la stratégie que nous proposâmes était plus cohérente avec la position de Rita lors de l’attaque du camp : les Messagers tenteraient d’abord la solution diplomatique, et la Garde interviendrait seulement en cas d’échec.

Les pleins pouvoirs diplomatiques nous furent en conséquence confiés, un gage de la confiance grandissante du Conseil et une occasion de prouver la solidité de notre position, à savoir qu’établir un traité de paix était la solution la plus bénéfique à tous. En tout cas, selon Paul. Pour nous autres, il s’agissait plus de convaincre les bandits qu’ils n’avaient aucune échappatoire et de les forcer à se rendre. Nos positions au sein du groupe étaient donc variables, mais tendaient toutes à éviter le combat.

Étant donné les récentes pertes et la dangerosité grandissante de la Coalition, cette décision « pacifiste » ne fit pas l’unanimité au sein du Conseil. Mais même nos opposants durent plier en réalisant que le poids de la réussite reposait uniquement sur nos propres vies… La présence de l’armée en renfort était également un filet de sécurité rassurant pour nous, comme pour eux.

Toutefois, ce filet avait une durée d’expiration : nous n’aurions que quarante-huit heures d’avances sur les troupes, quarante huit heures pour infiltrer la Coalition et atteindre les dirigeants… Dans le cas contraire, ce serait la guerre totale.

***

Je passai les cinq jours avant l’attaque chez ma mère et Aria, à me préparer mentalement pour les épreuves à venir.

Dormir à la Plume Dorée, au Wrangler’s Rest, ou même dans mon ancienne chambre n’avait rien de comparable avec le confort de ma nouvelle accommodation. J’avais beau me trouver dans la chambre d’amis, je me sentais enfin véritablement chez moi. Comme quoi, ce qu’on dit était vrai : la maison est là où notre cœur est, et en l’occurrence où ma famille était.

L’ambiance tamisée contrastait avec la lumière aveuglante de notre manoir, la taille des pièces était parfaite, ni trop petite ni trop grande, l’aménagement donnait au tout un air vivant. Les choses ne revenaient pas nécessairement à leur place lorsqu’on les déplaçait. Il n’y avait pas cette impression constante d’être épié, par père, par les domestiques, par Eurydice…

La présence du bois de l’Arbre Ancestral autour de nous y étais peut-être pour quelque chose, mais ces cinq jours de repos me revigorèrent pour les siècles à venir ! Malgré les allers et retours réguliers vers la canopée pour régler les détails de notre plan et les dizaines d’achats de prévision que nous effectuâmes durant cette brève pause, je me sentais plein d’énergie et prêt à repartir à l’aventure !

La seule chose que je déplorais fut de ne pas avoir pu passer plus de temps avec ma belle-mère. Aria semblait m’éviter, me confortant dans l’idée qu’elle ne m’appréciait pas. Je marchais sur des œufs en sa présence, faisait tout pour ne pas la brusquer ou la froisser, tentai de comprendre ce que je faisais mal. Mais la luma rouge ne changea pas d’attitude à mon égard au cours de mon séjour.

Le dernier jour avant notre départ, je décidai de consommer un cannelé. Cette fois-ci à l’intérieur, dans la protectrice pénombre de ma chambre d’amis. Malgré mes chaleureuses retrouvailles avec ma mère et sa conviction non partagée que rien n’était de ma faute, un doute rationnel persistait : Helena était-elle en vie ? Le dernier esprit m’avait conseillé de continuer à chercher et il me fallait absolument la réponse maintenant. Si ma sœur était morte par ma faute… ou s’il y avait ne serait-ce qu’une seule chance pour que je la retrouve, alors au diable les Messagers et la quête ! L’incertitude me tuerait plus vite que la douleur du deuil – ce que je partagerais peut-être avex Eurydice. Je ne pouvais pas partir en mission diplomatique dans cet état déplorable. Il me fallait quelque chose à quoi me raccrocher, une raison de vouloir sauver la situation, un espoir pour moi dans cette hypothétique paix que nous voulions construire.

Assis sur le lit, face à une des seules exiguës fenêtres menant à l’extérieur, j’inspirai et expirai profondément. Pour une fois, j’osai avoir de hautes attentes, au risque d’être déçu. J’avalai d’une traite le petit gâteau durci par les jours passés dans ma poche. Comestible ou non, je n’allais pas reculer pour si peu.

Cette fois-ci, la pièce se remplit d’une senteur agréable d’aiguilles de pin. Des branches d’arbre poussèrent lentement des murs jusqu’à m’entourer d’un cocon de verdure. Mon cœur chanta à l’idée que le domaine de cet esprit soit le bon !

L’esprit apparut de l’autre côté de la fenêtre. Avec l’apparence d’un ver feuillu à pattes, il grimpa sur le mur dont il faisait trois fois la longueur. Sa démarche chaloupée faisait chanter son feuillage comme des grelots. Il me scruta de ses deux yeux ronds, expectatif. J’étais prêt à exprimer ma demande, quand une frisson me parcourut.

Dans le lointain, au fond de la forêt par delà la fenêtre, un point noir attira mon attention. Il semblait totalement étranger, singulier dans cet environnement florissant, et mon regard était inévitablement attiré. Je le contemplai avec curiosité tandis qu’il s’étendait, se rapprochait de plus en plus de l’ouverture. La matière sombre engloutit la nature sur son passage, ruina sa beauté, la dévora avec une avidité jamais assouvie. Sa noirceur passa la fenêtre et l’esprit de la forêt se figea d’horreur. La chose s’agrippa à son feuillage et le recouvrit en un instant, augmentant alors en puissance et en vitesse.

Les meubles de la pièce furent effacés en un instant.

Alors que la chose s’éveillait, une pression surnaturelle me contraignit à fermer les paupières.

Le noir m’engloutit à mon tour. Toute sensation extérieure fut sapée. L’air sur mes plumes, le sol sous mes pattes, ma connexion à la magie alentour. Je fus complètement isolé, à l’exception de ce regard maléfique posé sur moi.

La créature laissa échappa une expiration roque.

Qu’était-elle ? Allait-elle me dévorer ? Je l’ignorais, mais si elle ne l’avait pas encore fait, il y avait peut-être une chance…

– Ma petite sœur, Helena – que je décrivis à nouveau en détails –, pouvez-vous la trouver et lui transmettre ce message : « Bonjour Helena, c’est Herran qui parle. J’espère que tu vas bien. Je m’excuse d’être parti si soudainement et de vous avoir tous blessés, mais j’avais mes raisons. Je suis rentré à Alderheart. Je poursuis une mission pour sauver Humblewood et même si je survis, je ne serai pas à la maison pendant un moment. Cependant, si tu désires me retrouver, rejoins moi plus tard chez notre mère, au 125B branche de la Tourterelle. Je serai transporté de bonheur de te revoir. Je t’aime Helena ». Pouvez-vous faire ça ?

La présence resta silencieuse.

– Le pouvez-vous ?! répétai-je avec détermination. Est-elle dans votre domaine ?

– Sacrifice, susurra une voix grave à mon oreille.

Sa proximité me fit frissonner et mon rythme cardiaque s’accéléra.

– Sacrifice ? répétai-je en luttant pour tenter d’ouvrir mes yeux.

Le néant s’alourdit, semblant se jouer de ma piètre tentative.

Derrière l’ombre de mes yeux clos, je perçus le mouvement de l’immense œil malveillant. Scrutant mon âme mise à nue, la créature se nourrit goulûment de ma propre noirceur. Puis elle se retira en silence, confiante de m’avoir transmis ses attentes...

Quand je me mis au lit cette nuit-là et que le sommeil m’emporta après des heures de veillée glacées, une question cruelle persista : étais-je prêt à tout pour ma famille ?

***

Après son absence lors de l’interrogatoire en prison, Paul avait eu vent de ce qu’il s’était réellement passé et bien qu’il soit reconnaissant à Letico de lui avoir épargné cette expérience, il se sentait à présent trop passif au sein du groupe. Il voulait absolument participer aux efforts collectifs, apporter sa pierre à l’édifice. De plus, il avait quelques nouveaux sorts à son actif qui manquaient encore un peu de pratique, comme son familier corbeau – qui était cher à invoquer – ou son sort d’amitié.

Seul, Paul entra de nouveau au marché noir. Ce lieu lugubre ne lui avait pas manqué le moins du monde, d’autant plus que son visage était désormais connu de tous, y compris peut-être de membres secrets de la Coalition. Le vulpin avait conscience des risques qu’il prenait, mais était prêt à en assumer les conséquences.

La tête encapuchonnée, il alla à la rencontre des premiers bandits qu’il repéra. Ce fut un duo comprenant une jeune vulpine blanche et un solide mapach à l’air féroce, dont la taille dépassait la moyenne et qui avait de nombreuses cicatrices sur le visage. Paul se dit qu’il allait faire une bonne prise avec ces deux là.

Salutation, amis brigands ! lâcha-t-il d’un air enjoué. Comment vont les affaires ?

La vulpine retroussa les babines, présentant quelque chose de louche dans cette interaction, mais le mapach, d’un naturel plus insouciant, répondit :

Elles vont bien, les routes fleurissent de marchands. Je suis Krall, le Roi des charognards. Et toi gamin, c’est quoi ton petit nom ?

Euh, Paul.

Le magicien n’avait pas anticipé de devoir se choisir un pseudonyme et avait donc paniqué. La vulpine lui lança un regard suspicieux, elle tentait peut-être de se souvenir si elle avait déjà entendu ce nom. Pour assurer ses arrière, le magicien traça un sigle derrière son dos, tout en toussant pour prononcer sa formule, ce qui accentua l’anxiété de l’une, mais abaissa totalement les gardes de l’autre. Son nouveau sort avait fonctionné !

Je suis à la recherche de camarades pour m’accompagner à la forteresse, mentit-il, revigoré par sa réussite. Depuis que le Conseil a attaqué notre campement, il est plus compliqué de voyager discrètement. Est-ce que vous pourriez m’aider ?

T’aider ? A rejoindre cette lâche de Benna ? Pah ! cracha Krall.

Vraiment ? Mais en quoi ? s’étonna Paul.

La Coalition a toujours été un groupe puissant, débarrassé des règles. Elle n’est même pas déclarée comme une guilde et pourtant, elle fleurit dans tout Everden ! Mais depuis que Benna est devenue Commandante, tout part à vau-l’eau. Elle a accueilli la veuve et l’orphelin dans nos rangs, nous rendant faibles et vulnérables. Je suis sûr qu’en ce moment même le Conseil prépare une contre-attaque. Après ce qu’il s’est passé au camp, ils auraient raison de penser pouvoir l’emporter, ces bâtards ! T’en sais quelque chose, t’y étais, hein ?!

Oui… C’était quelque chose.

Ouais. Mais moi je m’en fiche, Benna et moi c’est du passé.

Les yeux de Paul s’éclairèrent, il flairait une piste.

Vous connaissez personnellement Benna ?

Un peu que je la connais ! J’étais son bras droit !

La vulpine à côté de lui roula des yeux.

Ouah… fit Paul. Qu’est-ce que vous pouvez me dire sur elle ? J’ai hâte de la rencontrer, mais je suis aussi un peu nerveux.

Sur ça, il ne mentait pas !

Elle a beaucoup fait pour la Coalition et sa détermination à faire tomber le Conseil n’a jamais faibli. Ça, je peux le respecter. Pour le reste, ses méthodes sont à revoir. Il faudrait qu’elle soit plus ferme avec ses troupes, qu’elle prenne exemple sur moi ! Personne n’ose désacraliser le nom du Roi des charognards !

J’imagine, monsieur… Et vous savez si elle a une histoire personnelle avec le Conseil ? Des faiblesses ?

Des faiblesses ? Laisse-moi voir…

La vulpine fit claquer sa langue sur son palais.

Chef, vous en dites trop.

Rhooo, tais-toi, trancha le mapach. Tu vois bien que le petit jeune est tout flippé.

Et pour cause, Paul venait de remarquer la main de la vulpine discrètement se glisser sous sa cape, vers sa ceinture, vers une arme… Le sort serait bientôt dissipé et elle l’avait eu en ligne de mire depuis le début. Il était temps pour le magicien de s’éclipser. Il bafouilla une excuse et commença à tourner les talons quand un disque de métal fusa à toute vitesse vers lui et le frappa en plein de l’estomac. Il fut plié en deux sous la douleur et faillit perdre conscience. Dans sa vision brouillée, il put voir Krall tenter de le défendre et saisit l’opportunité. Le temps que le disque retourne dans la main de la vulpine, Paul avait passé l’angle et disparu dans la foule. Tout juste encore conscient, il monta les dernières marches le menant à l’entrée du marché noir et s’écroula sur le palier.

***

Alors que mon séjour touchait à sa fin, je dus faire mes adieux à ma mère tandis qu’elle s’apprétait à quitter le domicile pour se rendre au travail. Aria était partie plus tôt dans la matinée, avant que les rayons du soleil n’atteignaient la cime.

Je ne serais plus là à leur retour, et ce fait m’attristait au plus haut point. J’avais l’impression d’abandonner ma mère de nouveau.

Elle m’enlaça sur le porche, apaisant temporairement mes craintes et mes remords.

– Tout va bien se passer, me rassura-t-elle en m’embrassant une dernière fois.

Elle était devenue plus tactile qu’avant, et ce n’était pas pour me déplaire.

– Tu me trouveras ici même à ton retour, dont je ne doute pas. Tes amis et toi allez accomplir de grandes choses pour le Bois. Serrez-vous les coudes, et même dans la bataille, n’oublie pas ta force et tes valeurs.

– Promis, maman, lui assurai-je en la serrant contre moi.

Comment aurait-elle pu imaginer que je mentais, que mes valeurs s’étaient enfuies par la fenêtre la nuit précédente. Ma terrible décision prise, je l’avais déjà trahie.

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