23 - Elisa
Carnet – opération escargot
Samedi 27- jour 12
Quelle journée, mais quelle journée !
Tout a commencé par une belle nuit d’insomnie. J’étais tellement angoissée à l’idée de faire ce voyage pour le boulot : une journée à la médiathèque de Lyon pour échanger avec nos collègues sur la future réfection de notre secteur jeunesse ! Toute la semaine, j’avais imaginé me faire porter pâle, mais ma collègue enceinte m’avait devancée : arrêtée pour cause de contractions intempestives. Je ne pouvais pas rivaliser, ni me débiner. Il ne restait plus que Nicole et moi de prévues sur cette mission.
A six heures du mat’, j’avais craqué et appelé Julianne à la rescousse. C’était la panique totale. Je ne me voyais pas du tout faire ce trajet en voiture. J’espérais une épaule compréhensive sur laquelle m’épancher. Jul se montra à l’écoute mais intraitable. « Il faut que tu le fasse », « Tu n'as pas fait tous ces progrès dernièrement pour reculer maintenant », « Notre petite virée du lundi s’est très bien passée, c’est la même chose en un tout petit peu plus loin », « C’est un signe du destin, une super concordance astrale, des énergies quantiques concomitantes pour enfin te libérer !!!! ». Elle avait l’air presque convaincante. Julianne me jeta sous une douche froide, me prépara un petit déjeuner de championne que je ne pus avaler, m’aida à préparer un sac de survie pour la journée : lunettes, portable chargé, bouteille d’eau, boîte de muffins et super sandwich au poulet au cas-où. J’ajoutai mes Post-it porte-bonheurs qui m’accompagnaient dans chaque déplacement en voiture depuis le début de mon ‘opération escargot’.
A sept heures j’étais prête à partir quand ma chef téléphona. Comme à son habitude, la conversation fut brève et à sens unique. « Ah Elisa ! Je suis désolée mais je ne vais pas pouvoir venir. Une gastro. Terrible ! Je ne te raconte même pas la nuit que je viens de passer. Bref. Du coup, pense à prendre un appareil photo. Tu nous fais un petit reportage, tu prends des notes et tu nous raconteras tout ça mardi. Ah oui, faut que tu passes au service technique de la ville pour récupérer une voiture. J’en avais réservé une pour la journée. Bon allez, on fait comme ça ! Je traîne pas trop, j’ai besoin de retourner dormir. Profite bien de ta journée de balade. Tu auras peut-être même le temps de faire un peu de shopping sur Lyon. Chanceuse ! »
Aaarrgh !! Je faillis m’étrangler et m’évanouir en même temps. Une gastro ?! fin juin ?! C’était mon idée d’être malade aujourd’hui ! Qu’est-ce qu’elles avaient toutes ? Je me retrouvais toute seule pour ce trajet que je redoutais tant. Je n’étais pas partie aussi loin depuis des lustres. Et surtout c’était LE trajet ! Impossible, impossible, impossible….
Julianne pris une nouvelle fois les choses en main. Elle me poussa tel un zombie dans sa Twingo et m’accompagna au service technique de la ville, où récupérer les clés s’apparenta à l’un des douze travaux d’Astérix en ce samedi matin. Interpeller quelqu’un, remplir le formulaire, donner le formulaire à qui de droit, trouver un certain Guillain, reremplir le bon formulaire, retourner au bureau, rejoindre Guillain, récupérer ces fichues clés, trouver la voiture attribuée m’attendant sagement sur le parking derrière le bâtiment. Je n’étais pas encore partie que j’avais déjà effectué plusieurs kilomètres.
Julianne me remit solennellement les clés et déclara qu’elle ne bougerait pas d’ici tant que je ne serais pas partie. Elle me regarda droit dans les yeux et me déclara que ce moment était un grand moment. Celui où l’opération ‘escargot’ se transformait en opération ‘coquelicot’, celui où le bourgeon pouvait enfin s’épanouir en fleur. Mes mains tremblaient tellement que le trousseau s'échappa. Il tomba droit dans le caniveau. Si ce n’était pas un signe, ça !
D’un optimisme à toute épreuve, Jul déclara qu’il ne fallait s’arrêter ni aux détails ni aux embûches sur le chemin, que seul le but final et l’intention comptaient. « Je te l’écris même sur un Post-it si tu veux ! » A toutes les deux, nous parvînmes à soulever la lourde plaque. Elle se dévoua pour se mettre à quatre pattes et plongea sa main dans l’eau fétide. Après quelques déconvenues, porte-clés, stylo, boucle d’oreille et d’autres choses plus douteuses qui nous firent pousser quelques cris, elle finit par remonter les clés du véhicule et nous pûmes replacer la plaque. Je serrai Jul fortement dans mes bras et me retins de fondre en larmes. Je lui glissai à l’oreille qu’elle était une véritable amie. Ce à quoi elle me répondit qu’il était temps d’y aller et que j’étais obligée de réussir, après tout ce qu’elle venait de faire pour moi. Elle ajouta que je n’avais pas intérêt à traîner parce qu’elle avait très envie d’aller se laver la main, voire le bras tout entier.
Je mis un temps infini à m’installer : mettre mes lunettes pour conduire, ranger le portable dans la boîte à gant, repérer tous les boutons, régler les rétroviseurs puis mon siège (donc je dus rerégler les rétros), procéder aux rituels d’usage : coller mes quatre Post-it sur le tableau de bord côté passager pour me donner du courage, adresser une prière à mes parents pour qu’ils me protègent. Julianne patienta sagement, croisant ses doigts, ses jambes et tout ce qu’elle pouvait avec forces mimiques pour me dérider. Je partis enfin, regardant mon amie disparaître petit à petit dans mon rétroviseur.
La distance à parcourir jusqu’à Lyon me paraissait insurmontable. Peut-être commencer par une étape plus proche, une distance plus raisonnable qui apaiserait mon angoisse, comme… le supermarché à 1,5 km ; je l’avais déjà fait plusieurs fois cette semaine.
Arrivée à ma première étape, mon anxiété avait refoulée et s’était tapie, attendant son heure pour ressurgir. Je décidai donc de continuer de procéder par petites étapes réalisables pour jalonner mon parcours. Même s’il m’en faudrait plus d’une centaine. Prochaine direction : la sortie de la ville.
Je suivais la déviation pour contourner les travaux de la future 2x2 voies quand une forte pluie s’abattit d’un seul coup. Super, cette ambiance post apocalyptique n’allait pas arranger mon moral plus que précaire. Roulant derrière un gros camion de transport immatriculé dans le 69, je me mis à imaginer qu’il allait peut-être sur Lyon et que je n’aurais qu’à le suivre et me laisser guider. Quand je le vis ! Là, sur le bord de la route, à travers le flou de toute cette eau et du ballet des essuie-glaces. Attirant, net, droit, précis, noir sur fond cartonné : LYON. Mes réflexes de survie entrèrent en action avant toute pensée réfléchie : clignotant et arrêt sur le bas-côté. Je me penchai vivement pour ouvrir la portière passager. Zut trop courte, la ceinture me retint. Je me détachai et m’affalai sur le siège voisin pour atteindre la poignée. Puis je me rattachai et attendis… Avais-je rêvé ce panneau d’indication ? Dans le rétroviseur, je vis une silhouette s’approcher. Le doute s’empara alors de moi, qu’avais-je fait ? Ce panneau appartenait bien à quelqu’un, à qui avais-je ouvert la porte ? Cependant ce sentiment fut vite balayé par mon angoisse plus forte de mourir seule sur ce trajet.
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