I

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J’entame un nouveau carnet comme les Islandais entament une nouvelle année sur notre promontoire.

Et je trouve que commencer avec les nouvelles recrues, c’est pas si mal.

Nous voilà donc avec six nouveaux. Trois Russes, une Suissesse, un Suédois et un Français.

Alex a tout de suite montré à Doc qu’en plus d’une formation de kiné-osthéo, il avait une solide formation médicale de base, située entre celle d’infirmier de Nounou et la sienne. J’ai vu sur son visage une expression de soulagement. Je la comprenais. Avoir quelqu’un capable de traiter les petites blessures pour pouvoir se consacrer aux plus graves, avoir quelqu’un capable de la seconder au bloc, aussi, aurait été un vrai soulagement lors de l’attaque de nuit. Car même si le Don d’Erk est précieux pour nous sauver la vie, il dépend de l’énergie du géant et quand il n’en a plus…

Avec l’arrivée du Russe, Doc et lui ont donc décidé que le Don d’Erk ne servirait pas pour les babioles, comme les a appelées Alex. Je pense qu’il voulait dire broutilles. Mais bon…

Kolia a demandé à rester près de son époux et ça tombait bien, car Tondu avait fait savoir que plus il aurait d’hommes dans sa patrouille, plus les sentinelles seraient alertes car reposées. L’Amiral a aussi été placé là, sa méga-vue lui donnant un certain avantage, surtout de jour. Il s’est retrouvé affecté à la vigie Alpha, celle qui donnait la meilleure vue sur la vallée.

La grande Wilha a rejoint la patrouille à moto, parce que figurez-vous qu’elle faisait de la compétition en trial, en Suisse, avant de s’emmerder et de chercher un sens à sa vie.

Mischa n’avait pas de préférence. Comme la patrouille de Frisé était la seule avec un seul “officier”, même si c’était un sous-off, le Gros l’a affecté là.

Il restait Bear, et Kris et moi n’avons pas eu grand chose à faire pour le récupérer, Lin m’ayant écouté quand j’ai chuchoté quelques mots à son oreille.

On a expliqué à tous les nouveaux les quelques règles, dont celle sur l’utilisation de la petite chambre, celle sur les téléphones portables, les douches, la plonge, et tout ça.

Ce qui fut marrant, c’est que, cette fois-ci, nous n’avons eu aucune réaction de rejet, contrairement à ce qui s’était passé avant. Ce fut plutôt agréable, au final.

L’Amiral et les Russes connaissaient Lin. Enfin, l’Amiral, de réputation plus que d’expérience, contrairement aux deux Russes. La Suissesse était ravie d’être sous les ordres d’une femme, quant au Suédois… j’ai rarement vu quelqu’un d’aussi conciliant.

Bon, avant qu’on reparte en patrouille, il a fallu intégrer les p’tits nouveaux, tester leurs capacités physiques et autres, et une, très importante pour nous. Elle est difficile à décrire, parce qu’il s’agit d’un sens de… Hmm. La Compagnie, pour certains, est une sorte de famille, et même si, comme dans certaines familles, il y a des parents qu’on a plus de mal à supporter que d’autres, on est quand même une famille.

Donc, l’idée, et c’est surtout important pour les nouveaux car on les choisit, alors que nous, les anciens blanc et bleu, on se tolérait et les Islandais nous tolèrent aussi… Euh, donc, l’idée, c’est de tester la capacité à se faire une place dans cette grande famille. Et, pour eux, il n’y a pas les mêmes moyens de pression que pour les autres.

Nous, les anciens, avons toujours cette condamnation qui nous pend au nez, même si je pense que, pour un certain nombre d’entre nous, Lin a déjà décidé de la lever. Rafa et les Coréens, arrivés après nous, n’ont pas d’autre refuge que la Compagnie. Mais les petits nouveaux sont tous des volontaires, sans casier judiciaire, a priori. Même si, en y réfléchissant bien, j’aurais tendance à ranger les Russes dans le même panier que les Coréens : ils n’ont pas d’autre refuge, ou alors ils devront retourner à la vie civile. Je crois me souvenir qu’eux ont démissionné de l’armée impériale russe, mais ne sont pas déserteurs, contrairement à Kim et Song. Quant à Rafa, il est afghan, certes, mais avec le bordel dû à l’absence de gouvernement central, il ne peut pas quitter le pays officiellement, par manque de papiers d’identité.

Donc, on a décidé de tester la capacité des nouveaux à s’intégrer, à accepter notre état d’esprit un peu particulier.

Je vous disais tout à l’heure que le Suédois était hyper conciliant. Et avec les deux frangins qui ont décidé de le faire tourner en bourrique, il a eu fort à faire. Et il est toujours resté hyper calme.

Par exemple, alors qu’on était tous rangés bien sagement en rang, près du potager, tous les neuf, Kris et Erk, l’un à droite, l’autre à gauche de Bear, se sont mis à siffloter avec un bel ensemble. Puis, comme il ne réagissait pas, ils ont chanté quelque chose de familier, mais il m’a fallu le refrain pour reconnaître : “Then the winged hussards arrived, coming down they turned the tide…” OK. Sabaton. Pourquoi… Ah, oui, ils étaient suédois, comme Bear.

Notre ours a soulevé un sourcil, se demandant si ça faisait partie du rituel militaire de la Compagnie. Les frangins se sont tus, ont échangé un regard par dessus sa tête, et sont sortis du rang.

- Enfin, Bear, tu ne reconnais pas ?

- Non, je… reconnais pas.

Il était encore tout hésitant en français, mais faisait d’énormes progrès.

- Mais je préfère ABBA, moi.

Vous auriez dû voir la tête des frangins ! A mourir de rire ! Comme s’ils avaient essayé de piéger Bear mais que le piège s’était retourné contre eux.

Bon, après, Erk a déconné. Mais pour le mieux, au final.

Je vais vous raconter dans un instant, mais d’abord, je vais vous parler des autres.

Bon, Kolia et Alex ont trouvé leur place assez vite, l’un parce qu’il en a tellement bavé en Russie du fait de son orientation sexuelle que la Compagnie lui a paru un paradis – ses propres mots – et l’autre parce qu’il est médecin et que cette espèce-là a un langage commun et une attitude commune. Ceux qui ont cru qu’avec l’arrivée du nouveau toubib ils pourraient échapper aux ordonnances ont vite déchanté. Alex est encore plus sévère que Doc, surtout envers Erk, car il a vite compris le manque d’instinct de survie de notre Guérisseur.

Mischa m’a avoué qu’il était amoureux de Lin mais qu’il avait vite compris que ça n’irait nulle part. C’est un gars sympa et honorable et je l’aime bien. Et je dois vous avouer avoir pensé à demander à Lin si elle voulait… et puis je me suis dit que je m’en prendrais une, qu’elle était parfaitement capable de se décider toute seule, que cela me plaise ou non. Nous n’étions pas mariés, après tout. Bref.

L’anneau bleu-noir qu’il porte à l’annulaire gauche, qui, en Russie, n’est pas le doigt du mariage, est une bague d’amitié et c’est pour ça que Kolia a la même. Il m’a raconté que leur rencontre en Sibérie avec la Légion Etrangère française et les tigres les avaient secoué tous les deux et que suite à une blague idiote de Kolia, une fois rentrés à Moscou, la mère de Mischa avait fait le tour des bijouteries pour trouver, à sa demande à lui, deux anneaux qui symboliseraient leur amitié. Ce sont des anneaux en titane, traités pour obtenir cette couleur.

Mischa aussi s’est bien intégré à la patrouille de Frisé, en Land, étant bourré de plein de qualités. Son seul défaut, à mes yeux, c’est d’être amoureux de Lin. Je dois être un peu possessif. Ou jaloux, même si le vert est une couleur qui ne me va pas au teint. Et ça sera marrant si un jour on se retrouve en camo jungle. Bref…

Wilha, fidèle à la réputation de neutralité des Suisses, est restée sur sa réserve un moment, mais comme c’est Mac et Stig qui devaient gérer leur propre patrouille à leur façon, on n’avait rien à dire. Mais ça avait l’air de bien se passer.

L’Amiral, sous les ordres de Tondu, et dans le peloton des sentinelles, avait l’air de bien s’entendre avec ses camarades et, encore une fois, ce n’était pas tout à fait de mon ressort. Mais disons que nos nouvelles recrues s’intégraient plutôt bien à la Compagnie et Kitty, après notre mini Fort Alamo près de la ferme de Durrani, faisait maintenant figure de vétéran, Rafa et les Coréens étant très « jeunes » encore.

Bon. Passons à Bear et la connerie d’Erk.

Vous devez vous souvenir qu’une de nos motos avait fait un plongeon involontaire dans un ravin, jetant Clem le pilote et Alma son voltigeur dans un buisson épineux pas très amical. Les humains, grâce au Don d’Erk, s’en étaient plutôt bien tirés. Mais la moto… Paix à sa petite âme mécanique. Jo a fait une autopsie, a mis de côté les pièces réparables, mais n’a pas eu le temps de remonter une moto complète. Il a juste posé un cadre avec une fourche intacte et, dans un grand sac de jute accroché au cadre, les pièces nécessaires pour remonter la bécane.

Comme on avait des motos de rechange, ce projet-là n’était pas franchement prioritaire et était resté sur le côté pendant que Jo vérifiait les autres et essayait de réparer le générateur. Oui, j’ai été un peu pris, ces derniers jours, mais le gros générateur avait du mal et comme tous les hommes étaient à la base, Le Gros a organisé les valides pour vider la cuve à gasoil dans les grands bidons qui n’étaient pas repartis. Pourquoi la vider ? Pour filtrer le gasoil à travers une étamine, puis aspirer les merdes au fond de la cuve. Parce que, à un moment, Jo a pensé que ça pouvait être ça. C’est vrai que, depuis que j’ai posé mes guêtres sur le promontoire, on ne l’avait jamais récurée, cette cuve.

Mais non, c’était pas ça. Parce qu’une fois qu’on a remis le gasoil filtré dedans et qu’on a relancé la bouzine, ben, on a eu les mêmes problèmes. Alors le pauvre Jo, toujours aidé des valides, a démonté le générateur, a scruté, nettoyé, poncé, etc, chaque pièce, l’a remonté et ça allait un tout petit peu mieux.

Il est allé voir Le Gros, qui est allé voir Lin quand l’intendance lui a dit qu’un générateur de cette taille-là, faudrait six mois avant d’en avoir un neuf. Six mois, ça nous amenait à Noël et, franchement, même si on acceptait de se couvrir comme en Sibérie, on ne tiendrait pas avec le petit générateur. Surtout si on avait des blessés. Et puis, il n’était pas fait pour ça, et on risquait de le péter aussi.

Donc, juste après l’arrivée des recrues, on fonctionnait avec le gros générateur qui calanchait plusieurs fois par jour et passait la main au petit. Le petit est fait pour tenir le temps qu’on relance le gros, et ne sert qu’à faire tourner les frigos (mais pas les fours) et la radio. Et l’infirmerie si on a des blessés. On était tous très contents qu’Erk puisse de nouveau Soigner.

Alors, ce que Lin m’a dit, c’est que, lors d’un appel de routine entre Katja et elle, elle avait évoqué le problème et Sean, qui écoutait par-dessus l’épaule de sa femme, lui avait dit qu’il avait peut-être une idée. En attendant, ils avaient un deuxième générateur à nous prêter, tout aussi petit que le nôtre, mais qui serait toujours mieux que rien.

Sean et Katja sont venus en personne nous le livrer. Pendant que Jo l’installait avec l’aide de quelques-uns, Sean et Katja se sont enfermés avec Lin. Pas les Lieutenants, pas même les frangins.

Dans la cour, sous un soleil qui cognait comme un sourd, certains d’entre nous se sentaient un peu inutiles, alors les frangins nous ont mis à la maintenance générale de la base. Tondu a pris quatre de ses gars et ils sont allés faire le tour des piquets de tente, nos sentinelles électroniques dernier cri.

Et la moto est ressortie. Et elle fut la base de la blague d’Erk. Il était le seul à pouvoir soulever à la fois le cadre et le sac. Faut dire que, sans carburant, le machin pesait bien 70 kg. Une paille, pour le géant.

Le sac passé à l’épaule, le cadre de la moto sur l’autre, il a étalé par terre un carré de toile, a posé le cadre au bord, a déversé le sac sur le carré et a appelé Bear.

- Hé, Ikea, il a dit avec un grand sourire, cette moto a besoin de réparations. Il parait que les Suédois sont naturellement doués pour le montage.

- Oui ?

Il avait l’air un peu hésitant, le Suédois en question, ne sachant pas trop ce que voulait le Viking. Mais quand il a vu la petite clé Allen, la copie conforme de celle que l’on trouve dans tous les kits Ikea, que lui tendait le géant, il a eu un sourire narquois. Il l’a prise des mains du géant, lui a donné une petite tape sur l’épaule et s’est accroupi devant le carré de toile, déjà plongé dans l’examen du tas de ferrailles.

Erk l’a regardé d’un air un peu surpris. Je me suis dit que, encore une fois, sa blague se retournait contre lui. Ça voulait dire que Bear avait une grande résistance à l’humour, ou alors qu’il s’intégrerait vachement bien à la patrouille. Ce qui résolvait mon premier problème.

Mon deuxième problème se tenait sous les arcades, aussi loin d’Erk que possible tout en restant dans le périmètre de la patrouille, les mains dans les poches et le regard un peu énervé. Pourquoi ?

Pendant que Bear, accroupi devant le tas de pièces détachées, était en train de trier les pièces – et il y avait du boulot –, Lin approcha Erk et, sourcils froncés, lui murmura quelque chose sur un ton plutôt énervé. Le géant haussa les épaules, puis lui fit un de ses grands sourires suivi d’un clin d’œil. Elle a levé les yeux au ciel et l’a laissé faire. Après tout, Bear serait dans notre patrouille, pas à la base.

Lin, Katja et Sean se sont mit à arpenter la cour avec des petits piquets et un métreur laser. C’était bizarre, parce qu’on connaissait déjà les mesures de la cour. Mais bon, comme je devais refaire l’étanchéité du toit au-dessus de l’infirmerie et du mess, j’ai laissé tomber le sujet. On avait eu de très légères infiltrations à la saison des pluies et on profitait de notre oisiveté forcée et de la sécheresse pour réparer avant la neige et les prochaines pluies.

Le géant est allé emprunter la caisse à outils de Jo, l’a posée entre la moto en pièces et la Land sur laquelle il s’est hissé pour réviser la 12.7. Cette fois-ci, comme il n’était pas blessé, il a carrément soulevé le mastodonte de 40 kg de son affût, l’a posé à côté et l’a soigneusement démonté pour le nettoyer à fond.

Et pendant ce temps-là, Bear continuait à trier.

Il a sans doute retiré son tee-shirt à un moment, parce que je me suis soudain rendu compte qu’il était torse nu. Ce que nous ne faisons jamais ici, et surtout pas pendant la saison chaude. Le soleil tape trop fort. A la demi-saison, qui n’existe pas vraiment, ça peut nous arriver, mais c’est assez rare.

Comme tous mes camarades, j’étais plutôt occupé avec nos tâches de maintenance générale de la base. Je faisais de la maçonnerie sur le toit du caravansérail. Je pensais qu’Erk, à côté de lui, ou Tito, qui le dévorait du regard depuis le potager, lui diraient quelque chose.

Kris m’a tendu le seau de ciment qu’il venait de préparer en bas et je m’en suis saisi et le torse nu tout blanc du Suédois m’est sorti de la tête.

Puis, d’un seul coup, on a entendu son accent inimitable :

- Et voilà !

On s’est tous approchés, penchés, bref, on voulait voir la moto.

On a bien vu la moto. Bear a même donné un coup de kick pour la faire démarrer et on a tous entendu le son d’un deux-pattes bien régulier.

- Comment… putain… a dit quelqu’un.

C’était exactement ce que je pensais. Il lui avait fallu presque une heure pour tout trier, puis il avait passé du temps à regarder les pièces, et ensuite, en moins de vingt minutes, il nous a présenté une moto flambant neuve !

Soit les meubles en kit étaient vraiment dans l’ADN des Suédois, soit c’était un génie de la mécanique, ce gars !

Bear a ramassé son teeshirt et s’est dirigé vers le Viking, dont les yeux étaient écarquillés de surprise. De nouveau, une petite tape sur l’épaule, ce qui est marrant vu la différence de taille puis Bear a tendu la clé Allen à Erk.

- Pas étonnant que pas pu réparer, il a dit dans son français hésitant. C’était pas bon outil, depuis début.

Il a fait un clin d’œil au Viking, qui a éclaté de rire. Ils se sont serrés la main et l’ours a eu droit à une tape sur l’épaule aussi. Je l’ai vu faire une grimace et j’ai compatis. Ayant déjà reçu une tape amicale du géant, je sais que ça fait mal.

- Bien joué… Ikea, a dit l’Islandais avec un grand sourire.

A côté de moi, Kris secouait la tête.

- Je vous l’avais dit, a repris Erk, que c’était naturel, chez les Suédois. Ils sont ceux qui murmurent à l’oreille des meubles en kit, après tout. Il va bien s’intégrer, celui-là, a-t-il ajouté en accompagnant Bear au mess pour le déjeuner, le guidant d’une main sur l’épaule puisque le Suédois était en train de remettre son teeshirt.

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