II
Après le déjeuner, on a repris des travaux de maintenance. Ça n’arrivait pas souvent qu’on soit tous à la base, donc on en profitait. On a aussi fait les ménages de nos piaules à fond. A un moment, Erk s’est arrêté et est allé se passer de l’eau sur la tête. Il avait un air pincé.
- Ça va, Erk ? j’ai demandé.
- Bof. Un peu mal au crâne, mais ça devrait passer.
- Si tu le dis. Mais, dis-moi, comment vous faites pour le mal de tête, avec vos allergies ? Enfin, toi surtout ?
- Si je te dis tisane d’écorce de saule…
- Ah merde.
- Comme tu dis. Le baume du tigre en massage, ça aide aussi un peu. Mais sinon, comme au Moyen-âge…
- Mon pauvre vieux. T’as une sale tête, quand même, t’es un peu pâlot.
- C’est peut-être la faim. J’irai voir Doc après le dîner.
- Pourquoi pas Alex ? C’est lui de garde cette nuit, je crois.
- Petit curieux… Non, c’est Doc. Et puis, même si c’était Alex, c’est Doc que j’irai voir. Alex n’est pas encore formé à nos… spécificités.
- Ah, et quelle est ta réaction à l’ibuprofène ? Après la morphine, je m’attends à tout.
- Je me mets à danser la samba, dit-il, très sérieux.
- Tu te fous de moi ? La samb… Espèce de petit con, j’ai fait, secouant la tête, pas vraiment vexé de m’être fait avoir. Non, sérieusement ? Histoire que j’évite de t’en donner.
- Je gerbe. Comme pour la morphine.
- Ah ? Et au cinquième ibuprofène, même réaction que pour la morphine ? j’ai demandé avec un sourire égrillard.
- T’as envie de savoir, hein ?
- A ton avis ?
- Hélas, rien d’aussi marrant. Je vomis, c’est tout.
- Merde, c’est vraiment pas sympa. Tu devrais peut-être te reposer un peu, tu ne crois pas ? On devrait pouvoir finir sans toi, tu sais.
- Hmm, je crois que tu as raison.
Je l’ai regardé se diriger vers sa piaule, se massant le haut du nez avec deux doigts. Il avait plus mal qu’il voulait bien me le laisser croire. Ça m’embêtait de voir notre costaud comme ça. Il en fallait plus pour le mettre à plat, habituellement.
On a fini nos travaux et on est allé dîner. Erk avait l’air un peu mieux. J’ai remarqué que Tito se tenait aussi loin que possible du Viking mais qu’il s’était placé de manière à voir Bear sans avoir l’air de lui prêter plus d’attention que ça. Tiens, tiens, oserais-je espérer que le Suédois intéresse l’Albanais suffisamment pour que mon p’tit pote décide de rester ? Oh putain, je l’espérais de toute mon âme.
Après le dîner, comme on était tous fatigués par le soleil, la lumière et les gros travaux qu’on avait faits, on était tous allé se pieuter vite fait.
Je me suis lové dans les bras de Lin à qui j’avais envoyé des regards de braise tout l’après-midi, entre deux échanges fraternels. Les frangins étaient en forme mais j’étais plus préoccupé par la belle blonde – bon, ses cheveux sont blancs, pas blonds, hein, mais… – à qui je faisais de l’œil que par les réflexions des frangins.
J’ai un peu honte de moi, mais cette nuit-là, j’ai craqué. A priori, ça ne devrait pas vous regarder, mais Lin, après, m’a conseillé d’écrire mes émotions pour éviter qu’elles ne me submergent. Je ne suis pas très doué pour ça. Je vais essayer d’y penser. Moi qui voulais rester factuel…
Disons que notre valse hésitation avec la mort a mis du temps à me rattraper. Cette nuit-là, alors que tout était calme, que j’étais dans les bras de Lin et que nous échangions des caresses presque timides, préludes à d’autres plus intéressantes, voilà que je me suis mis à trembler. Je n’arrivais pas à m’arrêter, je frissonnais comme si j’avais de la fièvre, je claquais des dents.
- Tugdual, que se passe-t-il ? Parle-moi, Tugdual !
Entendre mon prénom m’aida, mais ça ne suffisait pas… Par une étrange association d’idées, nos caresses m’avaient rappelé la confession de Tito, et de fil en aiguille, toutes les épreuves de cette patrouille me sont revenues en pleine poire. Du Turban qui a failli tuer Kris à la charge sauvage face aux Pashtounes, armé de mes couteaux et du courage que le Viking avait rallumé en se jetant dans la mêlée.
Sur l’écran noir de mes paupières ont défilé tous les pires scenarii que mon esprit surchauffé pouvait inventer. J’imaginais, malgré mon désir de sortir de ce cercle vicieux, j’imaginais Tito entre les mains du bourreau, Kitty… Je dois écrire mes émotions, mais ça, ça je n’y arrive pas.
- Tugdual, respire avec moi…
J’ai essayé, mais quelque chose m’en empêchait.
- Je suis là, Tugdual, mon amour, écoute ma voix, respire avec moi.
Mon esprit était prisonnier de la torture qu’il s’infligeait et à travers toutes ces images que je n’avais jamais vues mais que mon cerveau créait tout seul, à travers ce kaléidoscope infernal, sa voix était la seule chose stable, qui ne changeait jamais et qui était rassurante.
Je m’y suis accroché comme à une ligne jetée à la mer et j’ai tenu bon. Et, une main après l’autre, glissant parfois en arrière, j’ai remonté cette ligne vers la voix de velours que je connaissais bien et que je voulais à tout prix rejoindre.
Je suis revenu à moi couvert de sueur, roulé en boule dans le creux du corps de Lin, qui s’était enroulée autour de moi pour me protéger. Je savais où j’étais mais je voyais le kaléidoscope infernal du coin de l’œil et je pense que Lin l’a senti.
- Tugdual, qu’est-ce que tu vois ?
- Ton tee-shirt, j’ai répondu après avoir forcé mes yeux à s’ouvrir.
- Qu’est-ce que tu entends ?
- Ta respiration.
- Qu’est-ce que tu touches ?
- Ta peau, ai-je dit en posant une main sur son bras.
- Qu’est-ce que tu sens ?
- Toi.
- Et qu’est-ce que tu goûtes ? a-t-elle dit avec un sourire dans la voix.
- Toi, j’ai dit en posant mes lèvres sur les siennes.
Elle savait que je ferai ça et je savais que je ferai ça.
- Ça va mieux, mon chéri ? a-t-elle demandé après notre baiser.
J’ai hoché la tête, le nez dans le creux de son cou, sous son oreille.
- L’idéal, après ça, serait un bon bain chaud, mais on va devoir se contenter d’une douche. Allez, viens.
On est partis avec des habits de rechange et on s’est mutuellement lavés. Ses mains et ses baisers ont fini de me sortir de mon état étrange.
Je n’avais jamais vraiment eu ce genre de crise. Même au mess, quand Katja m’avait frotté le dos, j’avais conscience de ceux qui m’entouraient. Je suis militaire depuis que j’ai 17 ans, et c’est la première fois que je fais ce qui ressemble à une crise d’angoisse. Mais en y réfléchissant bien, j’ai connu deux, non, trois, événements majeurs : la destruction de mon unité il y a six ans, dont je suis, avec Stig et P’tite Tête, un des rares survivants, l’attaque de nuit – mais je n’ai pas vraiment approché les combats cette nuit-là – et cette patrouille, qui a été tellement riche en événements… Je me croyais solide comme le granit de mon pays, mais je ressemblais plus à cette roche friable qui compose la majorité des paysages par ici.
- Je suis désolé, Lin…
- Pourquoi, mon chéri ? Parce que tu es fragile ? J’attendais ta crise, tu sais. J’étais un peu inquiète de voir que rien ne te touchait, même si je sais que, comme Erik, ton cœur est immense. Et c’est ce que j’aime aussi chez toi.
Elle m’a embrassé, je me suis laissé faire. J’aime qu’elle prenne les choses en main, en amour.
On s’est séparés, un peu essoufflés, j’ai regardé ma montre. Trois heures du mat’. On avait traîné un peu, sous la douche. Et ma crise avait duré plus longtemps que je ne l’avais ressenti.
En sortant de là, on a vu arriver Tito, à la fois soulagé de nous voir et inquiet.
- Tito, que se passe-t-il ? Que fais-tu debout à cette heure-ci ?
- C’est Bear, il a un coup de soleil de folie et de la fièvre et il souffre et…
- Et calme-toi Tito, a dit Lin en l’attrapant par les épaules. Au rapport, soldat.
Il s’est secoué et a raconté.
Bear avait réveillé ses colocs par ses gémissements de douleur et Tito l’avait tout de suite traîné à l’infirmerie, pour recevoir des soins.
La chance pour lui, c’est que Erk était bien allé voir Doc après le dîner pour qu’elle l’aide pour son mal de tête, et que, comme il avait failli s’effondrer, elle l’avait allongé dans son lit à elle, lui administrant un tout petit peu de morphine maison, puis, fatiguée, s’était allongée à ses côtés, suivant un bon vieux cliché des comédies romantiques à deux balles. Même si, souvent, c’était pour conduire deux personnes à se découvrir pour finir par s’aimer, alors que là, c’était plutôt l’inverse.
Bref, quand Tito est arrivé à l’infirmerie, Erk et Doc étaient déjà sur place. Doc avait demandé à Tito de réveiller Nounou et à Erk de l’aider.
J’ai suivi Lin à l’infirmerie, où nous ont rejoints Kris et Nounou. Nounou, je veux bien, Tito l’avait réveillé. Mais Kris ? Comment savait-il ? Son Don ? Mais ça n’était pas logique, le Don de Kris était activé par le sang. Et un coup de soleil ne risquait pas de faire couler le sang d’Erk. A priori.
Je suis entré dans la petite salle d’examen et j’ai vu Bear assis sur le lit, le visage crispé de douleur. Doc et Erk examinaient son dos.
- Tu n’as pas mis d’écran total ? a demandé Doc, inquiète.
- Oui, j’ai… j’ai mis, a répondu Bear avec un grognement de douleur.
Doc avait dû toucher un endroit particulièrement douloureux.
- Quel type d’écran total ?
- C’est dans chambre.
Doc leva les yeux vers Tito qui fila.
- Erk, demanda Doc, peux-tu refroidir la brûlure ?
- Je regarde et je te dis ça, répondit-il en posant un doigt sur les épaules du Suédois, juste un doigt pour ne pas faire mal.
Tito revint, Doc lut l’étiquette.
- Ça n’ira pas… Ça n’ira pas du tout, Björn. Pas avec ta peau.
- On a soleil en Sver… Suède, tu sais, a-t-il répondu, offensé.
- Le soleil d’été en Suède n’est rien à côté de celui qu’on a en hiver ici, Björn. C’est sérieux. Nounou, il me faut de l’aloe vera. De la morphine, pour la douleur. Erk, as-tu pu voir si tu pouvais faire quelque chose ?
- Oui, je peux au moins arrêter le feu et refroidir un peu. Il faudra laisser un peu de temps, et je pourrais sans doute aider sa peau à se refaire pour lui éviter de trop peler. Lin ?
- Oui, avec l’aloe, de l’huile de sésame et de l’urée, je dois pouvoir faire une crème très hydratante. Mais tant que ce n’est pas refroidi, pas de gras. N’est-ce pas, Doc ?
- Absolument. Erk, au boulot.
- Au boulot ? a demandé Bear, la voix un peu tremblante.
- Erk est un Guérisseur. Il a un Don, avec une majuscule.
Comme le Suédois secouait un peu la tête d’incompréhension, Erk lui expliqua gentiment que c’était une sorte de magie, pour soigner.
Puis il a posé une main dans le dos du brûlé, une sur son torse. Yeux fermés, Erk a pris une grande inspiration puis ses mains se sont mises à briller, comme toujours, et les yeux de Bear se sont fermés, comme s’il s’endormait. En tout cas, il avait l’air détendu, sa peau m’a donné l’impression d’être moins rouge.
J’ai levé les yeux sur Erk quand j’ai vu Kris se porter à ses côtés. Le géant était en sueur, comme à chaque fois qu’il fait un Soin majeur. Et d’un seul coup, sans signe avant-coureur, il s’est effondré, inconscient, comme avec P’tite Tête. Mais cette fois-ci, Kris l’a retenu, malgré sa surprise. Ah, même lui n’avait rien vu venir.
- Hálfviti, dumbass, encore à en faire trop. Stronzo, crétin, imbécile heureux…
- Ça suffit, a dit Lin. Kris, sors ton frère d’ici. Les autres, laissez Doc faire son boulot et à vos postes.
J’ai aidé Kris à emporter le Viking dans la grande salle de l’infirmerie où Nounou l’a branché à des moniteurs et Kris s’est assis à ses côtés.
- Comme avec P’tite Tête, Kris, mais cette fois-ci, pas de trauma… j’ai dit.
- Non, c’est vrai, mais il s’est encore épuisé. Comme s’il se sentait coupable. Alors qu’on l’est un peu tous, quand même.
- Oui, Erk n’a fait que préparer la bécane, mais aucun d’entre nous ne s’est préoccupé de lui faire remettre son teeshirt.
- C’est ça. Mais va faire comprendre ça à mon paladin de frère…
J’ai posé une main sur son épaule, pour le réconforter. Nounou est arrivé avec Bear qui, en voyant Erk inconscient, a eu une expression désolée sur le visage.
- Kris, je… désolé. Comment va Erk ?
- Non, ne sois pas désolé, Bear. Nous sommes tous coupables, dans cette affaire. Nous nous sommes tous comportés comme des idiots. Que ce soit toi en retirant ton tee-shirt, ou nous en oubliant de te parler du soleil ou ce merveilleux crétin en utilisant son Don à s’en évanouir.
Kris avait raison, hélas. Pas un seul d’entre nous n’avait pensé à briefer les nouveaux sur les particularités du coin. On avait tous tellement l’habitude de se tartiner, de rester couverts…
- Il ira mieux demain, après avoir dormi.
- Mais pourquoi il est à l’hôpital ?
- Pour le surveiller.
Devant l’incompréhension du Suédois, Kris reprit.
- Pour être sûr que tout va bien. Il est inconscient, pas endormi. Donc il faut le surveiller. Dis-moi, Nounou t’a donné de la morphine ?
Et il a fait semblant de se faire une piqûre. Bear a hoché la tête.
- Kris, a demandé Nounou, tu sais poser du gel pyrrho-sédatif ?
- Le gel… Oh, le truc en bandes, le gel PS ? Oui, mais sa peau est-elle assez refroidie ?
- Oui, ton frère a fait du beau boulot. Ça, il a rajouté en montrant le géant sur son lit, en valait la peine. Tu veux bien t’occuper de Bear pendant que je m’occupe d’Erk ?
Ils ont échangé leurs patients et Kris a patiemment collé du gel PS sur le dos et le torse de Bear, puis a enroulé autour de son torse une bande velpeau très large, comme celle utilisée sur le dos de son frère il y a presque un an.
- Tu devrais arriver à dormir, avec ça, a dit Kris.
- Merci. Tu peux dire à Lin que je désolé ?
- Bien sûr, Bear. Dors bien.
- Toi aussi, Kris.
Kris alla s’asseoir à côté de son frère et Nounou le rassura sur l’état du géant.
La journée était presque commencée, au final, donc je suis sorti prendre un petit déj, apporter le sien à Kris et à Bear, qui est resté à l’infirmerie toute cette journée-là et celle d’après, à dormir la majorité du temps.
Je suis allé voir Lin, qui, dans son labo, travaillait à une crème hydratante à base d’urée. Ça ne sentait pas très bon, mais j’étais tellement fasciné par son absolue concentration, son expertise, sa dextérité, que je suis resté à la regarder mesurer, faire chauffer, mélanger soigneusement, etc.
- Puisque tu es là, Tugdual, viens donc me servir de cobaye.
- A tes ordres, j’ai répondu avec un sourire.
Je savais qu’elle savait que j’étais là. Entre son ouïe et son odorat, y a pas moyen de lui échapper. Je me suis approché, elle m’a tartiné un peu de sa crème sur le dos de la main et on a attendu.
- Pas bon, Lin, ça brûle un peu.
- Skítt. Bon, va laver ça, et reviens, on tentera sur l’autre main.
- Comme ça les deux me feront mal, merci Captain.
- Et comme ça je pourrais te chouchouter un peu ce soir, alors arrête de te plaindre.
J’ai rougi et j’ai obéi. J’adore quand elle me « chouchoute » et non, ça ne vous regarde pas, vilains curieux.
Elle a réussi à la quatrième tentative et moi, je me suis retrouvé avec le dessus des deux mains un peu rouge, ainsi que l’intérieur de l’avant bras droit.
Erk s'est réveillé après le déjeuner, avec un appétit d'ogre, et j'ai beau savoir qu'il mange de toute façon plus que nous, le voir avaler trois grands bols de bœuf bourguignon avec une demi-baguette était assez étrange. Repu, il est retourné faire la sieste et est réapparu vers 17h.
Pendant qu'il roupillait, on avait fini la révision des motos et de la Land, et la maçonnerie sur le toit. Vous devez vous souvenir qu'il y avait de la terre et de la caillasse sur le toit, résultat du creusement des fossés. Pour refaire le toit, il avait fallu attaquer la terre à la pelle-bêche, puis au balai, puis maçonner et refoutre la terre par dessus quand ça avait a peu près séché. Le bon côté de la chaleur extrême qu’on avait en ce moment et qui incitait les Suédois à retirer leur tee-shirt, c'était que ça séchait vite.
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