VII

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Après tous ces jours passés à se lever à 7h au lieu de 6h, à creuser un trou ou charrier des gravats au lieu de se faire tirer dessus, à manger la délicieuse cuisine de Cook au lieu de nos rations militaires, à dormir dans un vrai plumard, avec des vrais draps propres et des vrais matelas confortables, plutôt que sur les cailloux, roulés dans nos couvertures, bref, à se dorer la pilule à la base, le départ à pied du promontoire nous fit un peu l’effet d’une claque.

Sauf pour Bear. Lui, vu qu’il ne s’était pas fait tirer dessus, vu qu’il venait d’un régiment caserné dans du dur, sans patrouille, ça aurait pu être une claque, mais il ouvrait de grands yeux étonnés, semblant boire le paysage, l’avaler, l’absorber…

Comme à son habitude, en arrivant près du village, Erk a filé ses armes à son frangin.

- Pourquoi fait-il ça ? a demandé Bear à Tito.

Tito a ouvert la bouche pour lui répondre, puis a souri.

- Tu verras, Björn.

Je l’ai trouvé détendu, mon p’tit pote. C’était agréable.

Le Suédois n’a pas attendu longtemps, une nuée d’enfants s’est jeté au devant du géant qui s’est immédiatement agenouillé.

- Erk ! Erk ! T’étais où ? On a vu un hélico ! On a vu les motos !

Plein d’autres exclamations encore, et celle qui revenait, c’était quand même : “t’étais où ?”

Erk a mis une main derrière son oreille, en pavillon, comme pour mieux entendre et les enfants se sont tus. C’est magique.

- Alors, ces questions ?

- On t’a pas vu revenir, Erk, et on se demandait où tu étais ?

- Dans l’hélico.

- Trop cool !

- Oui, c’était très cool. On a pu rentrer plus vite et se laver plus vite.

- Ouf ! Paske des fois, quand vous rentrez…

Et le mouflet s’est pincé le nez en faisant la grimace. Erk lui a fait les gros yeux et les mômes se sont marrés.

- Sache qu’on sent toujours bon, même quand on se roule dans le crottin. C’est comme ça, un soldat, ça sent le soldat… Ça sent le sable chaud…

Il a glissé un regard en coulisse à Kris qui a fait une grimace puis un petit sourire complice. Et je me suis souvenu de la chanson d’Edith Piaf. Ils étaient légionnaires, tous les deux.

- Bon, a repris le géant, c’est vrai que cette fois-là, on a eu très chaud et donc on sentait un peu fort le sable très, très chaud.

Voilà comment notre mini Fort Alamo a été raconté aux enfants. Jamais Erk n’aurait raconté la réalité de ce qui s’était passé aux enfants. Jamais. Même s’il savait que les protéger du monde extérieur ne les aidait pas à grandir, il évitait de leur faire peur trop tôt. J’ai vu quelques regards sceptiques chez les ados, entre autres ceux qui étaient venus à notre aide après l’attaque de nuit.

- Mais, Erk, pourquoi on t’a pas vu plus tôt ?

En voilà un malin…

- Je me suis fait mal en tombant, donc je me suis un peu reposé…

- T’es tombé comment, Erk ?

- J’ai glissé dans un ravin et je me suis tordu la cheville. Et personne n’a voulu me porter. Je me demande bien pourquoi.

Les enfants ont rigolé de nouveau.

- Dis, Erk, c’est qui le nouveau ?

En voilà un qui n’avait pas les yeux dans sa poche. Erk s’est tourné vers le nouveau et lui a fait signe de venir. Bear ne comprenait pas encore le pachto mais le geste du Viking était clair.

- Les enfants, je vous présente Bear. C’est un gentil.

Le gentil a fait un petit signe de la main aux enfants qui ont poliment répondu.

Puis on a vu arriver Dina, son bébé sur la hanche. Il devait commencer à se faire lourd, celui-là.

Erk s’est relevé, tendant sa joue à la jeune femme qui y déposa son habituel bisou. Dans ses bras, le bébé qu’Erk avait surveillé à Noël s’agita en tendant les bras vers le géant. Le sourire qui s’afficha sur son visage éclipsa de loin tous les siens et ceux de Bear réunis. Ou presque.

Erk a pris le bambin dans ses bras, s’est assis par terre, devant une des maisons, et a proposé aux enfants de leur raconter une histoire. Et il s’est retrouvé à leur raconter une histoire improbable de cheval qui voulait être le meilleur sauteur de tous les chevaux et qui demandait conseil au lapin, à la grenouille, à la sauterelle et à la puce… Je connais l’histoire parce qu’il me l’a raconté, plus tard.

Nous, nous sommes partis retrouver les anciens du village, femmes incluses. Tous les adultes, en fait. Et à l’écart des enfants, Kris leur a parlé de la folie de Durrani, du village massacré et des hommes qu’il avait perdus dans son assaut.

- Vous avez toujours le talkie, n’est-ce pas ?

- Oui, et il est bien chargé. On utilise la petite éolienne.

- Parfait. Si jamais vous voyez les hommes de Durrani arriver, il faudra nous prévenir et… Vous avez un endroit où vous cacher ?

- Oui, il y a des grottes pas trop loin.

- Bon, je pense que vous devriez commencer à installer des provisions dans les grottes, de l’eau, des couvertures… De quoi vous y réfugier sans devoir revenir vers vos maisons, ce qui pourrait vous faire courir plus de risques.

- On va s’organiser pour ça, Kris. Mais vous, là-haut, vous allez bien ?

- Pas de blessés grâce au Don d’Erik, six nouvelles recrues. Mais une grosse peur là-bas, chez Durrani.

- Et comment va Fara ?

- Fara est un atout précieux, une merveilleuse jeune fille qui nous aide beaucoup. Elle va bien.

Il n’a pas parlé de l’amourette entre Fara et Dio, parce qu’il ne sait pas comment ses parents pourraient le prendre.

On a entendu des rires d’enfants dehors, puis des cris de joie. On est sortis, parce qu’on avait plus rien à se dire, et on a vu Erk qui jouait au loup avec les mômes, le bébé de Dina dans ses bras, accroché à la mentonnière de son casque. Le plus grand gamin de tous mesurait 2,15m et s’éclatait autant que les vrais gamins. Quand on est sortis, il venait de toucher un des enfants, le petit hurlant de rire et repartant à l’assaut, le Viking se contorsionnant pour lui échapper.

Kris a laissé faire deux minutes de plus, puis un petit « Eiríkur » et le géant s’est dépêtré des enfants en quelques secondes. En nous voyant sortir, Erk avait préparé sa sortie.

- Erk, reste avec nous, viens jouer…

- Il faut que j’y aille. Je vais essayer de ne pas rentrer en hélico, cette fois, pour revenir vous voir. Promis.

- A bientôt, Erk ! Au revoir, Erk !

Les enfants nous ayant accompagnés jusqu’au bout du village, Erk ne reprit ses armes qu’à la sortie. Kris et lui étaient devenus un peu nerveux au fur et à mesure qu’on avançait. Erk avait son « armure », comme nous tous, casque et pare-balles, pour la partie militaire, bottes de cuir, treillis et henley pour le reste, mais il n’avait aucun moyen de se défendre, à part sa rapidité, qui n’est pas la meilleure de la patrouille, faut avouer. Même s’il nous devance tous, son frangin est nettement meilleur.

Une fois ses armes et munitions récupérées, une fois toute la troupe emmenée un peu plus loin, vers l’est, vers le territoire du Vioque, il s’est tourné vers son frangin.

- Bon, Kris, quels sont nos ordres ?

- Vérifier que le Vioque n’a pas essayé de récupérer le territoire des FER, y mettre fin poliment si possible et…

Pourquoi a-t-il hésité ?

- Et ? a demandé Erk doucement, un peu d’appréhension sur le visage.

Kris a baissé les yeux, ses mains serrant la crosse de son EMA 7 très fortement, puis il a planté son regard gris-bleu dans celui si bleu de son frère.

- Elle veut qu’on s’assure que personne n’a essayé de reprendre leur forteresse.

- Ah.

Le Viking a regardé au loin, comme par hasard vers la fameuse forteresse. Aucun de nous ne parlait. Lui aussi a serré la crosse de son EMA 7 et reporté son regard sur son petit frère.

- Je me doutais de quelque chose comme ça, vue ton hésitation.

- C’est aussi parce que je ne comprends pas son insistance à vouloir vérifier. On a tout fait sauter avant de… quitter la forteresse…

Si Kris a hésité, si son ton s’est fait traînant, c’est sans doute parce que, comme moi, il se souvenait de l’état d’esprit dans lequel nous étions quand nous avions laissé derrière nous un repaire détruit qui ne contenait que des cadavres ensevelis sous les décombres.

- Kris, obéissons aux ordres. Ce sera peut-être pour moi l’occasion d’écrire le mot fin sur cet épisode.

- Tes cauchemars, c’est ça ?

- Ça, la Tchétchénie, le village… J’ai l’embarras du choix, pour les cauchemars. Allez, en route, les gars, il a rajouté en se secouant.

Il est parti en tête, on s’est répartis par deux, Kris à côté de son frère, Tito avec Bear, Kitty et Quenotte, JD et Baby Jane. Et moi, en queue. Et Yaka qui nous accompagnait en tirailleur, un peu en avant, traversant de temps en temps notre chemin, le nez au sol et les oreilles à l’affût.

Depuis la disparition des Fils de l’Enfer des Roumis, cette partie d’Afghanistan est assez calme. Je dis « assez » parce que, malgré le transfert du territoire des FER au Lys de Sang, certains aimeraient devenir califes à la place du calife et Mac et Frisé ont chacun rapporté des petites escarmouches, plus vers le sud qu’ailleurs. Mais il se trouve que le Sud côtoie le territoire de Durrani, plus que le reste de « notre » territoire.

Nous, on allait vers l’est. Bien à l’est, un chemin que nous avions parcouru deux fois, donc une fois à toute vitesse, pour sauver notre camarade. C’était il y a presque un an…

Nous étions en patrouille, cette fois-ci, donc on n’a pas couru comme des dératés. On a marché d’un bon pas et on a vu que Bear, venu tout droit d’Europe puis ayant passé trois jours à l’infirmerie, n’était pas en forme. Enfin, si, pour le commun des mortels, il l’était. Mais comparé à nous, pas vraiment.

Comme on n’était pas très pressés, on a pu faire des pauses. Et l’une de ces pauses était au bord de la rivière. Et là, Erk a tiqué et il s’est arrêté alors que Kris allait mettre un pied dans l’eau.

- Qu’est-ce qu’il y a, mon grand ?

Comme nous tous, il s’attendait à ce que le géant fasse des manières avant de traverser, mais non, ce n'était pas ça.

- Je pense qu’il y a un autre passage, plus haut, plus sec.

- Et qu’est-ce qui te fait dire ça ?

- Mes cheveux…

- Okay… Et ?

- Quand je me suis réveillé sur le cheval, j’étais plié dessus, comme un tapis, mes cheveux étaient lâchés et traînaient au sol. Une vingtaine de centimètres seulement pendaient en mèches poussiéreuses et humides. Les chevaux d’ici sont plutôt petits donc s’ils avaient traversé ici, mes cheveux auraient été mouillés quasi jusqu’en haut... surtout que, d’après ton récit, l’Archer, la rivière avait été gonflée par les pluies.

- Oui, on avait de l’eau jusqu’aux précieuses pour traverser. Tito jusqu’à la taille.

- Forcément. Donc, je peux même dire que s’ils étaient passés avec moi ici, ils m’auraient noyé. Donc… il y a forcément un passage plus sec et je pencherai pour l’amont, donc, le nord.

- Et tu voudrais qu’on le cherche.

- Je pense que c’est un endroit à connaître. Ce gué n’emmène pas uniquement à la forteresse…

- Tu as raison. OK, en route, cap au nord. Quenotte, préviens le PC Ops, tu veux ?

- Yessir, a fait le rouquin en se connectant.

JD lui a pris le coude et l’a conduit à notre suite. Je fermais la marche. J'ai regardé où je mettais les pieds, car le terrain est assez merdique, puis j'ai réalisé qu'il ne l'était pas tant que ça. Même si on ne pouvait voir les traces des sabots, puisque les crues et les pluies avaient tout effacé, en regardant bien, on pouvait voir un sentier à peine marqué, un peu plus large qu'un sentier de chèvre. Il semblerait qu’Erk ait raison.

On a marché sur ce sentier à la queue leu leu, tous attentifs et c’est Erk qui a trouvé le gué. Ce gué, depuis que nous avions détruit la forteresse, n’avait jamais été entretenu, puisqu’apparemment les FER étaient les seuls à le connaître, avec quelques paysans du coin, sans doute éleveurs de chèvres. Le coin était plutôt rocailleux, par là, pas tout à fait apte à la culture.

Donc, ce gué, plus entretenu depuis presque un an, avec quelques pluies depuis, permettait de franchir l’oued à pied sec ou presque. Il était artificiel, contrairement à l’autre. Et ce jour-là, après plusieurs mois sans pluie et une rivière quasi à sec (d’où ce nom d’oued que je lui donne mais qui est un abus de langage), on voyait qu’on avait affaire à un pont. Un pont étroit, sans rebord, avec des fissures de surface.

Erk est descendu dans le lit de la rivière et a partagé sur nos tablettes ce que son casque voyait : un bloc de pierres et béton percé d’une multitude de trous dont seuls ceux du bas, ce jour-là, laissaient passer l’eau. On a vu que les fissures n’étaient que dans la couche supérieure, qui s’était effritée et qui, surtout, était un amalgame de terre et de caillasses. Un trompe l’œil, en somme.

On a regardé autour de nous ensuite, pour voir jusqu’où montait l’eau et on s’est rendu compte qu’elle passait par-dessus le pont mais, grâce aux trous, seulement sur vingt ou trente centimètres.

- Je me demande comment ce truc a pu échapper aux satellites, a fait Quenotte songeur.

- Je vais grimper là-haut, a dit Tito en montrant la paroi qui nous surplombait, et je vais partager ce que voit mon casque. On aura peut-être une idée.

- Tu veux que je te soulève, Tito ? a demandé le géant.

- Ça ira.

La réponse de Tito était correcte, mais très courte et Erk s’est légèrement rembruni. Puis, comme son frère le regardait, il s’est forcé à avoir une expression neutre. Il a gardé les yeux sur Tito qui, après avoir posé son sac à dos, se hissait à la force de ses doigts et des orteils, tellement les prises étaient inexistantes ou presque sur la paroi.

Bear aussi avait les yeux sur son amant, pendant que nous, on regardait autour de nous, en alerte. L’Albanais a grimpé sur une bonne vingtaine de mètres, a trouvé un ressaut où il s’est hissé puis a regardé en bas. Il n’a pas le vertige, lui, c’est commode.

- OK, les gars, je partage.

On a regardé nos tablettes et on s’est vu nous, la rivière et pas de pont… juste des cailloux en travers de la rivière.

- Vachement malin, comme camouflage, j’ai dit. Tito, tu peux faire quelques mètres à droite ou à gauche, là où tu es ?

- Pourquoi faire ? Je veux savoir si ça vaut la peine de prendre des risques.

- Je pense que oui, si tu vois le pont sous un autre angle, on pourra comprendre pourquoi il échappe aux satellites.

- Cherche pas, l’Archer, a dit JD, et lève le nez. Regarde, on est dans une gorge bien encaissée, bien étroite. Et qui fait un coude, en plus. Je suis prêt à parier que les satellites n’ont aucune possibilité de voir le pont par le travers.

Il avait raison. J’avais fait le chemin le nez au sol pour trouver des traces de passage, et j’avais oublié de lever les yeux. Là où nous avions traversé les fois d’avant, la rivière était loin de la falaise, sauf quand elle débordait et arrivait presque jusqu’aux grottes qu’elle avait creusées si longtemps avant. Mais là, en amont, là où quelqu’un avait construit ce gué, là où quelqu’un avait choisi cet endroit si particulier pour construire un gué qui serait invisible aux moyens modernes de détection, la falaise surplombait légèrement la rivière, et faisait deux ou trois coudes à la suite, protégeant le pont camouflé d’être découvert par satellite.

- Meeeerde, j’ai fait. Quelqu’un a vachement réfléchi, dis donc ! Je me demande qui.

- Ce n’est pas important, a dit Erk. Bon, je le marque, on l’ajoutera sur les cartes du Gros.

Erk a sorti la carte d’état-major entoilée et, aidé de Kris, a marqué l’emplacement du gué au feutre indélébile un fois trouvé. Je l’ai trouvé vachement calme, et je trouvais ça bizarre, et Kris a dû penser la même chose que moi parce qu’il a dit quelques mots en islandais tout doucement et que le Viking a secoué la tête fermement.

- On continue, il a dit après.

Sa voix n’avait presque pas d’inflexion. Et pourtant, d’après son récit presqu’un an plus tôt, il était inconscient pendant cette partie de son calvaire.

On a donc traversé sur le gué ou dans le lit de la rivière et on est redescendus vers l’aval, sur la rive opposée.

Le soir, on avait retrouvé le chemin qu’on connaissait et on a campé dans un petit creux à l’écart de ce chemin.

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