IX
Le reste de la patrouille fut sans surprise et on est rentrés après six jours de vadrouille, un peu crasseux, fatigués mais contents que tout se soit plutôt bien passé.
Erk a filé voir Lin, pour faire son rapport. Le Gros m’a dit plus tard que Lin lui avait demandé de sortir à un moment et quand le Viking est sorti, il reniflait un peu. Il a dû lui raconter sa crise.
On est tous allés prendre une « douche atomique », comme a dit Quenotte, puisque, ça y est, la mini-pile est installée et fonctionne à merveille. Jo a été formé à lire et comprendre les infos des écrans de contrôle mais continue à entretenir les générateurs. Ça lui repose le cerveau, dit-il.
Ce soir-là, après le dîner, Lin, les frangins, le Gros et moi avons tenu un conseil de guerre. Pourquoi moi et pas les autres ? Parce qu’il s’agissait de R&R et que j’en savais déjà une partie.
Lin a sorti la carte que Katja avait marquée et l’a étalé sur son bureau.
- Bon. Vous étiez à l’infirmerie, les garçons, et le Gros au PC Ops. Si les R&R étaient là pour vous sauver les miches, c’est parce qu’ils prospectaient dans ce coin-là. Et par là, il y a du cuivre, de l’or et du lithium.
- Du lithium ? a dit le Gros, pensif. Ça explique beaucoup de choses et entre autres pourquoi le Pashtoune est aussi territorial.
- Comment ça, Gros ? a demandé Lin.
- Il avait les moyens d’éradiquer les FER et il ne l’a jamais fait. Parce qu’il se serait trop approché du territoire du Vioque à qui il aurait aussi pu faire la peau, mais il risquait de perdre beaucoup trop : trop d’hommes, trop de territoires, et ces richesses minières.
- J’imagine qu’on sait tout ça depuis un moment, a demandé Kris, alors pourquoi maintenant seulement ?
- Voyons voir si mes souvenirs sont bons, a répondu le Gros. L’Afghanistan n’a jamais réussi à exploiter ces gisements, par manque de moyens. Quand les talibans ont repris le pouvoir, ils ont espéré que Pékin tiendrait les promesses faites au régime précédent, mais ça n’est jamais arrivé. Puis, le pays s’est effondré et même si certains chefs de guerre ont fait tout ce qu’ils ont pu pour maintenir un semblant d’ordre, les Chinois ont eu peur. Puis Xi Jinping, le président, est mort brutalement et son successeur, j’ai oublié son nom, a préféré s’occuper des problèmes internes, ce qui a freiné l’expansion chinoise qui faisait peur à tous.
Il a regardé le plafond, perdu dans ses pensées.
- Il y a eu, au début du règne du successeur, des émeutes internes bien plus importantes que celles de la place Tien An Men, car cette fois-ci, les étudiants n’ont pas arrêté les chars. Les gens se sont mis à boycotter les merdes « Made in China », en réaction. Ca a démarré avec quelques personnes, puis ça a fait tâche d’huile et les conteneurs sont restés sur le quai. Emeutes + moins de débouchés économiques, le président a ramené les troupes stationnées en Afrique, à Djibouti entre autres, au pays, pour mater les rebelles. Ça a bien failli lui péter à la figure, mais les Chinois ont fini par suivre. D’autant qu’avec les morts et les dégâts matériels, leur société a dû se reconstruire et que ça, ça fait toujours du bien à une société. Témoin, la France et l’Europe après la Deuxième Guerre Mondiale.
- Et pour en revenir au lithium ?
- Et bien, on en a toujours besoin, pour nos technologies militaires, pour toutes ces choses dont certains ont du mal à se passer. Et je pense que depuis cette époque-là, l’Afghanistan n’a plus, sur la scène internationale, le même poids qu’avant. Ensemble de petites provinces qui se battent entre elles, il ne fait plus peur. Il n’intéresse personne. Sauf peut-être ATS, pour le lithium.
- Pourquoi dis-tu ATS ? a demandé Lin d’un ton sec.
- Lin, entre la pile atomique, nos casques au quart du prix, les E-Assault des R&R… tu veux que je continues ?
- Pourquoi est-ce que j’ai choisi des officiers trop intelligents, bon sang ? a fait Lin en secouant la tête. Bon, je vous demanderais de n’en rien dire à qui que ce soit. Pour en venir au sujet de cette réunion, Tugdual était là, nous avons décidé, Katja et moi, de nous aider les uns les autres car, au final, nous sommes un peu isolés, ici. Donc, ce que je voudrais, c’est que vous réfléchissiez à la meilleure façon de les aider ici, sur cette future mine de lithium.
Elle a tapoté le petit R que Katja avait tracé.
- Je ne suis pas ravie à l’idée de voir ce magnifique pays éventré pour ça, mais la présence des Roses & Rifles est indispensable dans leur coin, comme la nôtre l’est ici. Même si nos commanditaires, et leur but final, sont différents, la présence des Européens est importante.
Le doigt toujours sur le R, elle a soupiré.
- Je suis prête à parier que ça va partir en couille, cette affaire. Je n’ai pas ton Don, Kris, mais c’est ce que je ressens. Vu ce que m’a dit Katja, ce que je peux prévoir, c’est que la garnison à côté de leur mine va leur poser un sacré problème. Donc, avant que vous repartiez, les garçons, le Gros va nous obtenir des clichés du village et vous allez l’étudier pour nous trouver un plan d’attaque. Pensez à intégrer motos, land rover, et piétons.
- Moi, si j’étais Durrani, a dit Kris, voilà ce que je ferai : j’attendrais que la mine soit creusée, étayée et vérifiée. Puis, de nuit, j’irais massacrer les Roumis et prendre ce qui me revient de droit puisque sur mon territoire. Je peux même préparer le terrain en coupant ou empoisonnant l’eau ou la nourriture…
- C’est vicieux… Et c’est ce qu’on fait à Durrani, en quelque sorte. OK, et comment tu verrais notre intervention ?
- Faire la même chose à Durrani, mais avant. Et oui, je sais, on n’empoisonne pas l’eau. Mais juste l’attaque de nuit, voire continuer à harceler ses troupes, du sabotage, tout ça.
- Tes idées sont plutôt bonnes, Kris. C’est un peu ce à quoi j’avais pensé aussi. A affiner. Bon, allez, bonne nuit tout le monde. Vous êtes de repos demain, vous repartez après-demain matin. Et quand je dis repos, je veux dire repos. Quartier libre, les gars.
- J’en connais deux qui vont être contents, j’ai dit, en pensant à Tito et Bear.
- Oh, ils ont déjà réservé la petite chambre…
Lin s’est passé une main sur le visage.
- C’est bon signe… Ah, l’amour tout neuf… Bon, allez, au lit. Tugdual ?
Je suis resté.
On a donc eu la chance de passer deux nuits dans nos plumards et de repartir avec suffisamment de bœuf bourguignon de Cook pour nous faire au moins trois repas. Toutes les boites étaient dans le paquetage du géant, qui a tenté un petit chantage à midi. Les bras autour de son sac bien fermé, il nous a regardé, nous qui étions assis en rond, prêts à nous régaler.
- Non, les gars, désolé, mais la bouffe de Cook, ça se mérite. Donc, si vous voulez manger de son bourguignon, vous allez faire cinquante pompes chacun. Avec Yaka sur le dos.
La chienne a jappé une fois, sa queue battant aussi vite que possible. Elle avait entendu son nom, alors elle était contente. Il lui en faut peu à elle, c’est sympa.
Bon, évidemment, le chantage d’Erk a été moyennement accepté. Bear a commencé à se mettre en position et Tito l’a arrêté. On a échangé des regards, j’ai vu dans l’œil de Kris une étincelle de malice, et j’ai décidé de me « sacrifier ».
- Pas question ! j’ai crié en me jetant sur lui.
J’ai senti ses grandes mains m’attraper, le monde a tourbillonné et puis, j’ai pas compris comment, je me suis retrouvé sur le ventre, les mains dans le dos, coincées dans ma ceinture et le paquetage du Viking sur le dos. Et une grande main chaude qui me tapotait la joue tout doucement :
- Ça va, l’Archer ?
- Euh… je crois.
Sa main est partie après un dernier tapotement.
- Ah, les gars, j’ai un otage, maintenant, alors je vous conseillerai de faire at… !
J’ai vu passer une grande botte, le sac a quitté mon dos, une petite main est venue m’aider à libérer les miennes et je me suis mis à genoux, un peu sonné, quand même.
- Ça va, l’Archer ?
- Oui, je pense, merci Kitty.
Je me suis retourné quand elle m’a lâché, et je me suis assis, tourné vers le bruit. A côté de moi, Bear avait l’air surpris de l’échauffourée impromptue. Il semblait se demander s’il devait rejoindre son amant et l’aider à se venger, ou s’il devait au contraire rester à l’écart pour éviter la punition. C’était quand même notre officier supérieur, sous le tas.
Kris s’était glissé derrière son frère pendant qu’il me faisait tournoyer et me bloquait sous son sac, puis lui avait passé un bras autour du cou et l’avait tiré en arrière, pendant que JD attrapait le sac et laissait Kitty me libérer.
Le Viking, les quatre fers en l’air, se débattait sous une masse grouillante de treillis ocre et hurlait de rire.
- Le creux des genoux, criait Kris, et dans le cou !
- Traître ! Aaaah, aah, stop, assez… Je me rends…
Les autres ont continué leurs chatouilles quand Kris leur a fait signe de ne pas s’arrêter.
- Bear, c’est une des rares occasions où tu pourras t’attaquer à ton officier, alors si tu as envie, fais-toi plaisir.
- Non, je préfère regarder Tito, il a dit, des étoiles dans les yeux.
- Je te comprends.
Tito était accroché à un flanc du Viking, une main glissée dans son cou et Erk faisait son possible pour lui échapper. Mon p’tit pote avait un sourire qui pourrait presque rivaliser avec celui de son amant.
- Hé ! J’ai dit… aaaah… que je me… rendais…
- Mon grand, ton crime est trop important pour que quelques chatouilles suffisent à te faire pardonner.
- Oui, mais… là, c’est… laissez-moi… respirer…
Et il est devenu tout mou, respirant à grandes goulées. Les autres se sont levés, se sont rhabillés, un peu, Kris a tendu une main à son frangin et l’a aidé à se rasseoir.
- Tu mériterais que je te prive de bourguignon, Erik.
Et là, on a tous éclaté de rire parce qu’Erk a fait des yeux de cocker à son frère, en poussant un petit gémissement qui a fait geindre Yaka, qui s’est mise à tourner sur elle-même pour chercher où était le chiot qui souffrait.
- Merde, a grommelé le Viking. Yaka ! Yaka, viens, ma grande.
Elle s’est tournée vers lui et il a gémit de nouveau. Elle a prit l’air étonné, il a re-gémit et elle s’est précipitée pour lui lécher le visage et le réconforter.
Kris a souri et a tendu une petite boîte de bourguignon à JD pour Yaka, puis une plus grande à son frangin.
- T’as de la chance d’avoir la chienne dans ta poche, hálfviti.
Cette bagarre de chatouilles, à mille lieux de nos âges et de notre métier, à mille lieux de l’endroit où on se trouvait, fut l’un des deux événements les plus marquants de cette patrouille.
Le Vioque se tenait tranquille, Durrani était occupé par les attaques éclair de la patrouille de Mac, qui fonçait quelque part, balançait quelques cocktails Molotov et repartait aussi sec.
On a profité de ce calme pour approfondir nos relations avec un autre village, qui se trouvait plus en amont du gué. Ce village-là élevait des moutons. Des bêtes assez maigres, dont la viande était particulièrement goûteuse et dont la laine, une fois lavée et peignée, était d’une douceur absolue. Malgré les dénégations des éleveurs, le Gros était persuadé que certains des ancêtres de ces bêtes étaient nés chez les Kirghiz et avaient été un bon butin de razzia.
Ce village nous connaissait moins, car, ces derniers temps, nous nous étions concentrés sur Durrani. Par contre, une chose était sûre, ils étaient ravis d’être débarrassés des FER.
Ce village, dont le nom était imprononçable pour nous, on l’avait appelé Victor 2, Victor 1 étant « notre » village, celui au pied de notre promontoire. Ces noms de code étaient aussi une façon pour nous de les protéger. Nous pouvions les mentionner à la radio, mais les méchants qui nous écoutaient sûrement seraient incapables de savoir de quoi il s’agissait. Et tant mieux. Nous protégions nos « gens », comme au Moyen-âge le seigneur protégeait ceux qui se tournaient vers lui.
Le but de notre visite était de faire en sorte que Victor 2, ou V2, se tourne vers nous.
Le charme du Viking a tout de suite attiré à lui tous les enfants, et quand leurs mères ont vu avec quelle délicatesse, quelle gentillesse il leur répondait ou les rattrapait quand ils tombaient, elles se sont détendues et ont commencé à accepter notre présence.
Un tout petit s’est approché de Yaka, qui a commencé à battre lentement de la queue, et quand le bébé s’est accroché à sa fourrure, gloussant de joie, elle a regardé JD qui lui a dit qu’elle pouvait. La chienne a léché le visage du marmot qui a hurlé de rire et est tombé en arrière, tête la première. On a flippé car Yaka ne pourrait pas le rattraper et sa mère était trop loin, quand une grande paluche s’est interposée entre un crâne fragile et le sol dur.
Le géant a ramassé le bébé surpris, au bord des larmes, l’a pris dans un bras et lui a chatouillé le cou de son doigt. L’enfant s’est tortillé pour échapper aux chatouilles en couinant de joie. Erk l’a tendu à sa mère avec un grand sourire.
La jeune femme, qui était terrifiée en voyant son enfant dans les mains du géant, otage du soldat armé, casqué, se détendit visiblement de voir que son enfant n’avait absolument rien et était en plus de très bonne humeur.
Les frangins ont échangé un regard, Erk a filé ses armes à Kris, comme d’hab, et s’est assis par terre, pas très loin des enfants. Il a posé son sac à dos devant lui, a farfouillé dans les poches, a fait un « Ah ! » très satisfait, puis a remis son sac sur son dos. J’ai eu l’impression qu’il jouait un rôle.
Les enfants se sont approchés, curieux et plus vraiment effrayés.
Je l’ai regardé avec des yeux ronds. Il avait sorti de son sac un couvercle de ration, posé sur le sol devant lui, entre ses jambes, un petit morceau de pâte à modeler beige à séchage ultra rapide dont il a pris un petit bout et en quelques secondes il avait créé un mouton, qu’il a posé devant lui sur le couvercle.
Les enfants se sont encore approchés, fascinés par la magie qui transformait la terre en animal. Ils savaient tous qu’il s’agissait de modelage, mais l’aisance avec laquelle le bout de terre devenait quelque chose était fascinant, autant pour eux que pour nous, les adultes. Car les parents regardaient tout autant.
Kris s’est penché vers le chef apparent du village et lui demandé des nouvelles. Le chef, un peu méfiant, quand même, a répondu un peu dans le vague et Kris a laissé passer. Les derniers soldats que ce village avait vus étaient sans doute les FER, alors leur réticence était compréhensible. Kris leur a dit qu’une de nos patrouilles passerait plus souvent, à pied, à moto ou en voiture, qu’il ne fallait pas hésiter à demander de l’aide.
Une des femmes, qui avait l’air particulièrement attristée, s’est redressée et avancée à ces mots. Le chef du village l’a foudroyée du regard, puis elle a parlé à toute vitesse, comme si elle craignait d’être interrompue. En langage des signes, Kitty a dit à Kris qu’elle avait compris et qu’elle traduirait. Il a hoché la tête et a fait semblant de ne pas écouter.
- Erk, tu as fini avec tes playmobils ?
Le géant a reniflé et haussé les épaules. Autour de lui, les enfants le touchaient presque. Il a commencé à ranger ses affaires, glissant ce qui lui restait de pâte à modeler dans une poche.
- Dis, Erk, tu vas les laisser ici ? a demandé un des gamins.
Avec quelle vitesse ils avaient passé outre les conventions et l’appelaient par son nom.
- Ils vous plaisent ? il a demandé de sa grosse voix si douce avec les enfants.
Le chœur de « Oui ! » l’a fait sourire et il leur a dit d’en prendre un chacun.
- Ils sont secs ?
- Oui, c’est une pâte qui sèche très, très vite. Il faut que j’y aille, maintenant. Réfléchissez à ce que vous voulez que je fasse quand je repasserai, d’accord ?
- D’accord, Erk. A bientôt !
- A bientôt les enfants.
Et comme ça, on a quitté le village et on est partis sur le chemin du retour.
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