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Une fois hors de vue du village, Erk s’est arrêté et s’est retourné vers les maisons.

- Ça m’embête d’être partis comme ça, il a dit, sans rien faire pour cette femme. Mais sans savoir de quoi il s’agit… Kitty, tu peux nous faire ton rapport ?

- Oui, bien sûr. La femme était inquiète pour ses deux garçons. Le chef a voulu la faire taire en disant que c’était des hommes, maintenant, ou qu’en tout cas ils avaient intérêt à avoir profité de l’occasion pour le devenir. Elle a insisté en disant qu’ils étaient partis depuis cinq jours et que c’était trop long pour aller au village au sud.

Elle a haussé les épaules.

- Impossible de comprendre le nom du village, désolée.

Elle s’est frotté le visage.

- Par contre, il y a un truc qui m’embête. Le mot « hommes », il a utilisé un mot différent. C’est subtil, mais l’un des mots désigne l’être humain masculin, et l’autre l’être humain masculin et…viril ?

- Et quel âge ont ses garçons ? a demandé Kris, un œil sur Erk.

- 16 et 17 ans, si j’ai bien compris.

Erk a pâli.

- Ce genre de rituel de passage, dans ces cultures…

- Ecoute, frangin, commençons par faire une enquête. Quenotte, contacte la base, demande s’il y a eu des plaintes de notre village.

- Yessir.

Il s’est éloigné. Ne pas comprendre la langue locale, qu’elle soit dari, pashto ou turkmène, n’était qu’une excuse pour ne pas intervenir immédiatement. Ces gens avaient souffert de la domination des FER. On ne savait pas s’ils accepteraient notre présence, nos interventions. Si notre présence était tolérée (et au mieux acceptée) alors notre vie serait facile. Si ce n’était pas le cas, patrouiller dans ce secteur serait dangereux et le secteur en question risquait même de tomber chez le Vioque. Non merci.

Dans un monde idéal, nous aurions commencé à les courtiser dès la disparition des FER. Mais nous n’avions pas assez d’hommes, et la priorité était de faire tomber les barons.

Après notre frayeur chez Durrani, Lin nous avait rapatriés sur notre territoire, le temps de voir comment le Pashtoune réagissait au massacre perpétré par notre petite troupe, aidée par un hélico E-Assault et sa mitrailleuse lourde, maniée de main de maître par Vlad le Polack. Et c’est pour ça que nos patrouilles seraient des patrouilles de police, de services rendues aux villages, d’inspection de notre territoire.

Et donc, impossible de savoir comment ce village, V2, allait réagir à notre présence, voire à notre ingérence. Lin avait décidé que nous leur foutrions la paix, que notre rôle serait un rôle d’arbitre, de médecin, de voirie… Bref, tout ce qui pouvait les aider. Un peu comme on faisait l’an dernier, pendant qu’Erk se remettait à l’infirmerie et que les Islandais testaient les synergies.

- Kris, a dit Quenotte, pas d’alerte de notre village.

- Merci Quenotte. Bon…

Il a regardé le sol un moment.

- Vos impressions sur le village, les gars ?

- Ils sont nettement plus tendus que V1, c’est sûr.

- Plus machos, aussi.

- Le malik de V2 a plus de pouvoir que celui de V1. Ou alors, il l’utilise plus.

- Les enfants, c’était un bon angle d’attaque, mais je pense que le malik et quelques hommes t’ont trouvé… faible, Erk.

- Rien à carrer de ce que pensent ces mecs. Si pour eux faire preuve de douceur et de gentillesse c’est être faible, alors je préfère être faible. Bon, est-ce qu’on a un moyen de donner à cette femme une lueur d’espoir pour ses fils ?

- On ne sait pas si elle sait lire, a dit Quenotte, donc un message sur un caillou, c’est mort.

- C’aurait été pratique, n’empêche, a fait JD.

- Mais, en fait, on a un caillou qui parle, avec nous, a dit Kris. Tito ?

- Dois-je me sentir flatté ou insulté ? a demandé mon p’tit pote.

- Flatté. De nous tous, et malgré l’entraînement qu’Erik et moi avons reçu, tu es le plus silencieux. A tel point que je soupçonne un Don…

- Un Don du silence ? Ça n’existe pas, ça, Kris !

- Les Dons sont nouveaux, ça fait moins de cinquante ans qu’on les a repérés, donc on n’en sait rien. Mais, Don à part, tu es le plus silencieux d’entre nous, alors, peut-être que tu pourrais te glisser dans le village cette nuit et aller lui dire quelques mots.

- Et comme ça je vais me faire prendre par des gens qui ne sont pas forcément des copains ?

- Tito, tu le fais exprès ? A part les actions impulsives d’Erik, ou ma danse de la mort, nous as-tu vus vous envoyer, vous, personnellement, au casse-pipes sans préparation ?

- Non…

Il avait l’air emmerdé, l’Albanais.

- Alors comment peux-tu imaginer à un seul moment qu’on le ferait maintenant ?

- Désolé, Kris.

- J’espère bien. Merde, Tito, depuis un an, tu le sais bien, non ?

- Oui, j’ai… je sais pas, Kris… Je sais pas.

- Bon. L’Archer, tu peux…

- Déjà fait, Kris, j’ai répondu.

Ecoutant la conversation d’une oreille, j’avais appelé sur mon affichage tête haute la carte du coin et j’avais regardé ce qu’il y avait entre le village et nous. Tito a rougi, car c’était son job. Alors il a appelé l’affichage satellite, qui était mon job, normalement. Nous avions tous les mêmes possibilités sur nos casques, pour les cas comme celui-ci.

- Si on prend à l’Est et qu’on remonte un peu la grosse colline là, on peut trouver un nid-de-pie.

- En route. Reprenez vos rôles, Tito, l’Archer.

On s’est regardés, Tito et moi, puis on a obéi à Kris. Je suis parti devant, suivant le chemin que j’avais repéré, les autres à ma suite, Erk fermant la marche.

En arrivant près du nid-de-pie, qui n’était rien d’autre que le sommet de la colline, j’ai ressenti un petit quelque chose. La dernière fois qu’on s’était perchés, ça avait failli mal finir. J’ai vu un petit frisson faire frémir les petits cheveux sur la nuque de pas mal de mes camarades. Et Yaka venir glisser son museau dans la main de JD, témoin de son malaise.

- Va falloir qu’on arrive à passer outre, tous, un jour, a dit Kris. Et encore, j’ai eu la chance d’avoir été inconscient la majorité du temps. Allez, les gars, on se reprend. Je veux Tito, Quenotte, Kitty, à plat ventre avec des jumelles, pendant une heure. Les autres, on reste en contrebas et on se prépare à attendre. Et on en profite pour jailler.

J’ai secoué la tête, amusé par son argot. Ce mot avait au moins 200 ans… Je me suis demandé s’il avait appris l’argot avec Victor Hugo, Céline ou San Antonio.

Il est monté voir les vigies, leur donnant pour instruction de repérer la maison de la mère des deux garçons, à Tito de bien planifier son chemin et à Kitty de préparer un message pour elle.

Etonnamment, Kitty est celle de nous tous qui parle le plus de langues locales, elle maîtrise le dari, le pashto et se débrouille en turkmène. Faudra que je lui demande comment, un jour.

Kris est redescendu, d’abord en rampant à reculons, puis debout. Il s’est assis à côté du géant, posant son sac derrière lui et s’allongeant ensuite en s’en servant comme oreiller.

- Bon, JD, Erk, vous êtes de garde. Baby Jane, l’Archer et moi, de repos. Dans une heure, on change.

- A tes ordres, frangin. Dors bien.

- Merci mon grand.

Le calme s’est installé sur notre pseudo bivouac. J’ai fermé les yeux, histoire de me reposer. Même si je n’arrivais pas à dormir, au moins je bullerais un peu.

C’est la main du géant qui m’a réveillé. J’étais le premier, j’ai donc pu voir avec quelle tendresse il a réveillé son frère et son… amante ? Je suppose qu’on peut appeler Baby Jane comme ça, puisqu’il a déposé un léger baiser sur ses lèvres.

Tito et Kitty sont redescendus, Baby Jane et Erk sont montés à leur place. Quenotte est redescendu.

- Qu’est-ce que tu fais là, Quenotte ? a demandé Kris.

- Erk m’a dit de redescendre.

- Si c’est pour draguer Baby Jane…

- Non, c’est parce que Tito a identifié la maison et qu’on n’a pas besoin d’être trois à surveiller le village.

- Hmm… Je… Tu as raison, Quenotte, il est suffisamment professionnel pour… Je…

Il s’est frotté le visage, s’est tourné vers le nid de pie. Ses épaules se sont affaissées. J’ai eu pitié, j’ai passé un bras autour de ses épaules et je me suis penché pour murmurer une question : « Jaloux ? » Il a hoché la tête, j’ai serré ses épaules, murmuré : « Ça arrive, ce n’est rien » et je l’ai lâché.

Il s’est de nouveau frotté le visage, a eu un sourire un peu penaud et s’est secoué.

- Bon, Tito, Kitty, qu’avez-vous ?

Ils ont fait comme s’ils n’avaient rien vu et ont répondu :

- On a trouvé sa maison, a dit Tito, elle est l’une de celles à l’extérieur du village, donc y aller devrait être facile.

- J’ai pensé à deux messages, a dit Kitty. Première possibilité, on lui demande de nous rejoindre en dehors du village et on essaye d’avoir un maximum d’informations. C’est à mon avis la meilleure solution. L’autre, c’est juste de lui dire qu’on s’en occupe. Tout va dépendre du temps que Tito aura pour lui donner le message.

- On va donner la priorité au premier. Plus on a d’informations, plus ce sera facile de chercher les garçons. Mais Tito va quand même apprendre les deux. Tu parles pashto, Tito ?

- Juste assez pour demander mon chemin, mais je le comprends un peu mieux. Ce qui veut dire que si elle pose des questions, je peux un peu improviser.

- Bien. Vous avez jusqu’à ce soir pour envisager toutes les questions possibles et leurs réponses. L’Archer et moi, on va monter le camp.

- T’es sûr que c’est une bonne idée, Kris ? a demandé Quenotte.

- Je ne suis sûr de rien, mon pote, mais je pense qu’on a besoin d’un peu de… stabilité, ce soir. J’aurai préféré du confort, mais ça va être difficile ici.

Bon, je dois vous avouer que monter le camp, quand on est en patrouille et qu’on a le temps, ça consiste à préparer des endroits pour s’allonger sans trop de cailloux, puis faire un mini-feu pour la tisane, puisque nos rations sont auto-chauffantes. Dans nos paquetages, on n’a pas de tapis de sol pour dormir, juste nos couvertures et nos ponchos, qui sont juste assez épais pour nous isoler un peu du froid du sol.

Donc on a dégagé un espace où on pourrait tous s’allonger, moins les deux sentinelles, puis on a ramassé les brindilles et autres morceaux de bois sec qui traînaient autour de nous.

- Kris, on a un problème, a dit Kitty en nous rejoignant avec un Tito plutôt penaud.

- Je ne suis pas assez à l’aise en pashto, mon p’tit pote a dit, et du coup, je risque de louper des infos.

Kris s’est assis près du petit tas de bois sec qui deviendrait notre feu. Bear s’est rapproché de son amant, prêt à… à quoi ? Aucune idée, on verra bien.

- Asseyez-vous, les gars.

- Non, je…

- Tito, ce n’est pas assez grave pour que j’attrape un torticolis à te regarder. Assis mon gars.

- Mais si… ça va mettre Kitty en danger et…

- Et je suis assez grande pour me défendre. Merde, Tito, je suis un soldat, moi aussi, t’as oublié ?

Il l’a fixée un moment, puis s’est affaissé et assis en tailleur près de nous.

- Ouais, j’avais oublié, kotele. Bon, Kris, je ne parle pas assez bien le pashto, et pour notre affaire, il y a des nuances qui risquent de nous échapper.

- Je vois. Donc, le mieux serait que Kitty y aille, mais elle est moins silencieuse que toi. Et si elle se faisait prendre, ça se passerait mal pour elle et pour nous parce qu’Erik voudrait à tout prix se sacrifier pour la libérer.

« Tu t’attends à quoi d’autre de ma part, frangin, dans un cas pareil ?» a dit le Viking dans nos oreillettes.

- Pas grand-chose d’autre, mon grand, a répondu le frangin. Bon, dans ce cas-là, il faut que Tito attire la femme dehors, à l’écart, et que Kitty et elle discutent.

- D’accord, on fait comme ça.

On s’est installés pour attendre. Comme souvent dans le boulot de soldats, on passe beaucoup de temps à attendre. Pour passer le temps, on développe des habitudes, des manies, ou des occupations diverses et variées. Dans mon cas, j’essaye de ne penser à rien, ou au contraire de me remettre en mémoire mes journées. Quand Erk est redescendu, remplacé par JD, je l’ai vu sortir un peu de sa pâte à modeler et créer de minuscules petites figurines, de 1 à 2 cm de haut. Elles n’étaient pas aussi fines que d’habitude, mais il faut dire qu’il marquait les détails avec ses ongles comme seul outil.

Quelques heures plus tard, on est remontés au nid-de-pie, on a rejoint Baby Jane et JD et on a regardé Tito et Kitty descendre vers le village, se fondre dans la nuit. Tout ce qu’on entendait, c’était leur respiration.

Puis du pashto, que j’ai eu un peu de mal à suivre, mais j’ai compris que Tito demandait à la femme de le suivre dehors. Puis un échange dont on n’a entendu qu’un côté, celui de Kitty. Des salutations et un petit : « On remonte » de Tito.

Ils sont rapidement revenus et Kitty nous a raconté une histoire somme toute assez sordide. Le malik de V2 est très macho, et file une Kalash aux garçons dès qu’ils se mettent à muer, en leur disant d’aller trouver une fille pour devenir de vrais hommes, et que l’arme les aidera. D’après la mère des deux garçons, l’aide est violente. La Kalash ne sert pas à les protéger, mais à devenir des hommes.

Erk a pâli pendant ce récit et je pense que je n’étais pas beaucoup plus coloré que lui. Oui, malgré les avancées, nous sommes encore dans une région où la femme a moins d’importance que l’homme, et encore moins de droits.

Kitty a fini son récit en disant que les gamins auraient dû être revenus depuis au moins deux jours. Elle a dit à la mère qu’elle transmettrait les infos à son chef et qu’ils feraient ce qu’ils peuvent.

Ce qui m’a presque brisé le cœur, pour cette mère, c’est qu’elle voulait juste savoir où étaient ses fils, que s’ils étaient morts, elle voulait le savoir, pour ne pas éternellement attendre leur retour.

Kitty avait l’air toute bizarre en nous racontant ça.

On s’est éloignés du village et on a commencé à rentrer, en pleine nuit. On s’est arrêtés un peu plus loin, pour dormir, et on a prit le chemin du retour le lendemain matin.

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