XI
En arrivant à la base, on a eu la désagréable surprise de voir Karl. J’avais fini par l’oublier, celui-là. Je ne lui ai pas pardonné, moi, d’avoir fait aussi peur à Cassandra à Kaboul quand on essayait de la récupérer. Cass n’a jamais eu l’air de lui en vouloir mais moi oui. Et je ne suis pas le seul. Kitty l’a regardé avec une expression de mépris intense sur son visage. Puis elle a croisé le regard du Viking, très doux, comme souvent. Elle a fermé les yeux, baissant le visage, puis son expression s’est modifiée, son visage devenant inexpressif. Levant le nez, elle est passée devant lui sans faire plus attention à lui.
Moi, je l’ai regardé. Je l’ai trouvé hagard. Il avait les yeux cernés, injectés de sang et je l’ai trouvé amaigri, également. Mais à cinquante ans révolus, et dans ce pays très difficile, ce n’était pas franchement anormal.
Yaka est allée le voir, pour l’identifier ou vérifier son identité, et il a eu une réaction qui m’a inquiété. Il s’est éloigné d’elle. Etrange, j’ai pensé.
Elle est allée se coller à JD, quémandant une caresse qu’il lui a donnée bien volontiers. Puis il a eu une expression bizarre et il l’a emmenée à la cuisine pour que Cook lui donne à manger.
Puis, avec toute la patrouille on est allés se laver, alors les bizarreries du père Karl sont passées aux oubliettes.
Après le dîner, l’état-major de la patrouille (les frangins et moi) a fait son rapport à l’état-major de la Compagnie (Lin, Le Gros et les frangins… oui, je sais) sur l’incident au village.
- Bon, et que voulez-vous faire, les garçons ? a demandé Lin en balayant sa mèche en arrière.
- Chercher les gamins, a dit Erk. Les ramener à leur mère, vivants ou morts.
- Et comment allez-vous faire ça ?
- Elle nous a donné des fringues à eux, a répondu Kris, qu’on a gardées dans des sacs étanches. Comme la taie d’oreiller d’Erik il y a un an.
- Bon. Vous irez donc au troisième village, Victor 3, vous serez bien élevés, comme d’habitude.
- On fera notre enquête, discrètement. Puis on essayera de suivre leur piste avec le nez de Yaka.
- D’ailleurs, j’ai dit, Karl a eu une réaction bizarre quand elle s’est approchée de lui.
- Et Alpha, a dit le Gros, lui a grogné dessus, à peine, mais…
- Mais c’est parce qu’il ne le connaît pas, a dit Lin, en rejetant sa mèche en arrière d’un mouvement de tête. Mais je ne savais que Karl avait peur des chiens.
- On ne s’y attend pas, sous ses airs de gros dur, en effet, a renchéri le Gros. Bon, les gars, je pense que le plus efficace, c’est que Frisé vous rapproche avec la Land, ça vous fera gagner du temps. Et comme il ne rentre que demain et qu’il se reposera un jour et demi, vous avez au moins deux nuits devant vous.
- Tant mieux, a dit Kris. Parce que même si l’épaule d’Erik fait un bon oreiller, les cailloux ne font pas un bon matelas… D’ailleurs, Erik, je pense qu’il faudrait que je m’occupe de tes cheveux. Ils sont un peu cassants, ce qui n’est pas surprenant, et fourchus.
Le géant a hoché la tête. Je me suis demandé pourquoi Kris s’occupait des cheveux d’Erk, mais je n’ai pas eu le temps de me pencher sur la question.
- D’ailleurs, je propose de tenir salon… de coiffure, demain, pour ceux qui veulent… Ou doivent, il a rajouté en regardant Lin.
- Oui, merci Kris, bonne idée. Et je prends la première place, elle a rajouté avec un sourire.
- Bien sûr, Capitaine. A tes ordres, Capitaine.
- Tires-toi de là avant que je te fasse sortir d’un coup de pied bien placé, gamin !
- Garde tes coups de pieds pour Erik ! Kris a répondu en sortant, laissant derrière lui un Viking surpris au plus haut point.
- Pour moi ? Mais…
- Aurais-tu fait une connerie, litla min ?
- Pas que je sache.
- Alors tu n’as rien à craindre.
- Oui, mais pourquoi ? Oh, et puis zut, des fois, j’ai du mal à le comprendre. Bonne nuit Lin, Gros, l’Archer.
- Bonne nuit Erik.
- Bonne nuit Erk.
Sur cet échange somme toute un peu étrange, le Gros nous a quitté et j’ai passé la nuit dans les bras de Lin, musclés mais toujours accueillants, en ce qui me concerne. J’ai un peu oublié ma jalousie envers Misha, qui ne servait à rien puisque Lin n’en avait rien à cirer de mes états d’âme sur ce sujet. Et il aurait été gonflé, de ma part, de vouloir qu’elle soit mienne, comme l’étaient les femmes autrefois. Je n’aimais pas voir un homme traiter une femme comme sa propriété ou comme un être inférieur, je n’allais pas m’y mettre.
Le lendemain matin, debout vers 7h, tout seul parce que Lin s’était déjà levée, elle, j’ai filé prendre un bon petit-déj’, retrouvant ma patrouille et un Viking à moitié endormi, comme à son habitude quand il est à la base. En patrouille, il se réveille presque instantanément. Kris, lui, était en pleine forme, comme tous les matins.
Bear nous a bien fait rire au petit déj. Il s’est enfin décidé à passer à Cook une commande de Krisprolls, ces petits pains tout secs que les Suédois, apparemment, adorent. Sauf que Cook est super fier du pain que Moutarde pétrit et prépare et qu’il est hors de question que, dans sa cuisine, on fasse autre chose que le bon pain de Moutarde.
Faut dire qu’il est bon, le pain de notre petit mitron personnel. Elle fait des baguettes à la mie dense et parfumée, des boules de pain complet un peu comme le poilâne, et des pains au seigle hyper denses et absolument délicieux. Alors, les Krisprolls de notre Suédois…
Bear a tellement soûlé Cook qu’il lui a donné du pain sec, de la baguette de la veille. Les autres pains se gardent mieux, mais la baguette sèche vite, surtout ici. Donc Bear est venu à notre table avec sa brassée de « Krisprolls afghans ». On s’est marrés comme des baleines, même Erk qui était réveillé après son bol de café sans sucre.
Le Suédois a tartiné son krisproll de beurre salé et de marmelade d’oranges et on a eu droit à un concert de mandibules pour pain sec… Bon, il avait l’air heureux, il a même voulu faire goûter à Tito qui, pour lui faire plaisir et parce qu’il est amoureux, a croqué une bouchée. Et a fait la grimace.
- C’est la confiture ou le pain que tu n’aimes pas, Tito ? j’ai demandé.
- Le pain… Même si c’est la baguette de Moutarde, je la préfère fraîche. J’aime pas trop prendre mon petit-déj’ en musique, surtout si c’est… ça, il a répondu en pointant Bear du doigt.
Celui-ci a attrapé le doigt et a embrassé le bout. Tito a rougi et nous on a encore rigolé. Ils sont mignons, tous les deux. Et voir mon p’tit pote heureux, ça me fait du bien.
Après le petit déj, coiffure. Kris a installé son salon dans la cour, pour éviter de boucher l’évacuation des douches. Celle-ci est, heureusement, différente de celles des toilettes. Pour les douches, nos savons sont biodégradables au possible, et un filtre de billes d’argile, de sable, de charbon, facile à remplacer heureusement, nous permet de rendre à la nature une eau à peu près propre. Après, la nature finit le nettoyage. Les eaux de la cuisine et de la buanderie ont le même système. Pour les toilettes, on a une fosse septique, et on la vide en hiver, heureusement pour nos nez délicats.
Enfin, bref… Donc, Kris nous a demandé de nous laver les cheveux et de nous asseoir sur un tabouret les uns après les autres. Bear, JD, le Gros, Cook et moi sommes les seuls à être passés sous la tondeuse. Oui, ce jour-là, il a coiffé toute la patrouille, l’état-major et la cuisine, en gardant son frère pour la fin. J’allais dire pour la bonne bouche, mais ça devient tendancieux, là.
Après la tondeuse, les garçons. Et Bear a voulu que Tito garde ses boucles. Tito, lui, préférait avoir les cheveux courts, pour éviter de les avoir dans la figure. Kris a trouvé un compromis, courts sur les côtés, un peu plus long dessus, comme lui et Lin. Et Quenotte a voulu la même coupe. Mais il est nettement plus bouclé que Tito et ça a donné quelque chose de différent et sympa.
Les filles, sauf Lin, ont demandé un carré long, pour n’avoir qu’à se faire une queue de cheval. Hop, carré fait.
Pour Erk, y avait du boulot. Le géant assis, Kris a commencé par démêler la crinière dorée. Non seulement ils sont longs, mais en plus épais et fournis et putain qu’ils sont beaux !
Après, Kris lui a demandé de se lever et de se tenir très droit. Les cheveux du Viking lui arrivaient presque à mi-cuisse. On oublie, à force de les voir en chignon, qu’ils sont aussi longs. Kris, à genoux derrière son frère, a demandé :
- Je coupe combien, bróðir ?
- Un ou deux doigts ?
- Je tiens à mes doigts, mon grand.
- Crétin, a répondu Erik, mais sans animosité. Kris a souri.
Ses ciseaux ont joué et quelques centimètres de soie couleur d’or ont voleté jusqu’au sol. Et je deviens poète…
Kris a sorti de sa poche une petite bouteille d’huile ou de je ne sais quoi et en a mis dans les cheveux d’Erk, utilisant un joli peigne en bois pour le répartir. Décidément, quand il s’agit de prendre soin de son géant de frangin, Kris est vraiment toujours prêt. Encore une fois, maintenant que je connais les élans de son cœur, je sais pourquoi.
Ensuite, il lui a fait une coiffure toute en tresses, qui aurait pu avoir l’air ridicule sur le géant, mais Erk est tellement… à l’aise dans sa virilité qu’il avait surtout l’air de ce Viking auquel on le compare parfois. Il faut dire que Kris ne s’était pas contenté de tresser les cheveux d’Erk tout simplement. Il y avait une quinzaine de longues et fines tresses sur les côtés, se rejoignant en arrière, s’entrecroisant, pour finir avec le reste de ses cheveux en une tresse aussi grosse que mon poignet, que Kris n’eut pas besoin de relever car elle atteignait tout juste les fesses d’Erk.
Il bougea la tête lentement, et la grosse tresse glissa de droite à gauche sur ses épaules. Il eut un sourire attendri puis, surprenant nos regards, il haussa légèrement les épaules et se tourna vers son frangin.
- Merci petit frère. Tu veux que je coupe tes cheveux, aussi ? dit-il en les lui ébouriffant.
- S’il te plaît.
Et Erk a joué des ciseaux. Je ne sais pas s’il sait faire autre chose, mais il maîtrise la coupe de Kris à merveille.
Enfin, bon…
Cet interlude s’est terminé, on a préparé nos paquetages, nos munitions, la totale, parce que, même si on ne partait que demain matin, on le ferait aux aurores.
Et pour s’occuper en attendant le dîner, on a refait des munitions, tous ensemble, toute la patrouille, à l’armurerie, à mesurer de la poudre, poser les amorces, sertir les balles, remplir les magasins. Ça détend et ça aide à se vider la tête car il faut être attentif à tout.
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