XIX
On a attendu longtemps, après le dîner. Et puis encore longtemps. Erk nous a fait dormir, nous menaçant de nous assommer si on ne faisait pas l’effort d’essayer de nous reposer. Bien sûr, Kris s’est foutu de lui, lui intimant de suivre sa propre ordonnance et le Viking a obéi, parce qu’il savait que Kris avait raison.
- Et tu vas me border aussi, nounou ?
- Ouais, bien serré, comme ça, macache pour te relever.
- Un peu dangereux, crétin.
- Moi aussi je t’aime, Erik.
J’ai secoué la tête, me marrant dans ma barbe de trois jours.
Il devait être entre trois et quatre heures du matin quand la Land nous a retrouvés. Frisé a expliqué qu’il avait dû retourner à la base se charger de munitions, de matelas, couvertures et matériel médical.
- Et les motos ?
- Mac faisait le plein de grenades, ils ne sont pas loin derrière nous.
Encore un moment, puis les motos nous ont rejoints. Il était quatre heures passées. Tard. Je me suis mis à espérer qu’il nous restait quelqu’un à sauver.
Avant de partir, on a pris un petit déj avancé, une collation, comme on dirait dans les bons cercles, histoire de ne pas se battre le ventre vide. Mais léger, histoire de ne pas être alourdi par la bouffe et la digestion. Et pendant qu’on graillait rapidement Tito exposait son plan aux autres. Qui ont approuvé.
Frisé a dit que la Land roulerait plus loin que les motos, et en arrière de leur position, ce qui donnerait toute sa puissance à la 12.7. E=MC², plus les projectiles vont loin, plus ils font de dégâts à l’arrivée. Bien sûr, avant que la gravité les rattrape. Mais, bon, avant, ça déchire !
Ensuite, on a de nouveau – on l’avait déjà fait avant – soigneusement vérifié nos armes, munitions et véhicules, notre équipement, on a activé la version vision de nuit des visières hi-tech de nos casques tout aussi hi-tech. Comme des astronautes, Erk et Kris ont vérifié les gilets pare-balles l’un de l’autre. Tito et Bear les ont imités, les filles, puis JD, Quenotte et moi.
J’ai entendu un : « Fais gaffe à toi, Erik. Moi, je serai perché à l’abri, mais toi… » et un : « Promis, petit frère. »
Du côté des amoureux, pas de mots, juste deux mains serrées.
- Ah, JD, Lin nous a donné quelque chose pour ta moitié, a dit Mac en lui tendant un truc.
- Ma moitié ? a-t-il demandé, puis il a vu un gilet pare-balles et un masque de protection pour chien.
Sur le gilet, un lys de sang était brodé sur son fond sang séché, comme pour nous. Et sur le masque, il y avait deux petites caméras et un tout petit haut-parleur. Tout ça n’était pas vraiment utile tant que JD pouvait lui parler. Mais le jour où il ne pourrait pas, ça servirait.
Yaka a accepté le gilet, mais pour le masque ce fut plus compliqué. Mais comme JD peut lui parler grâce à son Don, elle a accepté et vite été équipée comme nous.
Puis on est montés dans la Land, Kitty, JD, Quenotte, Tito et Bear sur les motos. Mac avait aussi pris une moto par patrouilleur, donc trois types de la patrouille de Frisé se sont placés en voltigeur aussi. Rocky – le DJ napolitain –, Mischa – mon pas vraiment rival – et un autre mec, un peu taciturne, un espagnol à petite moustache, qu’on appelle Gomez, en référence à la Famille Addams, Rafa restant dans la Land, pour aider Erk si nécessaire.
Nous autres, entassés sur le plateau de la Land, on se sentait un peu sardines…
On a déposé Kris et Baby Jane, avec Yaka, au pied de leur nid d’aigle, on a continué, avec Benji à la 12.7, on a déposé les quelques piétons qu’on avait derrière une série de buttes tout en longueur. L’avantage de la Land, c’est qu’elle est hybride et que, en électrique et à petite vitesse, elle ne fait pas de bruit. On les a donc déposés dans le dos des Durranites (ça ira plus vite pour appeler les mecs de Durrani) et presque à portée.
Ils ont crapahuté jusqu’à être assez près pour pouvoir compter les passants des ceintures des mecs, puis ils ont attendu le signal. Le signal c’était une explosion au sud-ouest. Enfin, à notre sud-ouest. D’après l’image satellite très récente que Lin m’avait envoyé sur ma tablette de combat, les Durranites étaient regroupés au nord-est du village, notre sud-ouest, donc. Et on avait demandé à Vlad de concentrer son feu au sud-ouest des Durranites, pour leur faire croire qu’on attaquait par là.
En y repensant, je ne sais pas comment Vlad a fait, mais il a réussi, il a balancé des grenades, ses dernières, sur la cahute où il se terrait juste avant avec Katja blessée et ça a fait un gros boum qu’on a entendu nous aussi, on a vu l’explosion, puis un panache de poussière et de fumée éclairé par les lueurs des feux allumés par l’explosion et on a commencé à canarder les Durranites. Enfin, ceux d’entre nous qui étaient à terre ou à moto. Nous, dans la Land, notre seul rôle était de protéger Erk. Il avait foutu son sac sur la banquette arrière de la Land, ne gardant que ses armes et la trousse à pharmacie, à genoux entre les deux matelas.
Les motos ont lancé leurs grenades dans le dos des Durranites, les piétons ont canardé les Durranites, Baby Jane et Kris ont snipé les Durranites.
- De Kris à tous, concentrez votre feu sur la droite, ça bouge à l’ouest.
- De Alma à Kris, bien reçu, on bouge. Voltigeurs, serrez les pads avec vos genoux, ça libère les mains pour tirer.
- Reçu, ont dit nos piétons à moto.
On a suivi les motos de loin, Benji attendant qu’elles soient passées pour faire chanter la 12.7. Les motos allaient vite et arrosaient un peu à l’aveuglette, comme un tir de couverture. Benji faisait le ménage. Ce type est très efficace, il ne rate quasiment jamais sa cible. Je ne veux pas que Kris refasse son test à la con, comme avec Baby Jane, mais je me demande s’il n’a pas un Don, lui aussi. Enfin, bref…
De mon côté, je n’osais pas me tourner les pouces, et j’arrosais un peu, aussi, surtout si je voyais un type se relever ou bouger. Pas de pitié, ce jour-là. Et dans les yeux si bleus du Viking, j’ai vu une immense douleur. Malgré tout ce que représentaient ces types, il regrettait leur mort. Ce type est un putain de saint !
On a continué à canarder, il fallait bien. Il y a eu quelques tirs en retour, on entendait siffler les balles et Erk s’est foutu à plat ventre sur le matelas, derrière les ridelles blindées du pick-up. Je le voyais trembler d’envie de se lever et de se battre. Il serrait le matelas pour ne pas serrer la crosse de son arme. Il savait que sans lui, ses amis, Katja et Vlad, ses camarades, nous tous, risquions d’y rester et il se protégeait. J’espérais que Kris le réaliserait.
Benji a poussé un cri et s’est effondré, agrippant encore à demi les manettes de la 12.7. Erk, à toute vitesse, a déchiré son treillis, extrait la balle, Soigné et notre tireur, sans même avoir été à l’horizontale, a repris son poste et a recommencé à arroser les Durranites. Il avait les yeux écarquillés, comme surpris d’avoir reçu une balle et d’être malgré tout à son poste.
Il a repris sa partition pour mitrailleuse, en contrepoint de la nôtre. Concerto en plomb mineur pour armes de guerre…
Puis, d’un coup, le calme est retombé sur le champ de bataille. Ça a fait bizarre, c’était tellement irréel.
Pas d’autres blessés chez nous, on n’avait vu que le dos des mecs et les motos passaient trop vite pour qu’ils aient le temps de les aligner. La blessure de Benji semblait être due à un coup de bol. Enfin, pour le tireur, pas pour Benji, forcément.
La stratégie de Tito avait bien marché.
C’est vrai aussi que les mecs étaient là depuis deux à trois jours, à veiller et à canarder les R&R. Et c’est vrai que, contrairement aux R&R, ils avaient sûrement pu dormir. Mais s’ils voulaient garder les R&R debout pour les fatiguer, ils devaient forcément faire les trois-huit. Donc, certains étaient bien crevés. Et vu l’état du village, ça avait dû castagner pendant un bon moment.
- Les gars, a dit Kris sur le canal général, piéton en approche, venant de l’ouest.
- Combien ?
- Tout seul. Chargé. On dirait…
- Kris, a dit Mac, si tu veux bien, envoie la Land vers le piéton, avec deux de mes motos, et moi j’emmène les autres achever les blessés.
Erk a fermé les yeux et pâli. J’ai compris le pragmatisme de Mac, et j’ai compris la douleur du Viking. J’ai tendu le bras, j’ai serré son épaule, aussi fort que je le pouvais. Pendant que la Land se remettait en route, sa grosse paluche est venue couvrir la mienne, il a serré légèrement et a laissé échapper un petit « Merci » dans un souffle.
Le jour se levait quand on a atteint le piéton. C’était Vlad, portant Katja inconsciente. Le Polack marchait les yeux fermés face au soleil levant, ses lunettes de vision nocturne pendant autour de son cou. Il était couvert de poussière, tout comme son fardeau.
Il ne voulait pas lâcher Katja, alors on l’a fait monter sur le plateau et Erk, doucement mais fermement, a pris chacun des doigts du Polack et les a ouverts, un à un, libérant le treillis de Katja. Le Viking a déposé la Finlandaise sur un des matelas, la débarrassant immédiatement de son casque et commençant vraisemblablement des Soins, puisque ses mains se sont mises à briller.
De mon côté, j’ai tendu ma gourde à Vlad. Il a bu une gorgée, s’est gargarisé et a craché une espèce de boue par-dessus la ridelle. Les deux gorgées suivantes ont pris le même chemin, puis il a vidé ma gourde. Je lui ai tendu la barre de céréales que j’avais préparée. Il s’est jeté dessus, l’avalant en trois bouchées puis passant cinq bonnes minutes à mâcher, s’étant sans doute rappelé qu’il fallait y aller doucement. Je lui ai filé une compote, un paquet de biscuits, une deuxième barre de céréales et il s’est calmé.
J’entendais vaguement Erk faire son diag sur le canal 1, celui de la base. Je suis passé dessus, Lin lui disait que les motos de secours étaient parties.
- Kris, Erk, on a trouvé un type, Européen, encore vivant. Blessure au ventre, il a beaucoup saigné. Pouls faible mais rapide.
- Légère pression sur la blessure. Sa tension est très basse.
- Qui ? a demandé Vlad, sa voix complètement rauque.
Erk a relayé la question.
- Kac… Kaz… ça commence par Kac et ça finit par -ski.
Vlad a soupiré en fermant les yeux, puis il a marmonné un truc qui devait être une prière, vue la scansion.
- Vlad, on priera plus tard, Katja a besoin de toi. Et Kaczynski aussi.
- Oui, Erk, tu as raison.
Jude avait déjà orienté la Land vers la position de Mac, et on y était presque.
On a chargé un type en piteux état, on l’a posé sur le deuxième matelas à côté de Katja et Erk s’est occupé de lui. Vlad s’est posé à côté de sa Katja et lui a pris la main.
- Bon, a dit Erk après un instant. Katja et Kaczynski sont à peu près stabilisés. Pas sûr d’avoir assez d’énergie pour faire plus. Vlad, j’imagine que vous allez vouloir enterrer vos morts.
- Erk, les maisons sont faites en pisé. Avec les explosions, les seuls trucs qui ne soient pas de la poussière, ce sont les poutres faîtières. Je vais devoir faire mon rapport à Simo, mais je pense qu’on va les laisser ici. C’est dangereux pour nous de revenir ici. Malheureusement. Il y en a deux qui ne doivent pas être dans le village, par contre. Erikson et Dragunov.
- Dragunov, le p’tit médic qui m’a soigné dans l’hélico la dernière fois ? Merde. OK, Mac, déploie tes meules pour trouver ces deux types, tu veux bien ? Vlad va te donner leurs positions approximatives.
- OK, Viking.
- Jude, approche-nous du village. Kris, toi et Baby Jane, vous nous couvrez.
- Erik, a dit Kris à la radio, tu ne… Non, rien. Fais gaffe à toi, mon grand.
- Promis. Viens, Vlad, on va aller prier sur leur tombe.
Une fois la Land arrivée près du village, Erk, Vlad et moi sommes allés jusqu’à la place centrale.
C’était lunaire. Il y avait trois pans de mur debout, tout le reste n’était que poussière, bouts de poutre et arbres poussiéreux ou hachés par les balles. La bataille rangée entre Durrani et les R&R avait rayé le village de la carte. J’ai regardé Vlad. Je n’étais pas ravi. Katja m’avait promis que ça en valait la peine, mais moi, ce que je voyais, c’était un beau gâchis. La troupe de Katja, un village, les Durranites, morts. Et en face, rien. Face à tout ce sang, toute cette sueur, toutes ces larmes, tous ces morts. Rien. Pas un gramme de ce putain de lithium que Simo cherchait pour ATS. J’espère que quand le PDG apprendra la nouvelle, il aura une petite pensée émue pour ceux qui sont morts pour ce putain de minerai. Mais à mon avis, non, ils sont trop éloignés du terrain, ces gens-là.
Sur le visage de Vlad, un visage de marbre, j’ai vu un tic. Une crispation de la paupière.
Après un Notre Père en français auquel je me suis joint plus que par habitude, mais bien par conviction, par désir d’honorer les morts, Erk a entonné son chant funèbre si beau. Dans nos oreillettes, Kris s’est joint à lui et un petit sourire a courbé les lèvres du Viking une seconde.
Sur la joue terreuse de Vlad, une larme a coulé, lentement, perle de cristal se chargeant de terre, glissant sur une joue masculine pour finir par disparaître au coin de sa bouche.
A la fin de son chant, Erk a passé un bras autour des épaules du Polonais et l’a conduit vers la Land. Ni l’un ni l’autre n’ont mentionné la larme solitaire, seul témoin du chagrin du bûcheron de l’Oural, comme l’appelait Katja Haïmalin-Ryan. Seul hommage à la vingtaine d’hommes tombés au champ des intérêts mercantiles des donneurs de leçons bien au chaud dans leurs pays civilisés ultra connectés tout autour du globe.
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