XX
On a trouvé Erikson. Une balle lui avait emporté la moitié du crâne. Putain qu’il était jeune. 18, 19 ans…
On a trouvé Dragunov. Blessé au ventre comme Kaczynski, il s’était vidé de son sang avant qu’on le trouve. Son visage était si serein…
On les a chargés dans la Land, enroulés dans une couverture. On allait devoir mettre des sacs mortuaires dans le trousseau de chaque patrouille, à ce rythme-là. Merde, à quoi je pense, moi…
Le visage de Vlad, un peu moins poussiéreux, était toujours aussi inexpressif. Il avait repris la main de Katja dans la sienne et lui parlait doucement, comme Erk l’avait encouragé à le faire.
Le Viking, lui, a remis ses deux mains, décapées à l’alcool et brillantes, sur la masse sanglante de l’estomac de Kaczynski. Notre gentil géant avait les traits tirés et une expression de douleur sur son visage.
On a ramassé nos piétons, y compris celui à quatre pattes, on a posé nos culs sur la ridelle et glissé nos pieds sous les matelas, pour les empêcher de glisser. On gardait les yeux sur le paysage qui défilait derrière le gars qui nous faisait face. Benji surveillait l’arrière, Bear et JD étaient accoudés sur le toit de la cabine pour surveiller l’avant, Baby Jane dans la cabine tenant compagnie à Jude au volant et Frisé au GPS.
On a roulé doucement, pour ne pas secouer les blessés. Kris a fait boire Erk, le mélange infâme, apparemment, vu le frisson violent qui a secoué le géant. Mais il n’a pas râlé cette fois-ci.
- Erik, tu peux le lâcher ou pas ? Tu deviens gris, là, a remarqué Kris le plus calmement possible.
- Je préfère attendre que Doc l’aie vu. Ils sont loin ?
- Pas trop, a dit Frisé, ayant posé la question à la base.
- J’espère qu’ils vont faire vite, a grommelé le petit frère.
- Je leur ai demandé d’accélérer. Ah, ils nous ont en visuel.
Et deux minutes plus tard on avait les médecins sur le plateau. Trois mecs de la patrouille de Frisé ont pris leurs places sur les motos et on est repartis, bien escortés.
- Erk ? a demandé Doc.
- Hmm ?
- Tu peux le lâcher, maintenant, Nounou et moi on s’en occupe.
- Mais il continue à saigner…
- Non, ça va, tu as fait du bon boulot. Tu peux te reposer maintenant.
- Non, il y a…
- Erk, tu veux que je dise à Nounou de te shooter ?
- Non, non, ça ira.
- Bien. Kris, garde-le au chaud et fais-le boire.
On a passé des lingettes à Kris, il a nettoyé les paluches du géant, puis il a pris les couvrantes propres qu’on lui tendait et il a enveloppé le Viking dedans, lui coinçant les bras, l’a appuyé contre lui et lui a fait boire de l’eau. Juste de l’eau, cette fois-ci.
Par jeu, Erk a bougé les épaules, la tête, comme s’il cherchait à se caler la tête sur son oreiller. Kris s’est contenté de sourire. Et entre un battement de cœur et l’autre, le géant s’est endormi. Autour de lui, j’ai vu des sourires attendris. Et ce qui est marrant, c’est que c’est surtout envers lui, ces sourires attendris. Y a pas beaucoup d’autres camarades qui nous font sourire comme ça.
Nounou a eu un sourire en coin, son œil fixé sur Kris, qui avait posé son menton sur le casque de son frère et fermé les yeux. A genou entre les deux matelas, l’infirmier tendait à Doc ou Alex ce dont ils avaient besoin. Doc s’occupait de l’abdomen de Kaczynski, Alex de la tête de Katja.
Escortés par les motos, on roulait doucement en territoire ennemi, venant de participer à un combat sanglant, dévastateur, contre le maître de ce territoire. Vous dire qu’on avait tous l’impression d’avoir le viseur d’un flingue entre les deux épaules, c’est un euphémisme. On était tous aussi nerveux que des pur-sang avant une course.
Quand le capitaine Ryan a émergé en poussant un gémissement de douleur, on a tous sursauté et nos mains se sont crispées sur nos flingues. Sauf Erk, bien sûr. Lui, il dormait à poings fermés, dans les bras de Kris. Et même le sursaut de son oreiller humain ne l’avait pas fait broncher.
Alex et Vlad ont, chacun à leur manière, rassuré Katja. Alex en lui disant qu’elle allait s’en sortir et Vlad en lui disant qu’elle était avec nous. Elle s’est rendormie, heureusement pour elle. Vlad n’a pas eu à lui dire que sa task force avait été anéantie.
Moi, il y avait un truc qui me trottait dans la tête, alors, profitant d’un moment où on était à peu près détendus, parce qu’on approchait de la frontière, j’ai ouvert la bouche pour poser ma question.
On a entendu des coups de feu puis, dans les oreillettes, un « Embuscade » et Jude a freiné.
- Mac, a dit Kris, revenez vers nous, tout de suite.
- On arrive.
- Pas de blessés ? il a ensuite demandé.
- Non, heureusement. Mais on a du monde au cul.
- Amenez-les nous.
Les motos de devant nous ont vite rejoints, faisant toujours face à l’avant du convoi, mais gardant une oreille vers l’arrière. Jude a manœuvré la Land pour qu’elle présente le flanc à l’arrière de notre convoi, puisque ses ridelles et sa cabine étaient blindées.
On a sauté à terre du côté opposé à l’embuscade, on s’est postés debout, les flingues appuyés sur la ridelle. Kris s’est dépêtré de son frère et l’a couché sur le flanc, entre le matelas de Katja et la ridelle. Il nous a rejoints en sautant par-dessus. Sur le plateau, Benji a tourné la 12.7 vers l’arrière du convoi. Frisé et Baby Jane sont descendus de la cabine, venant se mettre en appui sur le capot. Jude a passé son EMA 7 par la fenêtre.
Sur le plateau du pick-up, il restait les morts, les blessés, les médecins et Erk et Yaka. Les conscients se planquaient au maximum, les inconscients, bienheureux soient-ils, ignoraient tout de ce qui se tramait.
- Mac, à mon signal, dispersion. Benji, tu donnes ton OK quand ils sont à portée de ton gun.
On a attendu un peu, on voyait le nuage de poussière de nos motos, qui étaient restées très en arrière pour nous couvrir. Et les renforts de Durrani les avaient surprises.
- Kris, dans dix secondes, a murmuré Benji.
- Donne ton OK.
Les secondes qui sont passées étaient les plus lentes de ma vie. Puis…
- A portée.
- Mac, dispersion et harcèlement par les flancs.
Devant nous, les motos ont dégagé notre champ de tir et la 12.7 s’est mise à chanter.
Ça a réveillé Erk qui a commencé par s’affoler, empêtré dans la couverture qui l’empêchait de saisir son arme. J’ai lâché le canon de mon arme – l’ennemi n’était pas encore à portée d’EMA 7 – et j’ai pesé sur la jambe qui s’agitait sous mes yeux.
- Stop, Erk. Ne bouge pas.
- Allt er gott, bróðir, a ajouté Kris et le géant s’est détendu, restant allongé.
- Pas vraiment, si Benji tire, mais j’imagine que vous maîtrisez.
- On maîtrise, oui, a répondu Kris puis on s’est mis à tirer à notre tour.
Allongé devant nous sur le plateau de la Land, le Viking jurait en cinq langues à voix basse. Il avait réussi à se dépêtrer de la couvrante mais, obéissant aux ordres, se contentait de serrer les poings et de jurer en restant à l’abri.
Là-bas, une des motos s’est approchée du camion qui nous suivait et son voltigeur a balancé ce qui s’est avérée être une grenade. « Boum ! » comme avaient dit les frangins à Fort Alamo.
Le camion est parti de traviole et a fini sa course dans un caillou. Les quelques silhouettes qui réussirent à s’extraire du machin en flammes furent impitoyablement achevées par les voltigeurs.
On entendait très bien les coups de feu isolés. Sans rien voir, Erk avait dû deviner, parce qu’il s’était recroquevillé en chien de fusil, cachant son visage dans ses bras, ses larges épaules secouées.
- Skítt, a murmuré Kris.
Là-bas, un dernier coup de feu a retenti, comme un glas, et Erk a sursauté violemment, émettant un drôle de sanglot.
Les motos sont revenues vers nous. Kris a fixé son EMA 7 dans son dos grâce au velcro puis, prenant appui sur la ridelle, il a sauté à l’intérieur du plateau, atterrissant tout en légèreté à côté du géant.
Une main sur sa nuque, une main sous sa joue, il l’a amené à se redresser, à se réfugier entre ses bras. Une main sur sa nuque, une main dans son dos, il l’a protégé du monde extérieur.
J’avais la gorge serrée… j’allais dire bizarrement mais non. Je sais pourquoi Erk pleurait. Son âme pure rejetait la froide nécessité d’achever les hommes de Durrani, le pragmatisme absolu qui nous demandait de nous comporter en salopards.
On est remontés sur le plateau, on est repartis. Ce qui changeait d’avant l’alerte, c’était qu’Erk pleurait dans les bras de Kris, au lieu de dormir. J’ai décidé de m’asseoir dans le dos du géant, fixant mon arme dans mon dos, moi aussi, puis, m’appuyant légèrement sur lui, j’ai passé mes bras autour de lui. Il s’est raidi, puis détendu.
Il est resté le visage enfoui dans le t-shirt de Kris, immobile, jusqu’à ce qu’on rentre à la base. En fait, épuisé par les Soins, et par ce chagrin qui l’avait secoué, il s’était endormi roulé en boule sur lui-même. Je m’en suis rendu compte quand, sur le beau visage symétrique de Kris, la douleur a été remplacée par la tendresse.
- Il dort ? j’ai demandé à voix basse.
- Oui. Il était temps.
- Kris, il y a un truc qui me tarabuste, à son propos.
- Ah ?
J’ai remarqué que la main de Kris sur la nuque du Viking n’avait jamais arrêté ses petits cercles apaisants.
- Oui. Pourquoi s’est-il évanoui en voulant Soigner P’tite Tête et Bear, mais pas en Soignant Elise, ou Katja, ou… ou à Vestmann ou même lors de l’attaque de nuit ?
- C’est une bonne question, l’Archer. Je pense…
Il s’est tu, ce qui m’a permis d’entendre Frisé annoncer qu’on venait de franchir la frontière et qu’on était sur notre territoire.
- Je pense que, dans le cas de Bear ou de P’tite Tête, il a voulu forcer son Don, alors que pour les autres, et même à Vestmann, c’était normal… naturel ? C’était ce à quoi son Don est destiné… tu vois ce que je veux dire ?
- Je crois, oui. Erk a dit, en parlant de la malaria de Tito, qu’il était plus un chirurgien qu’autre chose. Comme s’il ne pouvait que réparer les corps, pas guérir une maladie ou faire repousser un tympan.
- Oui, je pense que c’est ça.
- Donc, si tu perdais un doigt, tu n’aurais aucune cicatrice, mais il te manquerait un doigt quand même.
Kris m’a regardé comme si j’avais une deuxième tête qui poussait.
- Excuse-moi, Kris, je n’aurais pas dû.
- Non, pas de problème, c’est une excellente explication. Et oui, tu as raison, c’est sûrement ce qui arriverait. Et je vais t’avouer n’avoir aucune envie de vérifier ta théorie.
- J’imagine bien. Kris, tu n’as pas peur qu’il se crame, un jour ?
- Comment ça ?
- Quelque chose de pire que s’évanouir après un Soin. Juste, Soigner jusqu’au bout et puis après, plus rien. Plus de Don, plus d’énergie. Peut-être même… la folie.
J’ai encore eu droit à un regard incrédule puis je l’ai vu se retenir de frissonner ou quoi que ce soit qui aurait pu réveiller Erk. Le géant a bougé, tournant son visage contre son frère, me montrant son profil. Il avait le bord des paupières un peu rouges et des traces de larmes dans la poussière qui couvrait son visage. Il s’est de nouveau immobilisé. Kris a posé un léger baiser sur son casque, à défaut de son front, rougissant quand j’ai souri de cette tendresse.
Quelques minutes plus tard, Frisé s’est tourné vers nous.
- On arrive au village, on s’arrête ?
- Non, a dit Doc. Vu l’état des blessés, on ne peut pas.
- Je vais demander à Mac de faire le point avec le malik, rapidement, a dit Kris.
Mac était d’accord, elle a pris deux autres motos avec elle et est partie devant.
On a ralenti en traversant le village, histoire de ne pas leur faire avaler notre poussière, puis on a attaqué la montée vers l’embranchement puis vers le caravansérail. Lin avait déjà envoyé deux gars tourner les ponts-levis, alors on a pu aller jusqu’à la base sans s’arrêter.
On a descendu les matelas, Kaczynski en premier, au bloc immédiatement avec Doc et Nounou pendant qu’Alex surveillait le déplacement de Katja. Sans Vlad. Le Polack regardait les couvertures.
- Vlad, a demandé Lin qui venait d’arriver, tu veux faire leur toilette ? J’ai fait préparer la petite chambre pour que tu puisses t’en occuper.
- Oui.
Sa voix était très, très rauque. J’ai posé une main sur son épaule et je l’ai serrée.
- Vlad, viens te laver, on va te trouver des fringues propres, Rafa va regarder tes égratignures. Tu vas manger un peu plus que des barres de céréales, puis on s’occupera d’eux ensemble, d’accord ?
Il a hoché la tête.
- Et Katilla ?
- Elle est entre de très bonnes mains, a répondu Lin. D’abord celles d’Erik, puis celles de Doc. Et quoi que tu penses des sorciers, Erik lui a sans aucun doute sauvé la vie. Et à Kaczynski aussi.
Vlad a détourné le regard, puis il lentement hoché la tête.
- Tu as raison, Lin. Mais tant d’années de catholicisme bien ancré par les bons pères jésuites, ça laisse des vilains réflexes. Je vais devoir lui faire mes excuses.
- Contente-toi de ne plus reculer quand tu le verras Soigner, ça devrait aller.
Il a hoché la tête de nouveau. Du coin de l’œil, j’ai vu le fameux sorcier descendre de la Land, un peu vaseux encore, puis se présenter à Lin. J’ai emmené Vlad au magasin lui prendre des fringues propres et une serviette, puis on a filé aux douches. Il a fait comme moi, il a laissé ses fringues en tas, il a mis son barda militaire dans un des paniers et, son flingue en pogne, il est allé se doucher.
Je me suis mis à côté, pour l’aider si besoin. Et, ma foi, j’avais une bonne raison : l’eau qui a coulé vers la bonde était d’abord boueuse puis rougie puis claire. C’étaient des putains d’égratignures, quand même. Y avait mêmes des sacrés bleus. Comme si une maison lui était tombée sur le corps. Et, ma foi, vu l’état du village, c’était pas impossible.
Rafa nous attendait dehors sous les arcades, avec sa pharmacie portable.
- Pourquoi pas à l’infirmerie ? j’ai demandé.
- Nounou ne le veut pas dans les pattes des toubibs. Ils doivent rester concentrés sur les blessés graves. Désolé, Vlad.
- Je comprends. Je mets un boxer propre et…
- Avant ça, t’es pudique ?
- Pardon ?
- Tu sais…
- Oui, mais c’est quoi cette question ?
- Kris a dit qu’on peut utiliser leur chambre si besoin.
- Ah. C’est gentil de sa part. Je veux bien.
On est allés dans la chambre des frangins et Vlad s’est arrêté sur le seuil.
- Meeeerde… c’est… je ne m’attendais pas à ça.
- Hein ? j’ai fait, intelligemment.
- C’est… élégant. Les tapis, la façon dont ils ont occupé l’espace… Je… je les croyais plus bourrins.
- Ils sont plus fins qu’on ne pourrait le croire, tu sais.
- Je le sais. Mais à chaque fois, ils me surprennent. Bon, Rafa, allons-y. Tu peux rester, l’Archer, si besoin.
- Il faut que j’aille voir Lin, pour lui faire mon rapport. Rafa, le transforme pas en momie.
- Hilarant, Caporal, a dit Rafa d’un ton plat.
Je suis sorti en me marrant doucement. Ma blague était plus que moyenne, mais on avait besoin d’un peu d’humour, en ce moment.
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