XXI

11 minutes de lecture

Je suis allé faire mon rapport à Lin et je lui ne lui ai pas parlé du chagrin d’Erk, puisqu’il l’avait fait. Mais j’avais du mal à réconcilier le Viking qui était allé au secours de Cassandra et n’avait pas bronché quand on achevait derrière lui les mecs qu’il blessait, et le gentil géant, le bisounours, qui pleurait dans les bras de Kris parce qu’on achevait des types qui nous en voulaient à mort. J’allais devoir lui poser la question. Ou plutôt non, j’allais poser la question à celle qui le connaissait depuis sa naissance.

- Lin ?

- Qu’y a-t-il, Tugdual ?

Elle avait l’air las.

- Je tombe au mauvais moment, peut-être ?

- Non, pas vraiment. Je suis inquiète pour Erik. Et pour Kris, par ricochet.

- A cause de ses larmes ? Et de ce qu’elles cachent ?

- Oui. Tu voulais savoir pourquoi ?

- Oui, et aussi pourquoi il pleure maintenant et pas à Kaymani.

- Il est plus fragile depuis… Oh merde. On en revient encore à la Tchétchénie.

- Cette torture, cette attaque sur sa sexualité ?

- Oui. Mais il y a plus que ça. Quelque chose de plus profond. Mais aucune idée de ce que ça peut être. Par contre, pour aujourd’hui, je pense que la fatigue liée au Soin est la raison des larmes. Sans ça, il aurait simplement serré les poings et ignoré tout ça. Oh, il aurait été grognon, un peu sec, mais il serait vite redevenu cette adorable montagne de muscles toute tendre qu’on apprécie tous.

Elle s’est tue un instant.

- Tu as vu autre chose, Tugdual ?

- Juste la tendresse habituelle de Kris envers lui. Enfin, son amour, plutôt.

Elle a soupiré. Oh, comme je la comprenais. Ça allait nous péter à la gueule, ce truc. Mais comment empêcher quelqu’un d’aimer une personne, même si l’objet de cet amour est… aveugle ? Ou indifférent ? Encore que je ne pense pas Erk indifférent. Ni vraiment aveugle. Peut-être juste incapable de comprendre, de saisir…

Un frisson m’a secoué. J’ai eu un peu froid, d’un coup.

- Lin, j’ai perdu le compte. Quel jour sommes-nous ?

- Le 31 octobre.

- Déjà ? Mais… Bon sang, on perd vite la notion du temps…

- C’est surtout parce que vous n’êtes pas le nez dans la paperasse ou, comme le Gros, les bons de livraisons, tout ça…

- En effet. Tu veux aider Vlad, pour ses morts ?

- Ça dépendra de lui. J'ai prévenu Simo. Il fait la gueule mais nous envoie un hélico dès qu'on lui confirme que ses hommes sont transportables. J'aimerais que tu ailles discuter avec Elise. Elle se fait beaucoup de reproches parce qu'elle était blessée chez nous et pas à piloter l'hélico qui aurait pu sauver ses camarades, tout ça.

- OK, j'y vais.

- Tugdual ?

- Oui Lin ?

- Je ne serai pas jalouse si elle a besoin de tendresse.

Sa remarque m'a surpris. Pas sur sa jalousie. Ou son absence. Parce que j'avais bien compris que je ne pouvais être jaloux et qu'elle non plus. Elle me demandait d'accepter qu'elle puisse avoir envie d'aller voir ailleurs, et me disait qu'elle ferait pareil.

Non, ce qui m'a surpris, c'est qu'elle me jetait presque dans les bras d'Elise. Je sais que, entre soldats, parfois, le réconfort passe par le sexe. Pas l'amour, non, juste du sexe. Juste un soulagement purement physique. La décharge de dopamine amenée par l'orgasme suffit souvent à aider à mettre de la distance.

Mais la culpabilité d'Elise se mettrait peut-être en travers. Bon, de toute façon, inutile de faire des plans sur la comète. Je suis allé chercher Elise.

Elle se faisait chier au mess, épluchant des patates pour le déjeuner, mais toute seule, les cuistots étant occupés en cuisine. Je suis allé chercher un économe, me suis assis à côté d'elle et je lui ai filé un coup de main. Et j'attendu.

- L'Archer, tu as des nouvelles de Katja ? Lin n'a rien voulu me dire.

- Lin n'a rien pu te dire, Elise. Elle en sait à peine plus que toi. Ce que je peux te dire, c'est qu'elle a été touchée à la tête et qu'Erk a fait de son mieux pour réparer la blessure. Elle est sous surveillance en attendant de passer sur le billard.

- Pourquoi pas maintenant ? a-t-elle demandé, agressive.

- Calme-toi, Elise.

Et je me suis tu. Elle a compris. Elle a pris de grandes inspirations, les a retenues, a soufflé longuement, quatre ou cinq fois.

- Pardon.

- Je t'en prie. Au bloc, il y a Kaczynski, qui a un trou dans l'estomac de la taille du poing d'Erk. Encore une fois, le Viking a fait du beau boulot et Kaczynski a de fortes chances de s'en sortir.

Elle s'est tue, elle a réfléchi. Son économe s'était arrêté à mi-pelure.

- Et les autres ?

- On a ramené les corps d'Erikson et de Dragunov.

Elle a fermé les yeux, le visage tordu de chagrin.

- Et les autres, l'Archer ?

J'ai hésité. Comment lui annoncer ?

- Vlad a décidé de les laisser sur place.

Voilà. Une façon de lui dire que Vlad était le dernier des survivants.

- Vous ne pouviez pas les ramener parce que vous n'aviez pas assez de place ?

- Non, Elise, c'est parce que le village s'est effondré sur eux, qu'il n'y a qu'un tas de poussière sur eux.

- Comme à Agadir...

Elle a les yeux dans le vague.

- J'aurai dû être là...

La culpabilité a fait son apparition.

- Pourquoi faire, Elise ? Mourir comme eux ? Ajouter une couche à la culpabilité que ressent Vlad ? A celle que Katja va ressentir quand elle va apprendre que son peloton est anéanti ?

- Pour... pour piloter l'hélico qui aurait dû les sauver.

- Aurait dû ou aurait pu, Elise ?

Elle m'a dévisagé. Elle tremblait, elle était au bord du gouffre. J’ai pris l’économe de ses mains, je l’ai posé loin, et j’ai passé un bras autour de ses épaules. Elle s’est effondrée. Bien, c’est ce qu’il fallait. Qu’elle pleure. Que les larmes jouent leur rôle nettoyant.

Elle s’est tournée vers moi, s’est agrippée à moi. Au bout d’un moment les larmes se sont calmées, je l’ai serrée contre moi, cherchant à la réconforter par un contact humain. Et ce que Lin avait prédit s’est presque produit. Elise a cherché un baiser. Mais même si Lin ne serait pas jalouse, moi, je ne pouvais pas.

- Elise, ce n’est pas moi que tu veux.

- L’Archer, je… j’ai besoin…

- Je sais. Mais ce n’est pas moi que tu veux. Dis-moi son nom…

Elle s’est blottie contre moi et j’ai failli ne pas entendre.

- Je l’appelle.

Je suis passé sur le canal de la patrouille et j’ai demandé à Kris de me rejoindre au mess, seul.

- Elise, je vais te laisser deux minutes, le temps de lui parler.

J’ai rejoint Kris à l’entrée du mess et je lui ai parlé de l’état d’esprit d’Elise. On s’est tournés vers elle. Elle s’était ratatinée, repliée sur elle-même et j’ai vu de la compassion sur le visage du lieutenant. Sans la quitter des yeux, il m’a demandé de lui réserver la petite chambre. J’ai fait OK, je suis allé voir le Gros. En ressortant, j’ai vu Kris emporter Elise vers la petite chambre, la jeune pilote ayant enfoui son visage dans le cou du petit frère.

Je me suis mis à espérer que l’un comme l’autre trouvent un exutoire à la tension, au chagrin, qui les tenaient. Mais ça ne me regardait plus, maintenant.

Je suis allé chercher nos fringues, laissées en tas, et j’ai fait le boulot des officiers. J’ai trié, et en découpant le bas de treillis de Benji, j’ai réalisé qu’il avait été le seul blessé. On avait eu de la chance.

Après avoir foutu les ocres à laver, j’ai mis la partie propre du futal découpé dans le bac de récup, et je me suis dit qu’Alpha avait besoin qu’on lui rembourre un peu son lit, voire qu’on en remplace une partie. J’allais m’y atteler pour m’occuper en attendant qu’on reparte en patrouille.

Je suis allé jeter la partie ensanglantée du treillis dans les sacs de déchets hospitaliers de l’infirmerie, et j’en ai profité pour demander des nouvelles.

Mais je me suis cassé les dents. Doc, Alex et Nounou étaient toujours au bloc, Katja inconsciente surveillée par Fara, et Erk dormait sur un des lits à côté d’elle.

- Que fait-il là, il est… ?

- Non, a répondit Fara, il veut pouvoir intervenir, et Kris a dit OK s’il dort en attendant.

- Et comme il obéit toujours à Kris…

Elle a souri, elle aussi avait remarqué la dynamique entre les lieutenants. Bon, fallait être un peu aveugle pour ne pas voir qu’Erk obéissait très, très souvent à Kris. Pour voir l’amour que Kris éprouvait envers son géant de frère, il fallait avoir la chance de les côtoyer au plus près, comme sa patrouille, par exemple.

Dans mon oreillette, j’ai entendu : « Erk pour le bloc ». C’était Nounou. Il était le seul à avoir un laryngo quand ils opéraient et que le Guérisseur était sur place.

Je suis allé réveiller le Viking. Epaule droite, surtout. Pas d’attaque, je bloque ta main armée, tout va bien.

Erk a ouvert un œil, j’ai eu droit à un de ses merveilleux sourires tout endormis. Et je me suis dit que si j’avais des enfants, je fondrais devant leurs sourires comme j’ai fondu devant celui-ci. Tout comme Kris, j’ai eu envie de le surprotéger, de le prendre dans mes bras, de lui faire un câlin…

Je me suis secoué, et je lui ai dit qu’on l’attendait au bloc. Fara l’a emmené se préparer vite fait pendant que je surveillais Katja à sa demande.

J’ai attendu, surveillant les lignes colorées qui me disaient que Katja Ryan-Haïmalin était encore de notre monde.

J’ai attendu, me demandant pourquoi ils avaient dû faire appel à Erk. Est-ce que Kaczynski était en train de mourir ?

J’ai attendu, craignant que les constantes de Katja changent.

Fara est revenue, bien sûr, et elle m’a tenu compagnie silencieusement.

J’ai attendu, comme on le fait beaucoup dans notre métier.

Lin est passée me voir, nous apporter à boire.

Kris est passé voir son frère et a grommelé quand il a appris que ça faisait un moment qu’il était au bloc pour aider. Il s’est assis à côté de moi, a posé sa tête sur mon épaule et s’est endormi. J’ai pensé que la tension avait été évacuée avec Elise. Fara a souri.

J’ai attendu.

Erk est entré dans l’infirmerie, portant Doc dans ses bras. Il l’a couchée dans un des lits, lui a retiré le haut de sa tenue de bloc, collant sur sa poitrine des pastilles de monitoring, la couvrant et remerciant Fara de son aide. Cette jeune fille est vraiment à l’aise maintenant, elle fait une bonne infirmière.

Le géant a jeté un œil à Kris et est ressorti avec un sourire un peu fatigué sur son visage. Il est revenu portant Alex, à qui il a appliqué le même traitement tout doux. Il est ressorti et revenu, soutenant Nounou qui marchait, lui.

Tout ça, en silence, pour ne réveiller personne. Moi, je n’osais pas bouger, ne voulant pas non plus réveiller Kris.

Erk a posé son doigt sur ses lèvres, et a tiré sur sa tenue de bloc couverte de tâches de sang. J’ai lentement levé le pouce, sans bouger la main.

Il est allé se laver pendant que Fara s’assurait que Nounou était bien installé. Il avait l’air moins crevé que les deux autres mais il s’est quand même endormi rapidement.

Quand Erk est revenu, il était de nouveau en treillis, ses cheveux encore humides retenus en queue de cheval lâche par un ruban rose. Je me suis demandé où il l’avait trouvé.

Il s’est approché de Katja à pas de loup, sans bruit, a jeté un œil aux moniteurs et a posé ses mains sur la tête de Katja, juste sous le bandage. Ses mains ont brillé et j’ai cru voir une constante changer. En tout cas, la peau de Katja m’a eu l’air un peu plus rose, moins grisâtre. Soit il avait fait quelque chose, soit c’était juste mon imagination, tant j’avais besoin de la savoir guérie.

Il s’est redressé, s’est posté à trois mètres de moi, du même côté du lit et, d’un signe de tête, m’a demandé de réveiller son frère. J’ai vu qu’il reculait un de ses pieds.

- Kris, j’ai dit en touchant l’épaule droite du lieutenant, il est là.

L’effet a été instantané. Kris s’est immédiatement tourné vers l’endroit où se tenait Erk et a jailli vers lui, me faisant presque tomber du petit banc que j’avais partagé avec lui. Le géant a ouvert les bras et chopé son frangin à bras le corps, lui immobilisant les bras, son poids déporté sur le pied en arrière.

- Qu’est-ce que… Lâche-moi, Erik !

- Non. Je veux que tu m’écoutes avant.

Kris a soufflé, Erk a levé un sourcil. Kris a hoché la tête.

- Je vais bien, petit frère, d’accord ? J’ai faim, et je vais faire une sieste, mais je vais bien. Et maintenant, je vais te lâcher et on va aller casser la dalle.

Kris s’est très vite détendu et Erk l’a reposé à terre. Il l’avait soulevé sans vraiment s’en rendre compte. Il lui a jeté un coup d’œil interrogateur, semblant étonné de n’avoir pas reçu d’engueulade.

Fara m’a fait signe d’aller déjeuner, moi aussi, alors je me suis levé et j’ai emboîté le pas aux frangins, écoutant leur échange.

- Je suis surpris que tu ne m’aies pas appelé Juliette, Kris.

L’interpellé a haussé les épaules.

- Je te trouve vachement… détendu, même, a ajouté le Viking avec un sourire égrillard.

Kris a rougi et lui a montré son médius dressé bien droit.

- Va te faire foutre, Erik ! Et ne me raconte pas de conneries à propos d’odeurs, ou je ne sais quoi…

- Ah non, ça c’est Lin. Non, j’allais juste à la pêche aux infos et tu as mordu à l’hameçon.

- P’tit con…

- Pas de crétin ?

- Si, aussi, hálfviti.

Erk a tendu un bras, comme pour ébouriffer les cheveux de Kris mais l’a passé autour de son cou, l’attirant à lui.

- Moi aussi, je t’aime, Kris.

Puis, après une pause :

- C’était qui ?

- Un gentleman ne parle pas de ces choses-là.

- Tant pis. Je demanderai à Lin alors…

- Je t’interdis de faire ça !

Et le Viking a eu droit à son deuxième doigt d’honneur, qui nous a valu, à nous témoins de cette scène, un de ses magnifiques sourires de gamin heureux. Et Kris a fondu. Il a souri et nous a entraînés au mess.

Pas de patates à midi, Elise n’ayant pas fini la corvée de pluche… mais on les mangerait ce soir.

Annotations

Vous aimez lire Hellthera ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0