XXIV
Kris s’est réveillé avant que la Land arrive, mais comme il avait un putain de bleu au menton et qu’Erk n’était pas là, je n’ai pas voulu l’assommer encore. D’autant plus qu’il était assez calme.
Enfin, au début. Au bout d’un moment, j’ai vu dans ses yeux qu’il se souvenait de tout, de la disparition d’Erk, de notre attaque pour l’empêcher de le suivre, de mon coup de crosse. Il a commencé à vouloir se dépêtrer de mes bras et j’ai filé un petit coup sur son bleu, lui faisant mal, ce qui m’a donné les trois secondes nécessaires pour attraper ses mains et tenter de les bloquer.
J’ai eu un mal de chien à l’immobiliser, et il a fallu que Baby Jane, JD et Quenotte m’aident et que Kitty lui attache les mains dans le dos avec des zip-ties pour que j’arrive à stopper ses envies de m’en coller une.
- Kitty, ses pieds aussi.
- L’Archer, putain, je t’interdis… il a commencé à hurler.
- Tu fais chier, Kris ! Tu es dangereux et pour toi et pour nous alors si tu n’es pas capable de rester immobile, on va t’y forcer.
- Tu me paieras ça, Caporal !
- Je sais, j’ai dit d’un ton las.
Je savais qu’il n’était pas au top, son esprit dominé par la disparition du Viking, et je pouvais lui pardonner beaucoup. J’ai eu une idée.
Complètement immobile, les yeux ouverts mais dans le vague, le Suédois n’avait pas bougé depuis que je l’avais assis à côté de moi. Je me suis tourné vers l’Islandais.
- Kris, je veux que tu m’écoutes.
- Je…
J’ai mis ma main sur sa bouche et j’ai froncé les sourcils.
- Ecoute, bordel. Tu n’es pas le seul à avoir perdu quelqu’un. Bear aussi. Comme toi.
J’ai retiré ma main, j’ai soulevé Kris.
- Regarde-le, Kris.
L’Islandais s’est immobilisé. Il était tendu comme une corde de violon, mais il ne se débattait plus.
- Be… Bjorn, j’ai dit doucement, en lui touchant l’épaule.
Il a tourné sa tête vers moi.
- Je voudrais te confier Kris. Il est comme toi, il a perdu son frère et… tu veux bien le réconforter ?
- Oui.
J’ai soulevé Kris, je l’ai mis dans les bras de Bear, qui l’a serré contre lui, s’est mis à se balancer en parlant en suédois et Kris m’a regardé avec des yeux perdus, ne comprenant plus rien. Puis, la gentillesse de Bear, sa sollicitude envers lui alors que lui aussi avait le cœur brisé, ont eu raison de la colère du petit frère et il a fondu en larmes, entraînant celles du Suédois. J’ai espéré que ce fut cathartique. (oui oui, je connais de grands mots aussi).
J’ai pris mon couteau et j’ai coupé les zip-ties.
Kris a passé ses bras autour de la taille de Bear, et ils restèrent ainsi, pleurant dans les bras l’un de l’autre, se réconfortant l’un l’autre, peut-être.
J’étais soulagé de voir que notre Suédois n’était plus catatonique et que Kris ne ferait pas de connerie. Enfin, pas tout de suite. Je m’attendais au pire pour la suite.
La Land est arrivée et Kris a voulu déconner de nouveau. Je m’apprêtais à lui rentrer dedans encore une fois mais Bear m’a devancé.
- Non, Kris, assez. On a assez perdu aujourd’hui.
- Mais, Bear, s’ils ont besoin d’aide…
- On va passer sur radio pour écouter la fréquence des autres, et on saura.
Je me suis donné un grand coup de pied au cul mental. Putain, il avait raison, notre ours nordique. Quenotte s’est mis au boulot, en contactant Mike à la base pour qu’elle fasse la recherche.
- Mais, Kris, il faut qu’on rentre. On n’est pas assez nombreux, on a…
Sa voix s’est cassée, il a pris une grande inspiration.
- J’ai trop perdu, je veux pas perdre plus. Je ne peux pas. Je sais, là – il montrait l’emplacement de son cœur – qu’ils sont vivants. Je sais qu’Erk fera tout pour sauver Tito et se sauver. Mais toi et moi avons besoin des autres, à la base… Toi et moi, pour pouvoir nous concentrer sur les recherches, sur comment leur venir en aide, il faut que nous n’ayons pas à craindre pour nos corps… Tu vois ce que je veux dire ?
Kris l’a regardé longuement.
- Je crois que oui. Tu as raison, Bear. Mais, vous tous, écoutez-moi. Si je croise un de ces salopards, un de ces fils de putes, je lui fais la peau, que ça plaise à Erik ou pas.
- Il est possible que je te file un coup de main, Lieutenant, j’ai répondu.
Je ne savais pas pour les autres, mais moi, je savais que je me salirais les mains pour obtenir des infos et punir ceux qui avaient tiré sur Tito et mis Erik et lui en danger.
* * * *
Au milieu de ce chapitre, soigneusement agrafées ensemble, il y avait quelques feuilles couvertes d’une écriture différente de celle de mon oncle, une écriture décidée, des petits caractères bien formés.
* * * *
Après avoir sauté, Tito dans les bras, derrière les rochers qui bordaient la route, Erik s’est trouvé face à un précipice. Heureusement pour lui, la pente, bien que sévère, n’était pas verticale et il a réussi à ralentir sa chute jusqu’en bas, tout en poussant de gros jurons multilingues, la peur d’aggraver les blessures de Tito le poussant à jurer comme un charretier.
Il a pu poser Tito au sol une fois en bas, une fois sûr que la caillasse de la pente ne lui tomberait pas sur la tête. Il a ouvert le pare-balles de Tito. Une balle sous la sous-clavière, à quelques millimètres du poumon et de l’artère. Une dans la cuisse. Son gilet n’avait servi à rien.
Quand Kris lui a demandé un sitrep, il a menti. Parce que Bear écoutait et qu’il ne voulait pas qu’il s’inquiète. Parce que, aussi, étrangement, les blessures de Tito n’étaient pas aussi sévères qu’elles en avaient eu l’air quand il était tombé. Comme si…
Puis, des pas proches. Il a levé la tête.
Des Européens, trois, en tenue vaguement militaire, sans écusson, sans signe de reconnaissance commun. Mais sans cette attitude qui hurle « militaire ». Une manière un peu désinvolte de tenir son flingue, des yeux qui se baladent, qui jugent, pas vraiment attentifs à tout.
- Bon, ma poule, maintenant que ton boyfriend est sûr de pas crever, pose tes armes, ramasse-le et suis-nous.
- Ce n’est pas…
- On s’en fout, tu ramasses la petite tantouze et tu nous suis, sale violeur.
Il en a été tellement surpris qu’il est resté un moment sans rien dire, puis il a nié. Jamais il n’a fait ça, jamais il n’a obligé qui que ce soit à… Cela l’a tellement répugné qu’on puisse penser ça de lui.
Quand ils lui ont appris que c’était leur chef, une femme, qu’il aurait violée, et la punition qui les attendait, lui et Kris, il a senti la moutarde lui monter au nez. Pas de berserk à l’horizon, avec Tito blessé, il ne pouvait pas se le permettre. Mais une bonne grosse colère, ça, oui.
- Jamais… Jamais, ni lui, ni moi, jamais nous ne ferions ça, vous entendez, jamais ! Je ne sais pas qui est votre chef, mais elle vous a menti !
Quelle horreur ! Forcer qui que ce soit à ça, non, il ne pouvait pas… Il a frissonné un bon coup, puis, comme les types commençaient à s’échauffer, il a bondi par-dessus Tito, il a cogné, en assommant deux. Le troisième a eu le temps de tirer, il a senti une brûlure au bras, mais ses deux bras fonctionnaient encore, alors il a cogné le troisième type qui est tombé comme un sac.
Il a refermé le pare-balles de Tito, l’a pris dans ses bras délicatement et a continué son chemin, cherchant à remonter sur la route où se trouvait le reste de sa patrouille. Il s’est mis à courir, il savait qu’il serait à l’abri avec eux et voulait y retourner au plus vite.
- Erik ?
- Oui ? Fuck !
Devant lui, encore une paire de mecs dans la même tenue vaguement militaire. Il a dégainé son Behemoth et les a flingués, la mort dans l’âme. Morts pour un mensonge.
Comment l’avaient-ils retrouvé ? Ils venaient vers lui, il ne les avait pas surpris par son apparition, juste par sa rapidité à tirer. Donc ils savaient où il était. Donc… ils le suivaient à la trace. Et le moyen le plus simple, c’était la triangulation des comms. Donc…
- Désolé, bróðir…
Il a retiré son oreillette, celle de Tito et les a posées au sol, un peu cachées, histoire que les prochains qui les cherchent aient un peu de mal à les trouver et lui donnent, par leurs recherches en un point précis, suffisamment de temps pour se tirer d’ici.
Kris serait furieux, mais au moins il serait vivant pour se faire appeler Juliette.
Cher Kris… son roc, son ancre. Sans lui, il se laisserait submerger par ses colères ou par ses angoisses quand le monde lui jette à la figure toute son horreur.
Il a entendu son nom hurlé aux quatre vents, son nom qui contenait tant d’amour, de chagrin, de douleur. Oh Kris… petit frère… Son cœur s’est serré, il a trébuché, est tombé, manquant écraser Tito sous son poids mais réussissant à se bloquer au dernier moment.
Son bras lui a fait mal, mais il verrait ça plus tard. En se relevant, il a entendu le bruit d’un tissu qui se déchire puis d’un truc dur qui tombe. Il a porté la main à son flingue, mais il était toujours dans son holster. Il a jeté un œil à la crevasse sur laquelle il était tombé. Pas très profonde, la longueur de son bras, mais trop étroite pour qu’il puisse y glisser la main. Et au fond, le narguant, le Béhémoth de Tito, dans son holster arraché à sa ceinture.
- Skítt.
Il est reparti, trottant toujours, essayant de ne pas trop secouer Tito. La ravine qu’il empruntait l’éloignait du lieu de l’embuscade et de sa patrouille, ce qui l’emmerdait beaucoup.
En entendant des voix, il s’est planqué.
- Puisque je te dis qu’il est par là. C’est ce que dit la triangulation. Et puis, un mec aussi grand, on peut pas le louper. Elle l’a bien décrit : très grand, plus de deux mètres, très fort, avec des yeux très bleus et des cheveux blonds très longs.
Donc c’était après lui que ces types-là en avaient. Ils faisaient donc partie de la même organisation que ceux du début. Mais comment pouvaient-ils le traquer par triangulation, s’il avait laissé les oreillettes là-bas ? Ah merde. La ceinture. Il avait oublié que dans la boucle de sa ceinture se trouvait la partie active de leurs comms et une puce GPS.
De nouveau il a posé Tito à terre, a soulevé son pare-balles pour atteindre la ceinture et, lentement, pour ne pas faire de bruit ni secouer le blessé, a ouvert la ceinture pour en retirer la boucle. Il a replacé le gilet de Tito puis s’est occupé de sa propre boucle de ceinture. Il les a posées au sol, a dégainé son Behemoth et repris Tito dans ses bras pour s’éloigner.
Il n’a pas été assez rapide. Quatre hommes ont surgi devant lui, l’un d’eux tellement concentré sur son instrument de mesure qu’il faillit lui rentrer dedans.
Il a tiré quatre fois, en a raté un et a dû tirer une cinquième fois pour l’abattre. Mais l’autre avait eu le temps de tirer et il a senti un coup au flanc droit, protégé par le gilet. A priori rien de grave.
Il est reparti en laissant les morts sur la caillasse, après avoir piqué à l’un d’eux sa comm, beaucoup plus lourde et ancienne que la nôtre, mais fonctionnelle.
Il s’est éloigné d’un pas rapide, le Behemoth toujours dégainé. La nuit tombait, il fallait faire le point sur son équipement, sur le chemin à prendre pour rentrer à la base, sur le moyen de contacter la base. Et pour ça, il lui faudrait un endroit un peu planqué. Une grotte serait idéale.
Pas de grotte et il a continué à avancer dans la nuit. Il n’osait pas utiliser sa liaison satellite, ne sachant pas ce que les autres en face avaient comme matériel de détection et ne voulant pas se peindre une cible sur le dos. Pas avec Tito blessé.
Il est arrivé à une rivière. Sans doute un affluent de la nôtre, car elle était plus étroite, et pourtant il était en aval de la nôtre. Il a hésité au bord. S’il la traversait, Yaka ne pourrait pas le suivre. Mais les autres non plus, s’ils utilisaient des chiens. Et le sang de Tito, qui n’avait pas cessé de couler, même s’il avait ralenti, faisait un bon marqueur à suivre.
Il est entré dans l’eau glacée, soulevant Tito quand l’eau est arrivée en haut de ses cuisses, et n’a pas réussi à remonter de l’autre côté. Alors il a descendu le courant, puisqu’en amont ça semblait un peu trop caillouteux et qu’il risquait de se retrouver coincé dans un canyon.
Il a marché tellement longtemps dans l’eau glacée qu’il s’est mis à ne plus rien sentir sous la taille et à claquer des dents, lui, l’Islandais, le descendant d’Erik le Rouge. Ça lui a rappelé son premier jour en Sibérie, mais en moins drôle, puisqu’en marchant sur le tarmac gelé du camp, il savait qu’un dortoir surchauffé l’attendait. Mais ici, il savait qu’il ne pourrait pas faire de feu. Se réchauffer allait être difficile.
Il a fini par trouver un recoin au sec, du mauvais côté de la rivière mais à cheval donné, etc, et il s’est hissé hors de l’eau pour se réfugier dans cette petite grotte qui, heureusement pour lui, faisait un coude, le protégeant des regards. Il a hésité, car elle protégeait aussi les autres de ses regards. Et avec le bruit de la rivière, il n’entendrait personne arriver. Ni amis, ni ennemis.
Un éternuement l’a secoué, et la douleur qu’il a ressentie dans ses jambes gelées, dans son bras, dans son flanc droit, l’a décidé à passer la nuit ici, priant – et chez lui c’est toujours sincère – que personne ne le dérange.
Il a déposé Tito, heureusement sec, au sol, utilisant le sac à dos du petit homme pour le caler en une position confortable pour lui, qui lui permettrait de respirer. N’osant pas utiliser la frontale de son casque, toujours pour des histoires de détection, il a sorti une minuscule lampe crayon et l’a coincée entre ses dents.
Il a partiellement déshabillé Tito, pour extraire les balles et faire un Soin. Il a fait plusieurs découvertes.
Entre le moment où il avait fait son sitrep à Kris et cet instant-là, la blessure sous-clavière s’était presque refermée, ce qui l’a inquiété, jusqu’à ce qu’en regardant dans le dos de Tito il trouve la blessure de sortie et, dans son pare-balles, la balle qui l’avait traversé. Il l’a regardée à la lueur de la petite lampe qu’il tenait dans sa bouche. Une balle blindée. Pas étonnant qu’elle ait traversé le gilet et Tito. Il l’a glissée dans la poche de son treillis trempé.
Se tournant vers la cuisse, il a utilisé un de ses couteaux pour agrandir la déchirure causée par la balle. Elle avait frappé le téléphone portable de Tito, qu’il portait dans sa poche de cuisse, parsemant sa chair de petits morceaux de verre, de métal et autres matières mauvaises pour la santé. Il a retenu un juron, et a retiré à l’Albanais inconscient ses bottes et son pantalon. Une pensée saugrenue s’est glissée dans sa tête, que, conscient, Tito aurait apprécié le déshabillage.
Patiemment, armé de sa pince, il est allé à la pêche aux éclats, quadrillant la peau bronzée de son subordonné.
Il avait pris l’habitude de ne jamais porter de gants pour Soigner, puisqu’il lui fallait toucher la peau des autres. Et qu’elle ne fut pas sa surprise de voir chaque petite blessure, une fois libérée de ce qui l’avait créée, se refermer.
Quelle surprise, aussi, de voir, dans l’ombre de la grotte, ses doigts briller de leur lumière blanche chaleureuse. Comme avec Kris. Pour Kris, il savait pourquoi il pouvait le Soigner, même inconscient. Mais Tito…
Il se secoua, finissant son Soin, consciemment cette fois-ci. Tito allait avoir besoin de repos, mais, à part la perte de sang, il s’en sortait bien.
A lui, maintenant. Après la découverte de la balle blindée, perce-armure, il fallait qu’il fasse l’inventaire de ses blessures à lui.
Première chose à faire, se mettre à poil pour sécher ses affaires. Il faisait froid et il s’est débarrassé de son barda en un tournemain puis a sorti caleçon et sous-vêtements secs. Il n’avait qu’un pantalon, donc il a essoré le sien et s’est séché avec sa couverture.
Un peu de brennivin en friction sur ses jambes et ses pieds, des chaussettes sèches et ses bottes ouvertes au maximum pour sécher. Même elles avaient pris un peu d’eau, mais heureusement pas trop.
Il a allumé une des bougies chauffe-plats pour y voir un peu et s’est occupé de lui. Son biceps droit avait juste une belle égratignure qui avait cessé de saigner. Il l’a nettoyée comme il a pu, elle était difficile d’accès. Quand Tito irait mieux, il lui demanderait de vérifier.
Son flanc présentait une blessure plus sérieuse, car, comme pour Tito, la balle avait traversé le gilet pare-balles. Malheureusement pour lui, comme il était au moins deux fois plus épais que Tito, elle était restée dans son muscle, et pas à la surface mais à peu près à mi-chemin. Skitt. Il avait le choix entre tenter de l’extraire lui-même, mais sans miroir ça allait devenir amusant, et sans y voir, il risquait de se blesser encore plus ; ou demander à Tito de le faire et donc, devoir bander la plaie et attendre que l’Albanais soit en état de le faire.
Bon. Seconde solution. Une bonne rasade d’eau oxygénée, un gémissement derrière les dents serrées puis un pansement collant made in BLC, avec une colle que sa peau supporterait, grâce aux talents de chimiste de Lin.
Puis, remettant un tee-shirt sec et son pull, presque sec, il a sorti une ration et dîné en solitaire, le regard sur Tito, sans vraiment goûter ce qu’il mangeait.
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