XXV
Ce soir-là, c’était pas jouasse à la base. On y était arrivés à la nuit tombée, le Gros s’était occupé de notre linge sale pendant que Lin et Kris s’enfermaient dans son bureau et que nous allions nous laver.
Quand Kris nous a rejoints aux douches, il m’a demandé d’aller voir Lin. Il avait l’air... Pas calme. Mais… maté ? Ou recadré ? Comme si Lin lui avait remonté les bretelles bien haut. Mais je me demandais pendant combien de temps.
Je suis allé la retrouver une fois propre et rhabillé.
- Bon, j’ai engueulé Kris, je l’ai écouté, aussi, et je suis extrêmement inquiète. Il est à deux doigts de péter un câble et de faire une connerie.
- Quel genre ?
Elle m’a regardé un moment.
- Il m’a dit qu’il ferait la peau du salopard qui lui tomberait sous la main. Il m’a dit que tu as proposé ton aide.
- Oui.
- Et comment comptes-tu faire la peau du salopard ?
- Rapidement et aussi proprement que possible, Lin.
- Ce que je crains, tu vois, c’est que Kris, aveuglé par son désespoir et sa colère, ne prenne son temps, ne fasse pas ça proprement.
- Tu parles de… torture ?
- Je ne sais pas s’il ira jusque là, mais au moins un bon passage à tabac, pour passer sa colère.
- Et ça blesserait Erk s’il l’apprenait.
- Et ça tuerait notre réputation, aussi.
Il y a eu un coup à la porte.
- Entrez.
- Lin, a dit Mike, Mac a attrapé le tireur. Je te la passe ?
- On va venir avec toi l’écouter. L’Archer, appelle… Non, juste le Gros et Baby Jane. Kris est calme pour l’instant, gardons-le comme ça. Et je veux Kitty à l’écart. Elle s'endurcit, et elle est très forte, mais pas assez encore.
On a suivi Mike tous les quatre et on s’est installés au PC Ops.
- Mac, j’ai Lin avec moi. On t’écoute.
- On a réussi à choper le tireur.
- Comment avez-vous fait ? Depuis son tir, il a eu le temps de se tirer…
- Cet âne s’est pris les pieds dans son trépied et s’est assommé. Il se réveillait quand on l’a ramassé.
- Il est amoché ?
- Un peu. Mais pas par nous. Enfin, pas encore.
- Merci de ton honnêteté, Mac.
- Normal, Capitaine. On voudrait le ramener à la base, mais sur une moto, il va être dangereux.
- Frisé est reparti vers vous après avoir déposé les piétons, donc allez à sa rencontre autant que possible, puis filez-lui le bébé et voyez si vous pouvez trouver Erik et Tito ou leur piste. Yaka peut être portée à moto, sur les genoux de JD. Tu dois pouvoir le mettre avec Song, c’est la plus légère et la meilleure après Wilha. Ah, et réessayez les comms. Voyez si vous pouvez trianguler leur position, à peu près.
- OK, Lin. On vous tient au courant. Mac out.
- BLC out, a dit Mike après que Lin lui a fait un signe de tête.
- Bon, j’ai dit. Va falloir le garder à l’écart de Kris, j’imagine.
- Oui et non. On va utiliser sa colère et son grain de folie, de la morphine maison et la bonne vieille guerre psychologique.
- Comment ça ? a demandé le Gros.
- On va faire allusion à la folie destructrice de Kris, mais sans lui laisser la possibilité d’en faire usage. Vous verrez. Parce que je préfère planifier un peu et ajuster au fur et à mesure. A propos, Tugdual, bonne idée de l’avoir confié à Bear.
- Je me suis dit que, Kris attaché, Bear pourrait le maîtriser. Et c’était une façon de sortir le Suédois de son état.
- C’était une bonne idée. Et ça a marché. Qu’aurais-tu fait si ça n’avait pas marché ?
- Je pense que j’aurai assommé Kris de nouveau, ou je l’aurai shooté à la morphine, s’il devenait dangereux pour Bear. Dis-moi, Bear a eu l’idée d’écouter les fréquences des autres. Ça a donné quelque chose ?
- Ça a donné que leurs fréquences sont cryptées, et vachement bien. Et on est un peu loin pour trianguler les comms d’Erik et Tito.
- Merde. C’était une bonne idée. Il reste la boucle de ceinture et les armes.
- Oui, mais je n’ai pas encore pu avoir de temps satellite.
- Re-merde.
- Faut dire que j’ai demandé quatre heures, pour pouvoir quadriller comme il faut.
- Ah, je vois. Et P’tite Tête pourrait nous aider ou pas ?
- Pas vraiment. Lui, c’est l’intendance. Non, j’ai fait appel à un ami, un ancien de la Légion, de ma promo.
- Un de ceux qui posait ses mains sur toi en patrouille ?
- Jaloux ?
- Non, moi j’ai eu mieux.
- Eh bien, continue à ne pas être jaloux si tu veux pouvoir en profiter encore.
J’ai rougi comme une novice surprise à rêver devant le torse nu du jardinier du couvent. Ou comme un Suédois torse nu sous le soleil d’Afghanistan. Bref.
On est allés dîner, Kris chipotait dans son assiette. Bear aussi. Ce sont Kitty et Baby Jane qui ont réussi à les faire manger un peu. Dans l’armée, on apprend à manger en toute circonstance. Un fantassin le ventre vide ne sert à rien. Mais il faut avouer que les circonstances actuelles étaient vraiment spéciales.
On en était à la tisane quand Mike est entrée dans le mess, surexcitée.
- Lin, on a du temps satellite demain, à 6h du matin, jusqu’à 10h !
Kris s’est levé, furieux.
- La vie de deux hommes est en jeu et on ne nous donne du temps satellite que demain !
- Kris
- Mais bon, vu que ce ne sont que deux merdes de mercenaires, hein ?
- Kris, tais-toi, tu ne sais pas ce que tu dis.
- Je sais très bien…
- Non. Kris, tu ne sais rien. Tu ne sais pas les compromis que j’ai dû faire avant de venir ici, les faveurs que je dois et qu’on me doit. J’en veux à la présidente Lefebvre de m’avoir nommée Capitaine pour faire un pied de nez aux vieilles ganaches. Ça ne m’a rapporté que des emmerdes. Et même s’il y a beaucoup d’anciens légionnaires qui tiennent à nous trois, comme le médecin-major Mercier, ou le Kurgan, ou même cet abruti de Joseph, même si la CEDH nous a mandaté ici, il n’y a qu’à l’armée française que je peux demander certaines choses, dont du temps satellite. Et sans ces faveurs qu’on me doit, ou que je dois, je n’aurais jamais pu en avoir aussi vite.
Elle s’est arrêtée un instant, fixant Kris interloqué.
- Et sache qu’il y a aussi beaucoup de gens, en France, qui m’en veulent d’avoir été nommée Capitaine par-dessus la tête d’autres, sans parler de ceux dont j’ai empêché le projet d’aboutir. Et si tu continues à réfléchir comme un miroir, je vais finir par croire que c’est Erik qui a hérité du cerveau !
Kris s’est offusqué puis dégonflé.
- Pardon, je… Tu as raison, je ne pense pas comme il faut. Je crois même que je ne pense pas du tout. Mais… l’idée que lui et Tito soient dehors, sous la neige, blessés, et… Bon sang, Lin, ils étaient juste à 100 m de nous ! Et on n’a rien pu faire ! Rien ! Ils étaient à portée de… de main et on… n’a… rien… pu…
Lin s’est avancée, l’a pris dans ses bras, le forçant à poser la tête sur son épaule.
- Chhh, litla mín, chhh… ça va aller…
- Je…
- Kris, tu es trop concentré sur le problème, pas sur la solution. Et dans ton état, tu ne trouveras rien. On va aller voir Doc pour qu’elle te donne un sédatif.
- Non ! Je ne veux pas !
- Tu préfères que je t’assomme sur le bleu que l’Archer t’a fait ? Allez, viens.
Je les ai suivis à l’infirmerie et Lin a tartiné le bleu à l’huile essentielle d’hélichryse pendant que Doc préparait son stylo injecteur. Kris s’est raidi quand elle a appuyé sur la gâchette, puis, progressivement, il s’est détendu.
- Allez, au dodo, litla mín.
- Lin ? Je les tuerai, tu sais.
- C’est bien ce qui m’inquiète, Kris. C’est aussi pour ça que je te shoote à la morphine.
On a atteint la chambre des frangins, Kris réussissant toujours à marcher, mais pas droit. Comme s’il était bourré. Une fois dans la chambre, j’ai aidé Lin à le déshabiller un peu, puis à le coucher. Il a fait un foin de tous les diables jusqu’à ce qu’on comprenne qu’il voulait dormir dans le lit d’Erk.
Lin s’est assise au bord du grand lit et lui a caressé la joue jusqu’à ce qu’il s’endorme, le nez dans l’oreiller de son frère.
On est sortis.
- Ce n’était pas très militaire, mais…
- Mais tu les as connus petits, tu les as bordés dans leur petit lit et tu les a réconfortés.
- C’est ça. Je suis…
Elle s’est tournée vers moi, je l’ai prise dans mes bras et serrée fort.
- Je suis inquiète, Tugdual.
- Pour Erk et Tito ?
- Pas uniquement. La frontière sud nous échappe complètement. Nous n’avons pas assez d’hommes pour la couvrir tout en faisant la vie dure à Durrani.
- Et armer la population, c’est l’exposer à des représailles du Pashtoune ou du Vioque. Sans parler des inconnus. Tout ce qu’on sait d’eux, c’est qu’ils sont commandés par une femme qui a accusé Erk de l’avoir violée et qui savait que Tito était homo.
Lin s’est raidie.
- Jamais Erik ne violerait qui que ce soit.
- Il n’en aurait pas besoin…
- Il y a plus que ça, Tugdual. Il y a deux choses. Tout d’abord, il refuse de forcer qui que ce soit et ce n’est pas un queutard, il n’a pas la même libido que Kris. Ce qui ne veut pas dire que Kris forcerait qui que ce soit non plus. Ils ont été bien élevés, tous les deux. Et, au lycée, à Reykjavik, les filles et quelques mecs lui couraient après tout le temps, le touchant et le tripotant chaque fois que possible. Il a cassé un ou deux poignets à des mecs avant de mesurer sa force. Je pourrais résumer la philosophie d’Erik à « fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fasse, ne leur fais pas ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ».
- Je vois. Je comprends. Mais si on laisse ça de côté, on ne peut pas oublier qu’elle sait que Tito est homo. Et ça, il n’y a pas beaucoup de gens qui le savent, dans le coin.
- Higgins ? Mais, Sanchez l’a embarquée…
- Oui, c’est vrai. Tu as moyen de savoir si elle est bien arrivée à destination ?
- Je peux poser la question. Tugdual, j’aimerai que tu me fasses oublier ce merdier un moment, s’il te plaît.
J’approuvais sa proposition, mais je me demandais si c’était le bon moment. Et puis, je me suis dit qu’elle était très seule, et qu’elle avait sûrement besoin d’un peu de réconfort avant d’affronter la très dure réalité de ce que cachait la disparition de deux de ses hommes.
La nuit ne s’est pas passée comme je l’espérais. Lin n’arrivait pas à lâcher prise. Alors je l’ai juste prise dans mes bras et réconfortée.
* * * *
Erik s’est réveillé en sursaut, et s’est demandé ce qui l’avait tiré de son sommeil. Puis il a entendu le gémissement de nouveau. Tito !
Il a fouillé autour de lui dans le noir, trouvant sa petite lampe crayon accrochée à son gilet où il l’avait remise. Les réflexes ont du bon.
- Tito ?
Un autre gémissement en réponse.
- OK, ne boug… pardon. Je vais te donner de l’eau, tu dois avoir soif. Attends un peu.
Rapidement, il a allumé une bougie chauffe-plats, minuscule mais très lumineuse. Il a souleva la tête de Tito et lui a tendu la gourde, le faisant boire quelques gorgées seulement.
- Erk… a dit Tito d’une voix rauque et faible.
- Oui bonhomme ?
- Qu’est-ce que tu fais cul nu ?
- Pardon ? Je… Tu dois être fébrile pour dire tes conneries pareilles.
- Non, c’était pour te voir rougir.
- Et tu es content de toi ?
- Oui.
Et Tito qui s’est mis à rigoler doucement.
- Bon, y en au moins un qui rigole, a dit Erik en remettant son pantalon presque sec et ses bottes.
- Erk, j’ai froid…
- Attends.
Le géant a secoué sa couverture et l’a drapée sur ses épaules. Puis, il a secoué celle qu’il avait posée sur l’Albanais et, soulevant Tito, l’a enroulée autour de lui. Puis, le petit homme toujours dans les bras, il s’est rassis, a enroulé sa couverture autour d’eux deux puis a soufflé la bougie.
Tito a soupiré.
- Ça va mieux, là ?
- Oui, merci Erk. Tu es très chaud… Un vrai radiateur.
- Ah, j’espère que je n’ai pas de fièvre.
- Pourquoi en aurais-tu ? a demandé Tito qui savait qu’être fiévreux en hiver et hors de la base n’était pas recommandé, et encore moins pour Erik qui était allergique à tout anti-pyrétique synthétique.
- Je suis blessé, moi aussi, mais moins sérieusement que toi. D’ailleurs, quand tu iras mieux, j’aurai besoin que tu extraies la balle de mon flanc, je n’ai pas réussi.
Tito s’est agité.
- Tu as toujours la balle en toi ? Mais il faut tout de suite la retirer ! Donne-moi la pince !
- Tito, calme-toi. Dis-moi, comment te sens-tu ?
- Qu’est-ce que…
- Répond s’il te plaît.
- Comme une nouille trop cuite, a dit l’Albanais après un temps de réflexion. Et je pense que si je devais essayer d’aller chercher la balle dans ta blessure, je risquerais de trembler un peu trop.
- Voilà. Et comme je n’ai pas très envie que tu joues à Dr Maboul avec moi, on va attendre que tu ailles mieux.
- C’est plus raisonnable, en effet. Maintenant, si tu me racontais, avant que je me rendorme.
Quand le Viking a eu fini, Tito a sifflé longuement.
- Ben merde.
- Comme tu dis.
- Donc on est perdus quelque part du mauvais côté de la rivière, avec à nos fesses une nana qui veut tes couilles, et qui a les moyens de les obtenir ?
- En gros, c’est ça.
- Et comme nous tous, tu y tiens suffisamment pour essayer de les conserver.
- Absolument. Ne pas en avoir ne m’empêchera pas d’être soldat, mais j’avoue que leur usage récréatif me manquerait.
- Hmm. Dis-moi, Erk, tu crois qu’un eunuque peut bander ?
- On pourrait changer de sujet, s’il te plaît ?
Et la voix du Viking était un peu geignarde.
- Oui, excuse-moi.
- Tu devrais dormir un peu, bonhomme.
- Toi aussi, Erk. Et ne vas pas rêver d’eunuques.
- P’tit con.
En disant ces mots, Erik a eu un petit sourire attendri. Il ne pouvait voir Tito, mais il le sentait blotti dans ses bras et pour lui qui, sans le savoir, était fait pour porter, fait pour protéger, fait pour réconforter, avoir dans les bras quelqu’un qui lui faisait confiance lui donnait un sentiment de paix immense, malgré les circonstances. Il s’est étonné, aussi, du fait que Tito lui ai parlé simplement, gentiment, comme à son habitude, comme avant ce baiser si surprenant au bord d’une rivière glacée, alors que depuis ce fameux baiser il l’avait évité et ne lui répondait que s’il ne pouvait pas faire autrement.
Erik s’est rendormi.
Les deux hommes allaient prendre l’habitude de dormir comme ça, Tito dans les bras d’Erik, roulés dans leurs deux couvertures pour se tenir chaud. Contrairement au cliché, il n’en sortirait rien d’autre qu’une amitié masculine très forte, mais sans plus.
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