XXVI
C’est un grand cri de colère, d’angoisse, de frustration, de douleur, qui nous a fait tomber du lit, Lin et moi, aux petites heures du matin. (C’est une expression, hein ?)
Inutile de se poser la question de savoir qui avait poussé ce cri. On a jailli de la chambre de Lin et on a filé dans celle des frères.
Il était assis dans le grand lit d’Erk, les mains dans ses cheveux, la tête entre les genoux et ses épaules étaient secouées.
Lin a grimpé dans le lit, se mettant entre lui et le mur, je me suis assis sur le bord, de l’autre côté de l’Islandais. Ensemble on a posé nos mains sur ses épaules.
- J’ai rêvé… Il était dans mes bras… Il… Il m’aimait…
Il a fondu en sanglots dans les bras de Lin, qui m’a regardé par-dessus sa tête. Elle l’a laissé pleuré un moment puis :
- Kris, de quoi a besoin Erik, à ton avis ?
Il a reniflé, je suis allé chercher un mouchoir et j’ai trouvé une de ses « petites culottes » en batiste et dentelle. Il s’est mouché et a répondu :
- Que je sois fort.
- Oui. Et ?
- Que… Que je le sauve ? Que j’aille à sa recherche.
- Exactement. Et pour ça, que faut-il ?
- Je dois mobiliser mon intelligence et mon attention pour réfléchir à une solution.
- Parfait. On va laisser les autres dormir un peu et je pense que tu devrais te rendormir, toi aussi. Puis quand ça ira mieux, Bear, toi et toute la patrouille, vous allez réfléchir. Et on profitera de notre temps satellite.
J’ai regardé ma montre.
- Il nous reste deux heures, Kris. On va te laisser dormir.
- Non ! Non, pardon, je… Je vais faire des… rêves si je suis seul… Je…
Lin m’a regardé, j’ai hoché la tête. On s’est glissé sous les couvertures, chacun d’un côté et on l’a calé entre nous.
Lin s’est vite rendormie, Kris a mis du temps, puis sa respiration a ralenti, et j’ai su qu’il était temps pour moi de les imiter.
C’est Phone qui est venu nous réveiller quelques minutes avant 6h. Ayant entendu le cri de Kris, il savait où nous trouver. Lin est allée s’habiller, Kris nous a dit qu’il nous rejoindrait avec des cafés, donc j’ai suivi mon capitaine.
Une fois au PC Ops, Lin s’est loguée sur l’ordinateur et, à la minute où notre temps satellite commençait, a lancé la recherche des puces GPS d’Erk et Tito. Celles de leurs ceintures et celles de leurs armes.
Et là, on a eu une surprise. Une mauvaise surprise. On a pingué deux ceintures et un Behemoth. Celui de Tito.
L’autre surprise moins bonne, c’était qu’il y avait un ou deux kilomètres entre les boucles de ceinture et le flingue.
Les jointures de Kris ont blanchi.
- « Désolé, bróðir » a dit Erik avant qu’on le perde… il a murmuré. Il a dû poser les oreillettes ailleurs.
- Ce qui veut sans doute dire que les agresseurs l’ont repéré une fois ou deux grâce aux comms, j’ai dit.
- Une fois. Il a sans doute voulu éviter… En fait, tu as raison, l’Archer. Il a posé les oreillettes juste après le Désolé, puis, un peu plus loin, les boucles. Et enfin le flingue.
- Ça se tient, tout ça, j’ai dit. Mais pourquoi ne trouve-t-on pas ses flingues? L’EMA 7 de Tito est ici, puisqu’il l’a laissé tombé sur la route. Mais Erik n’a rien laissé tomber.
- Je ne comprends pas non plus, a dit Lin. Ils devraient apparaître sur la carte… Kris, demande au Gros les numéros de série GPS des armes d’Erik, s’il te plaît.
En attendant son retour, on a soigneusement noté les coordonnées que Phone a transmises à Mac. Lin a augmenté encore le signal, ou je ne sais quoi, pour obtenir plus d’informations, pendant que Mac faisait son rapport.
- Ops, Frisé sera en route avec le prisonnier d’ici quinze à vingt minutes, donc chez vous dans l’après-midi.
- Merci Mac, Lin a répondu, tiens-nous au courant de ce que tu trouves aux coordonnées. Et si tu triangules la position d’Erik et Tito, soulève des cailloux, on pense qu’il a laissé les oreillettes sur place.
- OK, merci. Mac out.
- BLC out.
Lin a encore bidouillé les paramètres du satellite. Mais… peau de balle.
Kris est revenu, blanc, accompagné du Gros.
- Assieds-toi, Kris. Que se passe-t-il ?
- On n’a pas les numéros de série.
- Ah. Gros, comment ça se fait ?
- Je ne les ai pas dans mon fichier. Mais comme ce sont des armes sur mesure, arrivées plus tard…
- Contacte P’tite Tête pour qu’il obtienne les specs des armes d’Erik. Dis-lui que c’est urgent.
- Lin, a dit Kris, je veux aller là-bas.
- Non.
- Lin !
- Non. Tu es blanc, tu trembles. Tu es dangereux pour les autres et pour toi. Et si tu continues à me tenir tête, je vais abuser de mon grade et te foutre au trou !
Il s’est passé une main sur les yeux.
- Pardon. Tu as tout à fait raison. Je suis… Je ne suis pas professionnel du tout. J’ai besoin de me changer les idées. Je voudrais des vacances.
- Hors de question.
Je me suis demandé pourquoi elle refusait ça, ça pouvait être une bonne idée que Kris quitte le coin.
- Mais… a commencé Kris.
- Kristleifur, peux-tu me promettre de vraiment quitter le pays, d’aller à Milan, ou chez Elena, par exemple, et de ne pas chercher tout seul dans ton coin, sans armes, à retrouver ton frère ?
Il l’a fixé un long moment, et au moment où il ouvrait la bouche, elle lui a dit :
- Fais bien attention à ce que tu vas me répondre, Kris. Si tu me mens, je te renvoie en Islande. Seul.
Ça m’a paru bien léger, comme punition. Puis je me suis dit que seul en Islande, Kris pèterait un plomb rapidement. Il a fermé la bouche, l’a fixée encore. Il avait été prêt à mentir pour obtenir ce qu’il voulait. Il est nettement plus pragmatique que son frère, il n’a pas les mêmes valeurs. Lin devait le savoir, j’imagine, et c’est sûrement pour ça qu’elle a fait ce petit discours.
- Non, Lin, je ne peux pas te le promettre.
- Donc tu resteras sous mes ordres, ici, de service. Bear dort encore, donc tu as un peu de temps devant toi pour organiser tes pensées et te remettre les idées d’équerre.
- Oui, je vais faire ça. Il faut que je parle à Baby Jane.
- Si ça peut t’aider, fais-le. Puis si Doc est d’accord, tu iras réveiller le Suédois. Il est sous sédatif à l’infirmerie.
Une fois le petit frère parti, Lin a bidouillé encore sur l’ordi. Mais elle n’affichait pas une carte, juste des lignes de coordonnées, de numéros que je n’arrivais pas à identifier.
- Tu cherches quoi ?
- Je cherche à savoir si Erik a utilisé la liaison satellite de son casque. Ça nous aiderait à savoir s’il s’en est servi. De là, on pourrait essayer de lui envoyer un message.
- Y a des puces aussi, sur les casques ?
- Non. Pas le droit. Mais la liaison satellite est automatique dès que c’est activé sur le casque. Ça vous permet d’avoir les infos très rapidement, sans devoir entrer log-in et mot de passe. C’est… un compte automatisé.
- Et tu trouves quelque chose ?
- Peau de balle, comme tu dis. Sans savoir exactement ce que les autres ont en face, et avec une femme qui veut ses couilles, je pense qu’il a dû être cent fois plus précautionneux que d’habitude.
- Moins impulsif, quoi.
- Il est impulsif quand Kris est en danger ou quand il doit agir vite. La preuve, il a sauté du mauvais côté de la route. Mais quand il a le temps, il réfléchit.
Kris et le Suédois se sont pointés deux heures plus tard au mess. Kris avait l’air moins désespéré. J’ai espéré que la discussion avec la belle Anglaise l’avait aidé.
J’ai enfilé les gants de la table holographique et, avec Mac sur haut-parleur, après avoir affiché la zone où l’embuscade avait eu lieu, j’ai peuplé la carte des éléments : l’embuscade, les oreillettes, les boucles de ceinture.
A partir de là, ils ont dû avancer à pied, Yaka suivant consciencieusement la piste du Viking. D’après Mac, ça avait l’air compliqué. La neige avait fondu, par endroit, mais n’avait pas assez imprégné la terre pour que le géant laisse des empreintes.
Puis il s’est remis à neiger. J’ai entendu Mac jurer. Puis, elle a soupiré.
- La neige vient de s’arrêter. Yaka continue à avancer et, d’après JD, la piste est encore claire.
Nous, ici, autour de la table, on a poussé un soupir de soulagement. J’ai soigneusement noté le parcours des motos sur la carte holographique. Ça nous permettrait peut-être d’avoir une idée de la direction dans laquelle Erk risquait d’aller.
- Base ?
- Oui, Mac ?
- On a trouvé le flingue de Tito. Il était au fond d’une crevasse. Trop étroite pour que Erk puisse y glisser le bras pour le récupérer. Les sangles du holster sont déchirées.
- Qu’en penses-tu ?
- Le flingue a dû se coincer dans la fissure et en se relevant, Erk a arraché les sangles. Je pense qu’il est tombé, qu’il a trébuché. Il y a une empreinte de main droite très profonde dans la neige et la terre.
- 110 kg plus Tito plus leur barda sur une seule main, pas surprenant que ce soit profond. OK, merci Mac.
On a poireauté encore un peu, j’ai noté les coordonnées des motos qui se déplaçaient. C’est Alma qui me les transmettait. Pas moyen d’avoir quelqu’un devant le satellite et sur la table holo en même temps. Et puis, on voulait tous voir.
On a laissé passer le déj, et les motos aussi, apparemment.
Vers 15h, Mac nous a donné une bonne nouvelle et, forcément, une moins bonne.
Erk avait atteint une rivière sans être suivi. Il avait donc réussi à lâcher ses poursuivants. Mais, à la rivière, bien glacée, plus de traces. Plus rien. Et Yaka gémissait, cherchant le grand piéton qui l’avait accueillie à la base plus d’un an auparavant.
- Mac, ton avis ?
- Euh… Je pense qu’Erk s’est engagé dans la rivière. Maintenant, l’a-t-il traversée tout droit, remontée, descendue ?
- On va regarder ça. L’Archer, dézoome et centre sur la rivière.
J’ai obéi. On s’est tous penchés sur la carte en 3D.
- Bon, a dit Kris. En amont, la rivière le ramène vers le nord, mais, de là où il est entré dedans, il a pu voir qu’elle était encaissée, mais aucun moyen pour lui de savoir qu’elle le serait moins plus haut.
- Kris, a dit JD, le courant est vachement fort, tu sais.
- Merci. Donc, ne voulant pas s’épuiser, il a dû la descendre ou la traverser. Ou la traverser vers l’aval, entraîné par le courant. Mac, y a moyen de la traverser ?
- Franchement, si tu voyais la force du courant… Y a que ton frère qui peut espérer tenir. Même moi, j’aurai du mal. Et pourtant, vous n’arrivez pas à me renverser.
- Comment tu sais ça ? La force du courant, je veux dire.
- On vient de voir passer un mouton mort. Un caillou l’a arrêté à peine deux secondes. Il a presque perdu la tête en repartant. Je ne risque pas mes hommes là-dedans.
- Mac ! a commencé Kris.
Lin lui a collé une main sur la bouche.
- On ne te le demande pas, Mac. Descendez la rivière et cherchez des traces d’Erik sur l’autre rive à la jumelle. Ne traversez pas. De l’autre côté, on est chez le Vioque.
- Merde !
- Comme tu dis. Lin out, tenez Phone au courant.
- Promis. Mac out.
Lin a lâché Kris, qui n’a rien dit. Lin a levé un sourcil, Kris a regardé ses pieds.
- Mangeons quelque chose, puis, après le déj, Kris, Bear et l’Archer, vous essaierez de trouver tous les itinéraires qu’Erik pourrait emprunter, même chez le Vioque. On placera des sentinelles au plus près si on le peut.
* * * *
Erik s’est réveillé avec les premières lueurs du jour. Tito dormait encore. Il était un peu chaud, mais son pouls était plus lent et un peu plus fort. Il a délicatement posé son précieux fardeau au sol et s’est affairé à faire chauffer un peu d’eau pour son café et pour un bouillon de poulet, pour Tito.
Une fois les boissons préparées, le géant l’a réveillé pour lui faire avaler le bouillon et l’aider à pisser. Tito ne tenait pas debout, ce qui l’a gêné particulièrement. Mais l’attitude très professionnelle d’Erik l’a aidé à surmonter son humiliation.
- Tito, je sais que mon aide t’a dérangé, et je vais devoir en rajouter une couche.
- Euh… pourquoi ?
- Parce qu’on ne peut pas rester ici et que tu ne peux pas marcher. Et la meilleure solution pour que je puisse te porter sans que je te secoue et sans devoir te laisser tomber si je dois dégainer, et sans que tu me serves de pare-balles, c’est le porte-bébé…
- Putain de merde… Ça va faire un gros bébé, alors. 60 kg tout nu, j’ose pas calculer combien avec mon barda.
- Pas assez pour me casser le dos, bonhomme.
- Non, c’est vrai. Vu que tu as porté ton frangin sur tes épaules, et les punaises en plus.
- Je vais te dire une chose. Le plus lourd, ce n’était pas Kris. Il était juste au-dessus de mon centre de gravité, donc j’avais simplement à contracter mes abdos et à rester bien vertical. Mais les filles, c’était à bout de bras. Là, oui, c’était lourd.
- C’était surtout impressionnant, Erk. Surtout la descente de Kris.
Erik a rougi du compliment.
- Vous avez fait l’école du cirque, tous les deux ?
- Non, juste de la danse classique.
- Quelque chose me dit que tu étais porteur…
- Tous les garçons l’étaient, au début. Mais oui, c’était mon rôle.
- Et Kris ?
- Il était tellement gracieux que la prof a modifié le ballet de fin d’année pour qu’il puisse en être le danseur étoile.
- Aussi gracieux que lors de son strip-tease ? Ah, zut, tu n’y étais pas.
- Pas à celui-là, en effet. Mais d’autres, oui.
- Tu sais, l’an dernier, il était prêt à retirer son boxer-short. Il se serait arrêté si Sanchez n’avait pas rougi et cédé ?
- Je ne pense pas.
- Ah ? Tu as déjà eu droit à la totale ?
- Oui. Et, oui, je vais te raconter. Mais une fois que tu seras dans le porte-bébé.
- Fais chier !
Il a commencé par mettre les affaires de Tito dans son sac à lui, puis a sorti les plaques de protection du gilet pare-balles du petit homme et les a mises dans le dos du pare-balles, doublant ainsi la protection du dos de l’Albanais.
Avec le sac à dos vide et la couverture de Tito, plus petite que la sienne, Erik a confectionné une espèce de harnais, plus semblable aux écharpes dans lesquelles les femmes africaines portaient leur bébé (dans le dos pour elles, devant pour lui) qu’aux porte-bébés du commerce.
- Comme ça, tes jambes ne pendront pas et ne risqueront pas de me gêner. Et tu seras au chaud.
- Vue la chaleur que tu dégages, je ne risque pas d’avoir froid. Mais je te remercie de t’en préoccuper.
Erik s’est délicatement relevé.
- Viking, tu sais que, grâce à toi, je n’ai plus de blessures. Alors tu peux être moins attentif. Même si j’apprécie.
- J’avais un peu oublié. Mais mon côté me fait mal.
- Mais ! Il faut…
- Sitrep, Tito.
- Nouille trop cuite. Et ce n’est pas une insulte. J’ai compris, j’attendrai.
Erik a vérifié son EMA 7 puis est sorti de la grotte avec beaucoup de précautions, non plus dues à sa blessure, mais à sa situation. Tito a rentré ses bras dans le porte-bébé et a essayé de s’accrocher au gilet d’Erik, pour ne pas balloter, mais sa faiblesse l’en a empêché.
Il a progressé vers l’est, car c’était la seule direction qui s’offrait à lui. Le courant de la rivière avait encore accéléré et le sud était là d’où étaient venues les balles qui les avaient blessés, Tito et lui.
Quand Tito s’est endormi, il s’est mis au trot. Il n’est pas bâti pour la course d’endurance, mais la Légion lui a appris à courir comme les Masai, et il peut aller assez loin comme ça.
A condition que son flanc ne le fasse pas souffrir.
Il s’est arrêté avant midi. Il avait mal. Et il sentait monter la fièvre. Il a trouvé une autre grotte. Elles sont légion dans les parages. Celle-ci avait l’avantage d’avoir une deuxième sortie, une cheminée qu’il pourrait gravir en opposition, même avec Tito sur le ventre.
Il a de nouveau allumé une bougie chauffe-plats pour de l’eau, a ouvert une de ses rations et a commencé à déjeuner, Tito toujours au chaud dans le harnais.
Quand celui-ci s’est réveillé, Erk l’a sorti du porte-bébé et l’a installé contre lui, entre ses jambes. Tito s’est blotti contre le gilet pare-balles du géant et a laissé celui-ci lui donner la becquée.
- Ça va mieux, Erk ? a demandé l’Albanais quand il eut fini la compote de pommes.
- Pas au top. Je pense que j’ai de la fièvre. Je voudrais que tu regardes mes blessures et que tu nettoies au mieux. Et si tes mains ne tremblent pas trop, on pourra tenter l’extraction.
Erik déposa Tito assis contre la paroi, se plaça à côté de lui et retira tout ce qui couvrait son torse, pare-balles, pull, henley… Immédiatement ses tétons durcirent sous le froid et Tito se mordit les lèvres. Il avait beau être en couple avec Bear, et être très heureux avec lui, Erik tenait quand même une place très spéciale dans son cœur.
- Erk, si tu posais ta couverture sur l’épaule gauche, pour te couvrir là où je n’ai pas besoin de regarder. Tu auras moins froid.
- Il fait moins froid qu’à Vestmann.
- Mais tu dis que tu as de la fièvre…
- D’accord, d’accord.
Tito ouvrit la trousse de premier secours, plutôt content de voir que ses mains ne tremblaient pas trop.
- Je vais arracher le pansement, t’es prêt ?
- Tu ne seras pas assez fort pour ça. Je vais l’arracher et tu nettoieras.
Erik a tiré violemment sur son pansement, inspirant une grande goulée d’air pour contrer la douleur et Tito a convenu qu’il n’aurait pas pu aller jusqu’au bout, en effet.
- C’est pas terrible, ce que je vois. C’est rouge, gonflé et chaud.
- Et douloureux au toucher.
- Pardon.
- Non, vas-y, nettoie bien. Décape et ne tiens pas compte des bruits que je vais faire. Ce que tu vois, ce sont les symptômes d’une infection, tout ça.
- D’accord. Et si tu me racontais le strip-tease intégral de Kris pendant que je passe ton truc au karcher ?
- Oui, comme promis. Un de nos camarades de promo n’était pas très malin. Pas le couteau le plus affûté du tiroir, tu vois. Fin comme du gros sel. On l’appelait le Kurgan, en référence à un vieux film des années 1980. Bref. Voyant Kris effectuer des prises de corps-à-corps avec sa grâce habituelle, lui n’y arrivant pas, il a fait une remarque à la con, comme quoi Kris devait être une fille, ou un homme trans. Et tu connais Kris. Il s’est dirigé vers lui en roulant des hanches comme Brigitte Bardot et a dit : « Ce soir, dans le dortoir, je te prouverai qu’entre mes jambes je suis équipé pareil que toi. Par contre, pour le cerveau, je pense que j’ai quelques versions au-dessus. »
Tito a gloussé, tout en passant et repassant une compresse imbibée d’eau oxygénée sur la blessure d’Erik.
- Du Kris tout craché, ça.
- Absolument. Le soir, ça n’a pas eu lieu au dortoir, mais au mess, parce que l’instructeur avait assisté à tout et voulait voir comment Kris allait faire sa démonstration. Bref, il y avait quelques sous-offs, quelques officiers et Lin. C’était après la Sibérie. Aïe !
- Pardon…
- Non, continue. Retire toutes les saloperies que tu peux. Et frotte fort s’il le faut ou fait une mèche et introduis-la dans le trou et tourne.
- Mais ça va faire mal!
- Oui, mais si tu me chouchoutes, c’est toi qui devra me porter, car j’aurai trop de fièvre.
- Ouais, ben tu devras te démerder tout seul, Viking. T’es franchement lourd. Au propre, bien sûr.
Erik a souri, il était content que le silence de Tito de ces derniers temps ait disparu. Il a repris son histoire.
- Bref, il y avait foule. Kris ne s’est pas démonté. Il n’a pas une once de pudeur, celui-là… Il a mis une musique assez langoureuse, et il a commencé d’abord à se caresser, les abdos, le torse… J’ai vu quelques jambes se croiser. J’imagine que certains bandaient.
- S’il a fait comme l’an dernier, ouais, j’imagine bien. Il m’a fait le même effet.
Erik a gloussé.
- Très lentement, il a retiré ses fringues en dansant. Rien de graveleux, dans sa danse. Une danse, un solo, mélange de classique et de moderne, mais il perdait des vêtements au fur et à mesure. Pour son pantalon, il a fait une sorte de danse du ventre, sur place, souple comme une anguille, semblant perdu dans son monde… Comme s’il ne dansait que pour lui.
- Tu deviens poète, Viking…
- Ouais… Bref, le voilà en boxer shorts. Il était évident qu’il avait une queue, vu comment ça nous moulait, ces trucs. Mais le Kurgan ne disait toujours rien. Alors très lentement, il a fait descendre son short et s’est retrouvé à poil devant l’autre idiot. Qui n’a bien sûr rien trouvé à dire. Alors Kris a balancé son boxer sur son épaule, comme une veste, et, cul nu, la bite à l’air, il est retourné au dortoir. Pieds nus, à poil, au pas. Le pas bien lent des Légionnaires… J’te jure…
- Donc, devant Sanchez, il l’aurait fait, aussi ?
- Absolument.
- Il est pas croyable, par moment.
- C’est vrai.
Après un moment, le géant reprit :
- J’aimerai bien lui dire qu’on va bien mais on n’a plus de comms.
- Il y a mon téléphone.
- Je l’ai retiré de ta cuisse, ton téléphone. La balle l’a éclaté.
- Ah merde.
- De toutes façons, je l’aurai jeté. Trop dangereux. Par contre, j’ai gardé la puce.
- Merci. J’ai quelques photos dessus. Bon, ton flanc est à peu près propre, mais ça saigne un peu trop, pour un truc avec une balle qui fait tampon.
- En nettoyant, tu as dû réouvrir des micro-blessures. Pas très grave. Comment est ta main ?
- Parkinson.
- Bon. Mets du ciste dessus, puis de l’huile essentielle de thym, du miel, deux ou trois épaisseurs de gaze et un des pansements de Lin. Puis on fera l’épaule. Tu pourrais me passer les HE ?
Erik a trouvé la gaulthérie odorante, versé quelques gouttes sur ses poignets et frotté pendant que Tito nettoyait l’égratignure de l’épaule qui, elle, était propre et pas chiante.
- On va se déplacer de nuit, vu qu’on est chez le Vioque. Donc, dodo jusqu’à ce soir, dit le géant en se rhabillant.
Tito s’endormit immédiatement, sous le regard vigilant du Viking qui résista au sommeil aussi longtemps que possible. La légère fièvre, sapant ses réserves, le poussa dans les bras de Morphée, lui aussi. Il réussit néanmoins à mettre son cerveau en alerte, pour se réveiller au moindre bruit.
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