XXXI
Heureusement qu’on a reçu le code de Domi, parce que Kris devenait infernal. Pas de patience, des cernes, des gestes brusques et une énergie maniaque, dépensée à nettoyer. La base était d’un propre… Il avait même récuré les niches et avait décidé de s’attaquer à la fosse septique, ce qui est une très bonne idée, car, en hiver, ça sent moins fort et ça gèle vite.
Mais avant, on a reçu le code de Domi et je l’ai tout de suite recopié dans la table holo. On était tous là, toute la patrouille et Lin, autour de la table, à regarder les divers tracés faits par l’avatar du Viking. De base, je l’avais chargé de Tito blessé.
Le trajet où Erk allait bien l’aurait fait rentrer chez nous depuis au moins deux jours, voire moins. J’ai changé les paramètres, ajoutant une blessure à un bras, un truc moyennement sérieux qui l’empêcherait de porter Tito longtemps.
Ce trajet-là l’amenait chez nous aujourd’hui et on n’a rien vu arriver, bien sûr. J’ai augmenté la sévérité des blessures, mais ça n’a servi qu’à nous angoisser, alors, en plein tracé, j’ai coupé la table, malgré la grimace de Kris.
On a redemandé du temps satellite pour essayer de trouver une activité inhabituelle, mais on n’en a pas eu, ce qui a déclenché une colère de Kris. Lin l’a attrapé par les bras, l’a mis à genoux et a attrapé ses cheveux à pleine main, l’obligeant à rester immobile. On a tous été soufflés. On ne l’avait jamais vu déployer une telle vitesse ni une telle force. Kris se débattait mais macache. Lin tremblait un peu, tellement elle serrait fort, mais Kris n’arrivait pas à se libérer.
- Kris, tu as deux futurs qui s’ouvrent à toi si tu ne te calmes pas immédiatement. Un sédatif et, sans Erik, je ne sais pas ce que ça va donner, mais je suis prête à prendre le risque pour protéger la compagnie. Ou alors un certain temps au trou, et avec le froid qu’il fait, tu auras la crève quand on pourra aller le chercher.
Il s’est tendu comme un arc, se cambrant et j’ai cru qu’il allait se péter quelque chose puis, tout à coup, il s’est détendu et Lin l’a retenu pour qu’il ne se fasse pas mal. Elle a lâché ses cheveux et l’a recoiffé doucement, en profitant pour lui caresser les cheveux et le calmer, ou le récompenser.
- C’est bien, litla min. Maintenant, voilà ce que je peux faire. Je vais contacter Machin et lui demander des photos de la zone, au lever du soleil et au crépuscule. Des photos haute définition, et numériques, pour pouvoir zoomer et voir les détails. Ça risque de prendre quelques jours, pour qu’il aie les autorisations, pour qu’il puisse tout rassembler. Je ne peux pas utiliser ces photos pour t’obliger à obéir, car ce serait mettre bêtement la vie de nos hommes en danger. Je veux néanmoins que tu me promettes de tout faire pour rester calme. Si ce n’est pas possible, je devrais sévir.
Il était calme, elle le soutenait, lui caressant toujours les cheveux.
- Kris, il faut que tu comprennes… Tu ne peux pas déconner comme ça. J’ai besoin de toi… Il a besoin de toi. Tu ne peux pas le laisser seul comme ça, Kris.
- Mais… je ne peux rien faire.
- Tu peux te reprendre, mais ça, je sais que ça va être difficile et que tu ne vois pas en quoi ça l’aiderait. Tu peux m’aider à tenir la Compagnie pour que tout soit parfait quand il rentrera, qu’il n’ait pas à s’inquiéter de ça en plus. Tu peux te reposer pour être calme et prêt à aller le chercher quand on saura où il est. Tu peux… il y a plein de choses que tu peux faire, Kris. N’est-ce pas Mauricio qui t’a dit qu’Erik se sentirait mal si tu ne profitais pas de la vie pendant qu’il était couché ou absent ?
Kris a hoché la tête.
- C’était une bonne remarque. Souviens-t’en.
Elle l’a lâché. Et c’est là qu’il a décidé de vider la fosse septique. Et c’est là qu’on a décidé de l’aider. Ça nous a pris deux jours au minimum. On a ouvert la trappe et Jo nous a passé la pompe. Il a fait un petit calcul simple et nous a indiqué où creuser pour n’avoir qu’à amorcer pour ensuite utiliser le principe des vases communicants. Pendant que notre patrouille creusait une fosse peu profonde mais étendue, les sentinelles qui n’étaient pas à leur poste déroulaient ce qu’il fallait de tuyau pour drainer la fosse jusqu’à notre trou.
Avec la pente, notre trou était de l’autre côté du premier fossé, dit fossé d’Erk, le plus éloigné du camp. Quand la… merde est arrivée dans la fosse, on a tous bien senti l’odeur, malgré le froid, et il y a eu quelques haut-le-cœur... voire plus. C’était à prévoir. De manière amusante, ce n’étaient pas nos bleus qui ont gerbé, mais les anciens. Bear, Kitty, l’Amiral… les avaient bien accrochées.
Au fur et à mesure que notre trou tout plat se remplissait, on ajoutait de la terre, pour solidifier ça. Jo avait appelé le malik de V1 pour le prévenir et le deuxième jour, on les a vus arriver avec des sacs vides, les trois mulets et le cheval qu’on leur avait échangé contre un méchoui. Il y avait des brouettes, aussi. A notre machin séché ils ont mélangé les débris végétaux qu’ils avaient apportés et ils sont repartis avec leur engrais militaire.
On puait, mais j’ai trouvé Kris plus calme. Ce qui était un vrai changement par rapport à avant.
Puis on a reçu les photos satellites. Et la tension est revenue. C’était pénible, mais pas uniquement à cause de Kris. On était tous inquiets. Et on s’est tous tendus quand j’ai affiché les premières photos numériques sur le mur blanc, comme lors de notre ravito de kérosène pour les R&R.
J’ai tourné la tête vers Lin et j’ai articulé silencieusement le nom de Katja Haïmalin-Ryan. Elle a secoué la tête en dénégation. Je ne comprenais pas pourquoi Katja refusait. Erk saurait tout de suite que ce qui le survolait était des alliés. Et ça m’a rappelé que je ne savais pas ce que Lin avait fait du salopard. Je lui poserai les questions plus tard, tranquillement.
En attendant, on a scruté les photos. Et sur l’une d’elles, on a vu un petit nuage de poussière entre deux vallées, à l’aube. J’ai zoomé, zoomé, et on a vu des ombres très allongées, assez difficiles à interpréter car peu définies. Ce qui nous a donné de l’espoir, c’est qu’il y en avait une très grande et une un peu moins grande. Ce qui nous a fait flipper, c’est qu’il y avait des cavaliers en face. Et c’est aussi les coordonnées.
Si ces ombres étaient bien celles d’Erk et de Tito, alors ils étaient vraiment trop enfoncés dans le territoire du Vioque. Et ça, on l’a tous compris. Et on tous flippés pour eux.
- Bon, a dit Lin. L’Archer, peux-tu zoomer encore plus ?
- Je vais essayer.
J’ai bidouillé, bidouillé et j’ai réussi à zoomer encore un peu. C’était très pixellisé, j’ai essayé d’affiner mais ça restait très flou.
- Hmm… L’Amiral, si on dézoome, est-ce que ta longue-vue intégrée peut faire quelque chose ?
- Je n’ai jamais tenté ça, mais on ne perd rien à essayer, a répondit notre binoclard de service.
J’ai donc dezoomé jusqu’à ce que l’Amiral me dise d’arrêter. Il a retiré les lunettes qui lui permettaient de voir comme nous et a fixé le petit nuage de poussière. Et comme j’étais en face de lui, j’ai vu ses pupilles se resserrer jusqu’à presque disparaître. Il s’est penché sur la photo puis s’est redressé et ses yeux sont redevenus normaux.
- Bon. Il y a de très fortes chances pour que ce soit nos hommes. Il y a deux types à pied face à une demi-douzaine de cavaliers. Les piétons portent des casques militaires, très semblables aux nôtres mais difficile à cette distance d’en être sûr, même pour moi. Par contre, comme l’un des deux est deux fois plus large que l’autre…
Il a haussé les épaules et on a tous compris de qui il parlait.
- Bon, a dit Lin, on peut donc être presque certains que ce sont bien Erik et Tito. Et que les cavaliers sont ceux du Vioque. Ce que je ne comprends pas, c’est que s’ils avaient été capturés, le Vioque se serait empressé de me contacter pour négocier du territoire ou je ne sais quoi en échange. Donc on sait qu’ils sont libres. Mais pourquoi ?
- Le Vioque a peur de toi, peut-être, Lin.
- Le Vioque a peur de moi. Mais justement, me ramener mes hommes serait un moyen de s’attirer mes bonnes grâces, aussi.
- Et si, a dit Kris. Si…
Il a secoué la tête, comme s’il avait du mal à s’exprimer.
- Erk a éradiqué les FER. Tout seul. Je suis prêt à parier que le Vioque est allé à la Forteresse après nous et qu’il a vu ce que nos explosifs ont laissé : rien. Mais il n’est pas complètement con, et sait sûrement que la seule façon pour nous de nous approcher pour poser des explosifs, c’était qu’il n’y ait plus d’hommes sur place. Or, s’il nous a observés, il a ben vu que nous n’étions pas assez nombreux pour liquider les FER.
- Mais c’est pareil pour Erk, Kris. Tout seul, il n’était pas assez nombreux pour… enfin, tu vois ce que je veux dire.
- Je suis prêt à parier qu’il sait, pour le berserker.
- Sur quoi tu te bases pour ça, Kris ?
- Sur une intuition, mais aussi sur le fait que le Vioque n’est pas un débutant, il n’est pas arrivé à ce poste sans être malin, retors et bon stratège. Donc il a dû avoir, en permanence, un type qui espionnait la forteresse. Ce serait stupide de ne pas le faire, donc, il l’a fait. On n’était pas les seuls à observer les FER ce jour-là. Et je pense qu’il a vu Erik sortir tout seul. Si ça se trouve, son espion est peut-être même entré dans la pièce où… le berserker a frappé.
Il s’est tu un moment, se passant une main sur le visage. C’était difficile de réconcilier notre adorable géant et le tueur sans merci qu’il fut.
- Mais, à part expliquer pourquoi Erik est toujours libre et loin de nous, cette théorie ne nous sert à rien pour les aider. Ce qui va nous aider, c’est de tracer leur chemin à partir de ce point. Tito peut marcher, mais sans doute pas aussi vite ni aussi longtemps que s’il était en pleine possession de ses moyens. Donc on va pouvoir estimer leur itinéraire. Et…
Il s’est tourné vers Lin.
- Tu crois qu’on pourra envoyer un hélico des R&R ?
- Pas cette fois.
Il a levé un sourcil interrogateur. Elle a soufflé par le nez et a répondu en islandais. Kris a levé l’autre sourcil, puis les a froncés et n’a pas insisté.
- Désolé pour l’islandais, les gars, cette information ne m’appartient pas et Kris, en tant qu’off…
- Ne t’en fais pas, Capitaine, a dit Quenotte. On ne met pas tes décisions en question. Tu as parfaitement le droit de ne rien nous dire et ce serait idiot de notre part, il a ajouté en regardant les autres, de nous opposer à ça. On te fait confiance.
- Merci, elle a fini par répondre. Bon, l’Archer, mets la table au boulot.
- Oui. Pour la vitesse, je fais comment ?
- Je dirais la moitié de votre vitesse normale. Même si Erik porte Tito, il voyage de nuit, donc il n’ira pas aussi vite.
Je me suis mis au travail.
* *
Lin m’a avoué avoir confié le sale type à l’hélico du ravito et, trop occupé à surveiller Kris, je n’avais rien vu. Tant mieux. Ça m’aurait embêté qu’elle l’aie tué, quand même.
* * * * *
Pour les deux hommes perdus en territoire ennemi, les jours qui ont suivi la crise de panique du Viking ont été très durs.
Se reposer, au cœur du territoire du Vioque, était quasiment impossible mais Tito ne pouvait s’empêcher de piquer du nez quand il était censé être de garde. Erik ne lui en voulait pas, lui expliquant qu’il avait perdu beaucoup de sang avec ses blessures et que c’était normal qu’il soit fatigué, surtout qu’ils n’avaient pas vraiment pu se reposer. Tito s’en voulait, surtout en voyant les cernes sous les beaux yeux bleus du géant. Les voir cernés l’attristait, car il savait bien que c’était pour lui que le Viking sacrifiait son sommeil. Et ça, c’était tellement lui qu’il était difficile pour Tito de trouver l’argument qui ferait qu’Erik accepterait de dormir un peu. S’ils n’avaient pas été dans cette situation, il est possible que Tito aie réussi à le faire se reposer, car l’argument massue d’Erik était toujours que dans cette situation, se laisser aller à vraiment dormir pouvait signifier leur capture.
Comme dans la chanson, les vivres vinrent à manquer, malgré le rationnement qu’Erik s’imposait et, quinze jours après avoir été séparés de leur patrouille, ils en étaient réduits à voler du pain ou des œufs. Ils auraient pu essayer d’attraper une bestiole qui pourrait leur fournir un peu de protéines mais avec l’impossibilité de la faire cuire, ils abandonnèrent l’idée et les poissons n’étaient pas franchement présents dans les oueds de la région. Les œufs crus n’étaient pas très appréciés de Tito ni d’Erik, mais c’était ça ou rien, et ils ne pouvaient plus être difficiles.
Le jour où ils purent voler un gros morceau de fromage fut un jour faste et ils mangèrent leur dernier morceau de chocolat avec un peu de fromage. Cela faisait longtemps qu’ils n’avaient plus de jus de fruit, de bouillon Kub ou de café.
- Dommage qu’on soit en hiver, on aurait pu glaner ou faire de la cueillette, a dit Tito ce soir-là.
- Eh oui… mais bon… Inutile de se faire plus mal que ce qu’on a déjà, hein ? Et merde…
- Quoi ?
- Cavaliers à 8 heures, faut qu’on décanille, a dit le géant.
- Putain ! Pourquoi le Vioque nous cherche-t-il à ce point-là si c’est pour que ses patrouilles ne nous capturent pas ?
- Ils nous cherchent vraiment ?
- Si j’ai bien compris ce que l’autre a dit hier…
- Celui qui a failli nous pisser dessus ? a demandé Erik.
- Oui. Il disait… Attends, que je me souvienne… Ah oui. « Même si la récompense est importante, j’espère ne pas être celui qui trouvera le Massacreur. Il me fait trop peur. »
- Bon. Même si je n’aime pas ce nom qu’ils m’ont donné, ça peut nous servir, cette peur que je génère chez eux.
- Oui. Bon, faut vraiment qu’on trouve une grotte confortable, tu as besoin de dormir, Erk.
- Je dormirai quand on sera à la base. J’irai chercher Kris et je dormirai dans ses bras, à l’abri. En attendant, c’est beaucoup trop dangereux.
- En parlant de Kris…
- Pas maintenant… Putain !
Erik a levé son arme quand une vingtaine d’hommes à cheval les ont entourés. Tito a vu un bras partir en arrière puis jaillir vers l’avant.
- Couteau !
Erik a levé les bras pour protéger son visage et a pris le couteau dans l’avant-bras, ce qui lui a fait lâcher son arme partiellement.
- Aah, skítt !
- Erk !
- Fils de…
Erik a serré les mains sur son arme, malgré la douleur et le sang qui tachait sa manche de veste. Tito a dégainé le Behemoth du géant, l’extrayant de son holster de cuisse très rapidement et se mettant dos à lui, les deux mains sur le flingue trop grand.
- Z’ont pas eu le mémo, eux.
- Ou ils sont plus courageux.
Et Tito a demandé en dari ce qui se passait.
- On vous ramène à notre chef, le Vieux sur la Montagne.
- Il veut attirer la colère d’Alshaytana sur lui et les siens ?
- On lui a fait une offre très intéressante pour votre capture.
Tito a traduit à Erik.
- Higgins, tu penses ?
- Ouais, c’est certain. Ou Durrani.
- L’un comme l’autre, c’est la mort pour nous. Tito, on ne peut pas les laisser nous transférer.
- Et nous capturer ?
- Ça, on n’a pas trop le choix. Si on tire, on en aura quelques-uns, mais on y restera, au final.
Tito a repris la discussion.
- Le Vieux sur la Montagne s’abaisse à marchander avec des roumis ?
« C’est ce qu’on est, nous aussi, » a pensé Erik. Mais la Compagnie était un peu plus mélangée que les Lions de Jakobs, uniquement Européens.
- Le Vieux sur la Montagne a besoin d’argent ? Comme c’est pathétique…
Erik avait compris « roumis » mais le reste lui échappait. Le ton de Tito, cependant, était clair et net.
- Tu cherches à les énerver, Tito ? Pourquoi ?
- Pour qu’ils fassent une connerie.
- Hmm…
Le lanceur de couteau a ouvert la bouche.
- Tu es blessé, roumi. Si tu viens avec nous, on te soignera. On a un sorcier avec nous.
Tito a traduit.
- C’est commode, tiens… Et “sorcier”… comme Vlad m’appelle ? Bizarre.
- On fait quoi, Erk ?
- On ne peut pas se laisser prendre, Tito.
Et un deuxième couteau, qu’aucun des deux n’a vu partir, s’est logé dans la jambe du Viking, juste au-dessus du genou. Il est tombé sur le côté, faisant son possible pour ne pas bouger sa jambe.
- Aah, skítt… putain de bordel de…. Joder !
- Pas bouger, roumi, sinon blessure pire.
- Fils de pute !
Ils n’ont pas eu le choix, ils ont été capturés. Erik ne pouvait pas bouger sans risquer d’agrandir la déchirure de sa cuisse, touchant la fémorale, et de se vider de son sang en quelques minutes. Le fils de pute avait bien visé. Ses compagnons se sont jetés sur le Viking, qui a joué des poings, et il a suffi que l’un touche le couteau pour que le géant hurle de douleur et s’immobilise, les laissant l’attacher mais les injuriant copieusement en quatre ou cinq langues.
Tito ne pouvait rien faire, ne voulant pas risquer de blesser son frère d’armes. Alors il a passé le flingue sous son gilet pare-balles, qu’Erik avait remis en état à peu près correctement, et il a levé les mains en se mettant à genou. Comme il était petit, qu’il avait l’air fragile, ils ne l’ont pas bousculé pas comme ils ont bousculé le géant. Ils se sont contentés de lui attacher les mains dans le dos sans le fouiller et de laisser un type pour le surveiller pendant qu’ils se foutaient de leurs camarades que les poings du Viking faisaient voler, jusqu’à ce qu’ils réussissent à l'immobiliser, pieds liés, mains dans le dos.
Avec un sourire un peu sadique sur le visage, le lanceur de couteau a poussé devant lui un infirmier de campagne, un combat-medic tremblant qui a déchiré la veste du Viking pour soigner son bras, puis son pantalon pour retirer le couteau et soigner la blessure.
- Tu as le Don de guérison toi aussi, a demandé le Viking au médecin quand il a vu les doigts briller et sa blessure se refermer à moitié, ce qui expliquait le qualificatif de sorcier.
L'autre a hoché la tête discrètement.
- Et tu n'es pas d'ici.
Le combat-medic a légèrement secoué la tête.
- Tu sais où est notre base, j’imagine ? Tu y seras le bienvenu si tu acceptes d'être aux ordres d’une ou deux femmes.
Le toubib a encore hoché la tête, achevant le pansement de la jambe du géant.
- Toi marcher, maintenant, a dit le lanceur de couteau en mauvais anglais, en coupant les liens qui retenaient les chevilles d’Erik.
Ils n’ont pas osé le toucher plus, se contentant de lui passer une corde autour du cou et s’amusant à tirer dessus pour la resserrer de temps à autre.
Ils se sont aussi amusés à le regarder essayer de se mettre debout avec une blessure à la jambe et les mains dans le dos. Il a réussi, finissant pâle et en sueur, tremblant sous l’effort de se hisser en pesant sur sa bonne jambe. Il en a profité pour tester les Soins du combat-medic et a été agréablement surpris de voir que, même si ça tirait et que ça faisait mal, il pourrait courir un petit moment, ou balancer sa jambe dans la gueule de quelqu’un.
La patrouille est partie vers l’est et Erik a renaudé. Il a commencé à râler, à ralentir, à tirer sur la corde qui l’étranglait un peu.
Au bout d’un moment, le lanceur de couteau s’est tourné vers lui.
- Toi te taire !
- Toi te faire foutre ! a rétorqué le Viking et Tito a compris ce qu’Erik faisait en rouspétant. Il faisait monter sa colère.
Le lanceur de couteau a tourné son cheval vers lui, s’approchant de lui, sortant son pied de l’étrier pour lui balancer dans la gueule. Erik a pris appui sur sa bonne jambe puis, quand l’homme a été à portée, et s’excusant silencieusement auprès de sa monture, a fait un magnifique coup de pied retourné qui a atteint le cheval à la tête, le faisant tomber comme une masse, emprisonnant son cavalier sous lui.
Le Viking a bondi sur l’homme et lui a écrasé la trachée artère, lui brisant la nuque également.
Tito a vu la tache de sang sur le bras du géant s’élargir puis les liens claquer et Erik a eu les mains libres. Il n’a pas pris son arme et Tito a tout de suite compris que le berserker était là.
Pendant qu’Erik, à mains nues, se lançait dans la mêlée, Tito a commencé par aller se mettre à l’abri, mais il est redescendu sur le chemin chercher le combat-medic.
- Suis-moi, lui a-t-il dit. Quand il est comme ça, il ne connaît ni ami ni ennemi.
Les cavaliers ont eu peur, se sont enfuis, suivis des chevaux sans cavalier, poursuivis par le berserker.
- Merde ! a dit Tito, car le Viking partait dans la mauvaise direction. Putain, pas le choix… Médic, coupe mes liens tout de suite.
L’homme s’est exécuté et Tito s’est précipité derrière Erik.
Heureusement pour lui, le géant s’est mis à boiter. Malheureusement, ça ne l’a pas vraiment ralenti, le berserk le tenant. Alors…
- Hé ! Par ici, berserker !
Le combat-medic l’a fixé d’un air affolé alors qu’Erik se retournait et revenait vers eux.
- Ne cours pas. Reste derrière moi.
Tito a sorti son couteau et a cogné le manche contre le Behemoth du géant qu’il avait dégainé, au rythme d’un cœur calme.
Erik s’est approché et Tito a reculé, jusqu’à être coincé contre une paroi et ne plus pouvoir échapper au Viking en colère. Il a rengainé ses armes et s’est dit que l’allonge de son frère d’armes était à la fois une malédiction et une bénédiction. Il s’est coulé entre les bras qui se tendaient pour l’étrangler, a attrapé le harnais du géant et s’est hissé, des mains, des pieds, pour agripper le chignon du Viking et tirer un petit coup sur les cheveux.
Les pieds sur les cuisses d’Erik, une main dans ses cheveux, l’autre sur sa nuque, Tito a donné des ordres, tirant sur le chignon comme Kris le faisait, mais quand son frère d’armes a resserré ses bras sur lui et qu’il a senti ses côtes craquer, il a compris qu’il faisait fausse route et qu’il risquait d’y rester.
- Ne me tue pas, Erk.
Et il a embrassé l’homme qu’il aimait toujours.
C’est la surprise qui a fait lâcher Tito au berserker. Sentant Erik se crisper puis se détendre légèrement, Tito a reculé le haut du corps et, les mains toujours à leur place, a fixé le géant dans les yeux.
- Viking ? Tu es de retour parmi nous ?
- Oui. Pardon Tito si je t’ai fait peur. Ou mal.
- Je n’ai rien, mon grand, ne t’en fais pas. Et c’est un vrai “ne t’en fais pas”. Il faudrait qu’on pense à mettre de la distance entre eux et nous, leur courage va revenir et ils vont plus vite que nous à cheval. Et en parlant de ça…
Ils sont retournés vers le cheval que le coup de pied du Viking avait tué et Erk, se baissant, a caressé la tête de l’animal, puis s’est mis à genou devant le lanceur de couteau, lui a fermé les yeux et a prié.
Le combat-medic les a rejoints alors qu’ils fouillaient les sacoches du cheval, à la recherche d’un peu de nourriture. Ils trouvèrent quelques galettes de fruits séchés et échangèrent un regard emmerdé : ça suffirait à peine.
Le medic, que son cheval avait abandonné, leur donna sa réserve de fruits séchés, qu’il gardait sur lui, ses sacoches étant normalement prises par son infirmerie de campagne et quelques produits d’hygiène.
- Merci… quel est ton nom ?
- Mehdi.
- Merci Mehdi. Tu veux venir avec nous ?
- Non. Je… Il y a quelqu’un… Et puis, vous me faites un peu peur, Ma… Viking ? Je peux vous appeler Viking ?
- Je préfère ce nom à l’autre, oui.
- Merci. Dites-moi, vous avez l’air de manquer de bouffe mais… avez-vous encore des bougies chauffe-plats ?
- Quelques-unes, oui. Pourquoi ?
Il leur a tendu un sachet de papier roulé serré autour de… bâtonnets ?
- Ce sont des lanières de mouton séché. En copeaux dans de l’eau chauffée, ça fait un bouillon un peu gras, ça peut aider. Vous pouvez les mâcher, ça durera longtemps, aussi. Avec ça et les fruits, et si plus rien ne vous arrête, vous devriez réussir à atteindre votre territoire en n’ayant pas trop faim.
- Merci Mehdi, merci énormément, a dit Erik en lui tendant la main. Tu ne veux vraiment pas venir avec nous ?
- Plus tard, peut-être. Bonne chance.
- A bientôt, l’ami.
Ils se sont séparés, sans se retourner et les deux Européens ont pris le chemin de l’ouest, et de leur base. Très rapidement, Erik s’est mis à boiter et ils ont dû ralentir la cadence.
- Mince, Erk, ça va ?
- Oui, pour l’instant. Je douille, mais mes jours ne sont pas en danger. La bonne nouvelle, c’est que Mehdi est un chirurgien, comme moi, mais aussi un… je pourrais dire un anti-biotique… Il a éliminé tout risque d’infection. Donc je ne vais pas avoir de fièvre. Par contre, en puissance, son Don est plus proche de celui de Cook que du mien, donc je ne vais pas pouvoir avancer aussi vite que voulu. La blessure est encore ouverte et ça tire. Je sens que ça saigne. Mais ça ira.
- A ton avis, on est loin de la base ? a demandé l’Albanais.
- Aucune idée mais j’ai hâte d’y être.
- Et moi donc…
Erik a eu un sourire attendri et Tito a rougi.
Ils ont marché deux jours avant de retrouver des repères familiers. Erik boitait un peu moins, Tito refaisait son pansement matin et soir et ils ne croisèrent aucun des hommes du Vioque. Malheureusement, ils ne trouvèrent aucune vraie grotte où se cacher le jour, et Erik, même si Tito veillait, n’arrivait pas à dormir, inquiet à l’idée de se faire de nouveau surprendre.
Mais de voir enfin une certaine haute colline derrière laquelle se trouvait leur base, de franchir, quatre heures plus tard, le col qui marquait la frontière du territoire du Lys de Sang leur fit tomber un poids des épaules.
Quand ils s’arrêtèrent pour dormir, Tito n’eut pas besoin de détendre Erik pour qu’il s’endorme. Le géant s’est endormi comme une bougie qu’on souffle.
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