XXXII
Travailler sur la table holo nous a juste permis de trouver les trois itinéraires que les absents pouvaient emprunter pour rentrer chez nous. Et avec les nouvelles d’une agitation soudaine chez le Vioque et de Durrani qui avait fini de lécher ses plaies après l’attaque des R&R dans le village sans nom rayé de la carte, Lin ne voulait pas disperser ses maigres troupes sur la frontière avec le Vioque, moins dangereux que Durrani. Rien de précis chez le Pashtoune encore, à part des mouvements de troupe autour de son alcazar.
Elle avait décidé que, cette année encore, on serait tous à la base pour Noël. Enfin, tous, si Tito et Erk rentraient à temps.
Kris devenait difficile à gérer, et imprévisible. Un comble pour un prescient. Moutarde et lui ont apparemment passé une nuit ensemble et il était un peu plus calme. Et quand je lui ai demandé comment elle avait fait, sa réponse m’a fait rougir comme une pucelle et elle s’est foutue de moi.
- Demande pas si tu veux pas savoir, l’Archer.
Cela faisait plus de quinze jours depuis cette putain d’embuscade alors j’ai décidé de donner à notre base un peu de normalité. On avait droit à un peu de douceur, merde !
J’ai sorti la crèche, après avoir récupéré la boîte auprès du Gros. En posant chaque santon à sa place, Bear à côté de Tito le rémouleur, les frangins côte à côte juste à côté de Lin, l'Amiral, Wilha, Kim et Song, etc, j'ai éprouvé un peu du blues qui m'avait touché l'an dernier et je me suis souvenu de la façon dont Erk l'avait guéri.
Je suis allé voir Cook pour avoir un peu de farine dans une passette à thé et j'ai fait neiger sur la petite scène, délicatement, et très concentré. Aussi, quand Kris est arrivé derrière moi et m'a demandé ce que je faisais, j'ai sursauté, et un gros paquet de neige est tombé sur Lin... Bon, ben...
Je me suis redressé et j'ai affronté le petit frère. Il était en colère.
- Je fais la crèche, petit frère.
- Non, je te l'interdis !
- Pourquoi ?
- Il n'est pas là, tu n'as pas le droit... de célébrer...
- Je ne célèbre pas. Ceci est une prière. Ceci, c'est l'espoir.
- Comment ça peut l'être ? Nous ne savons où ils sont, ni comment ils vont...
- Je sais. Mais je ne perds pas espoir. Je refuse de les abandonner.
- Tu sous-entends que c'est mon cas ?
- Mais non, idiot. Bien sûr que non. Cette crèche, c'est pour moi, pas... Je veux que nous soyons aussi normaux que possible. Et tu sais pourquoi ?
- En fait, oui. Erik voudrait qu'on profite de la vie quand il n'est pas là. C'est ce que Mauricio m'avait dit à Milan.
- Exactement. Et... Mauricio... Rizzi ?
- Oui.
Et il me raconte qu'il avait été l'amant du couple Rizzi, Mauricio et Sofia, et qu'il avait aimé être au centre de leur attention pendant qu'Erk se remettait.
- Je parie qu'Erk était content de te voir heureux.
- Oui, c'est vrai.
- Parfait. Donc, ici, même combat. D'ac ?
- Ouais.
- Nickel. Bon, j'allais demander à Cook de me laisser faire du chocolat chaud, tu veux m'aider ? C'est la seule chose que je sais faire tout seul.
On a servi le chocolat à la patrouille et aux autres, avec le pain d'épices de Cook et, même si ça ne valait pas la présence d'Erk et de Tito, ce fut un moment assez calme, que nous avons tous apprécié, surtout ce pauvre Dio que les températures glaciales – pas pour les Islandais – mettaient à mal.
Ce que j'ai le plus apprécié, c'est le sourire de Kris par-dessus le bord de sa tasse.
Forcément, ce calme n'a pas duré. Le lendemain, Kris était de nouveau tendu, même s'il faisait un effort visible pour ne pas nous hurler dessus.
Lin lui a fait faire l'inventaire du magasin, confiant l'armurerie à Bear et Mischa. Elle ne voulait pas voir Kris approcher une arme qui ne soit pas son behemoth. Mischa était là pour soutenir Bear, qui avait erré comme une âme en peine sans faire de vagues.
Le dîner ce soir-là n'était pas génial, pas pour la bouffe de Cook, qui est toujours délicieuse, mais pour l'ambiance.
Eh oui, le lendemain, c'était le 24 décembre, le jour de Noël...
Et ce matin de Noël, on s'est tous plus ou moins levé avec le cafard. Et quand on est sortis de nos carrées, on a un peu oublié notre cafard, parce qu'on avait vingt centimètres de neige dans la cour et dehors.
J'ai souri, puis j'ai imaginé Erk et Tito dehors cette nuit pendant la chute et j'ai perdu mon sourire. Je n'étais pas le seul.
Lin nous demandé de déblayer la cour et de foutre la neige sur le toit. En fondant, elle irait alimenter la réserve d'eau du potager, une citerne sous l'armurerie, qui était alimentée par la neige et les pluies.
La cour était déblayée à l'heure du déjeuner. Yaka et Alpha avaient à tout prix tenu à nous "aider", se mettant dans nos pattes, mettant leur truffe un peu partout, mais leur envie de jouer nous avait un peu détournés des absents. Ils étaient de plus en plus présents dans nos esprits, avec l'approche de Noël.
Au café après une tartiflette pantagruélique, Mike nous a annoncé l'arrivée de l'hélico du ravito, un jour plus tôt, vu que le 25, c'est férié et que même nous, les biffins, on essaye de se reposer ce jour-là.
On est allés sur l'héliport avec les diables, l'helico a posé la palette dans son filet, Bic a grimpé dessus pour défaire l'élingue. On avait préparé le filet avec la palette vide de la dernière fois, on l'a suspendu à l'élingue qui pendait et l'hélico est reparti.
L'Amiral et moi surveillions vaguement le déballage de la palette quand l'Amiral s'est tendu. J'ai suivi son regard. L'hélico, qui aurait dû partir vers l'ouest, a fait un détour vers le sud.
Notre binoclard a couru vers le bord de la falaise, je l'ai suivi, et on a vu, à cinq ou six kilomètres à vol d'oiseau, le zoziau descendre et faire descendre un peu plus son filet, le posant par terre, il m'a semblé.
L'Amiral a enlevé ses lunettes quand l'hélico est remonté.
- La palette penche... Mais je ne vois pas...
Il s'est tu, on a vu l'hélico revenir vers nous.
- Oh merde... il a dit. Mike, dis à Lin... dis à tous de venir sur l'héliport.
- Armés ? a demandé Mike dans mon oreillette.
- Non.
Les quelques minutes qui ont suivi furent tendues, et comme l'Amiral gardait une expression neutre en me suivant pour revenir sur l'héliport, je n'ai eu aucune info.
L'hélico a de nouveau posé la palette mais on n'est pas allée la décrocher, le pilote ayant dit à Mike qu'il avait attrapé quelque chose qui se décrocherait tout seul de la palette. Puis il est reparti.
Et debout sur l'héliport, un bras devant les yeux pour se protéger de la neige soulevée par les pales, on a vu apparaître deux silhouettes bien connues.
Bear s'est précipité sur la plus petite et l'a soulevée de terre, l'embrassant à pleine bouche devant nous, lui qui était si retenu en public. Tito riait et pleurait en l'embrassant également.
Kris s'est dirigé vers son frère à grands pas, se plantant devant lui. Et il lui a balancé une mandale qui l'a fait tomber en arrière, allongé de tout son long. Il s'est mis à califourchon sur son ventre et il a commencé à le frapper. Erk n'a fait que protéger son visage et Kris ne frappait que ses avant-bras.
- Ça, c'est pour avoir disparu des radars pendant aussi longtemps, pour nous avoir laissé sans nouvelles...
Erk s'est laissé faire un moment puis il s'est assis, faisant glisser Kris sur ses genoux. Il a refermé ses bras sur lui et a enfoui son visage dans le cou de son frère.
- Je t'aime, Kris.
- C'est pas une raison pour nous laisser... Quoi ?
- Je t'aime.
- Oui, je le sais, ça, pourquoi dis-tu ça alors que...
- Parce que je t'aime.
- Ce n'est pas une excuse, ni même une explication.
- Non, c'est une affirmation. Je t'aime.
- Comme un frère, je sais.
- Non. Pas comme un frère. Enfin, pas que.
- Tu veux dire...
- Les sentiments que je croyais avoir un jour pour une femme, c'est pour toi que je les ai.
Kris s'est tu, bouche bée. Il n'était pas le seul.
- Tu... Moi ? Tu m'aimes ?
- Oui. Autant que tu m'aimes.
- Depuis quand ?
- Côme.
- Et il t'a fallu tout ce temps pour me le dire ?
- Peux-tu imaginer ce que ça fait, pour moi qui n'aime que les femmes, de découvrir que c'est un homme, et pire encore, mon frère adoptif, que j'aime ?
- Euh... non. Mais je comprends.
- Kris, est-ce qu'on peut avoir la suite de cette conversation ailleurs ? On se les pèle grave, et Tito et moi n'avons plus beaucoup de gras.
- Oh, Bear a emporté Tito vers les douches, j'ai dit en tendant une main à Kris pour l'aider à se relever.
- Comme je l'envie...
- Ben, tu vas y être dans quelques minutes, sous la douche.
- Non, il faut que je fasse mon rapport à Lin.
- Plus tard, litla mín, a dit celle-ci. Tu pues.
- Merci Lin, a répondu le géant avec un sourire sarcastique. Il faut que je passe voir Doc, alors.
- Pourquoi ? a demandé Kris, soupçonneux.
Il nous a raconté les blessures qu'il avait récoltées et Kris l'a tout de suite pris dans ses bras, en princesse, pour l'emmener à l'infirmerie.
Erk a poussé un couinement de surprise et s'est agrippé à lui.
- Tu n'as pas confiance ?
- Si, si. Tu m'as surpris, c'est tout.
J'ai ramassé le sac à dos du géant, qui ne contenait plus que du linge aussi sale que son propriétaire, et je les ai suivis jusqu'à l'infirmerie.
Doc a refusé qu'Erk y entre, à cause de son odeur, elle l'a envoyé à la douche et a suivi avec sa trousse d'urgence.
- Allez, à poil, Viking. Tu es cradingue.
- Forcément, impossible de se laver, et on a usé les lingettes très rapidement.
Une fois le géant à poil, elle l'a examiné sous toutes ses coutures. Moi, j'ai vu ses côtes et je ne suis pas le seul que ça a inquiété : on les voyait malgré sa superbe musculature.
- Putain, Erik, tu as perdu du poids...
- Faut dire qu’à la fin on se nourrissait d'œufs crus volés, et les poules pondent peu en hiver, ou de pemmican de mouton que nous a donné Mehdi.
- C'est qui, ce Mehdi ?
- Un type bien, Guérisseur, que j'aimerai recruter. Je vous raconterai.
Doc nous a interrompus.
- Bon, Erk, tu peux te laver sous la douche, pas de problème. Quelque chose me dit que ce Mehdi a Soigné ton avant-bras et ta cuisse, mais pas le bras ni le côté.
- Non, en effet, il n'a pas eu connaissance de ces blessures-là. C'est un chirurgien, comme moi, et il a la capacité de combattre les infections, c'est précieux. Il est plus puissant que Cook. C'est aussi pour ça que j'aimerais le recruter. Et ce n'est pas un Afghan. Marocain, je pense.
- Bon, on en parlera plus tard. Lave-toi, je referai des pansements propres. Kris, je veux que tu utilises cette brosse douce pour décaper les blessures de ton frère, pas grave si ça saigne, ça nettoiera la plaie et on sera sûrs qu’elle sera bien propre. Ensuite, je veux Tito et Erk à table à bouffer. Je vais prévenir Cook, a dit Doc en quittant la pièce.
Erk s'est foutu sous sa douche, celle dont le pommeau a été surélevé pour sa grande taille. Dès que l'eau chaude lui est tombée dessus, il a poussé un soupir de pur plaisir qui nous a fait rigoler. Il a rougi puis haussé les épaules.
- Putain que c'est bon, l'eau chaude... Après trois semaines de lingettes ou rien, c'est jouissif.
- Je veux bien te croire. Allez, décrasse-toi, bróðir.
- Je vais avoir besoin de ton aide pour le dos et les cheveux. Je suis un peu raide.
Il lui a fallu trois lavages et trois shampooings pour sentir bon et être propre. Doc est revenue, a donné à Bear et Kris chacun un tube de crème hydratante, à mettre sur Tito et Erk.
- Pourquoi ?
- Leur peau n'a pas connu l'eau pendant trois semaines, la couche de crasse l'a gardée à l'abri et humide et là, tu viens de retirer cette couche protectrice et de décaper sa peau au savon de Marseille.
- Ergo...
- Ergo.
Kris a relevé les cheveux humides d'Erk en chignon vite fait, et lui a mis de la crème sur les mains, pour qu'il se tartine pendant que lui ferait son dos.
Un fois le géant crémé de la tête aux pieds, Doc a refait des pansements, le faisant glousser car elle le chatouillait. Il s'est rhabillé, Kris lui a séché les cheveux puis les a huilés, car eux aussi avaient subi le même traitement que la peau de son frère.
Enfin, une fois le géant propre, habillé et chouchouté, on est allés au mess. J'ai fait un détour par la laverie et confié son linge au volontaire du jour, puis j'ai rejoins toute la patrouille au mess.
J'ai trouvé Tito sur les genoux de Bear en train de descendre un bol de bourguignon pendant que son amant avait posé le nez dans son cou et, les yeux fermés, semblait se gaver de l'odeur du petit Albanais.
Assis en face, encadré par Kris et Baby Jane, Erk se régalait, prenant à peine plus de temps que son compagnon de mésaventure. Kris avait passé un bras autour de la taille d'Erk, qui s'appuyait légèrement sur lui.
Au bout de trois bols de ragoûts, Erk et Tito avaient les paupières à mi-mât, la chaleur, la bouffe et la sécurité rappelant à leurs corps qu'ils avaient du sommeil à rattraper.
Erk s'est levé, est allé s'asseoir à côté de Tito et Bear pour pouvoir s'appuyer contre le mur et somnoler.
Quand Lin et Cook ont demandé notre aide pour préparer le mess pour le repas de Noël que nous pouvions enfin célébrer le cœur léger, Bear a déposé Tito sur le banc à côté du géant et est venu nous aider.
Au bout d’un moment, en portant une table avec Kris, j’ai jeté un œil vers eux et j’ai vu quelque chose d’absolument adorable.
- Kris, Bear, regardez.
Tito s’était hissé sur les genoux du géant, qui l’entourait de ses bras, le cachant presque à notre vue et ils dormaient dans les bras l’un de l’autre, Erk le menton sur la tête de Tito.
J’ai fondu. Ils étaient trop mignons. Lin et Kris les ont regardé, aussi, et ont échangé un regard que je n’ai pas réussi à interpréter.
- Laissons-les dormir pour l’instant et surtout, que personne ne les réveille. Je m’en charge.
- Tu as l’air de craindre quelque chose, Lin, j’ai demandé.
- Oui, regarde, les mains de Tito sont proches du Behemoth d’Erik. Et la main d’Erik n’est pas loin du flingue de Tito. Et même s’il n’est pas à sa taille, ça ne l’a jamais empêché de se servir d’une arme. Par ailleurs, ils ont passé trois semaines sur le qui-vive, à peu dormir, si j’en juge de leur absence de réaction au bruit qu’on fait. Donc je suis prête à parier qu’ils vont dégainer avant même d’être complètement réveillés.
- Ah, oui. Pour un peu que le bruit qui les réveille claque comme un coup de feu…
- Voilà. Donc on va tous faire attention à ne pas faire de bruit. Et si on peut éviter d’être dans leur ligne de mire…
On a continué sur la pointe des pieds.
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