XXXIV
On a revu le Viking à midi. Tito avait l’air en meilleure forme que lui, mais si, comme il le disait, Erk s’était privé pour lui et n’avait pas dormi, ce n’était pas surprenant.
Lin est venue à notre table pour continuer le debrief, accompagnée de Doc.
- Bon, Erik, tu nous as parlé de Mehdi, disant que ce serait bien de le recruter. Pourquoi ?
- C’est un Guérisseur, comme moi. Un chirurgien mais avec en plus la capacité d’éliminer les infections. Pour la puissance, hmm… au moins le double de Cook, mais loin de la mienne.
- Tu dis infections. Pourrait-il soigner la malaria de Tito ?
- Je ne saurai te dire, Doc. Comme tu le sais, la malaria, c’est parasitaire. Et Mehdi n’a eu que mes coupures à soigner, donc, a priori, que des bactéries…
- S’il t’a Soigné, pourquoi n’est-il pas venu avec vous ?
- Il a dit…
Erk s’est arrêté, l’air perdu.
- Je ne me souviens pas…
- Ce n’est rien, Erk, a dit Doc, ça doit être la fatigue.
- Oui, mais…
- Erik ?
Le géant s’est tourné vers Kris.
- Ce n’est pas grave si tu ne t’en souviens pas.
- Oui, mais…
J’ai vu Tito se tendre et je me suis souvenu de la crise du Viking en apprenant son surnom. Erk nous ferait-il une petite crise aussi, focalisé sur son oubli ? Kris a juste caressé les cheveux de son frère et Erk a cligné des yeux, un peu surpris.
- Erk, a dit mon p’tit pote Tito, je m’en souviens. Il a quelqu'un qui le retient là-bas.
- Ah oui, ça me revient. Merci bonhomme. Bref. Je lui ai dit qu’il serait le bienvenu.
- C’est un peu dangereux, Erik, a dit Lin. Mais, elle a levé une main, je sais pourquoi tu as fait ça et tu as raison. Avoir un autre Guérisseur, et plus puissant que Cook, ça peut vraiment aider. Surtout dans ton cas, avec ta propension à te jeter entre le plomb qui vole et les autres.
Erk a rougi.
- Ceci dit, attendons de voir ce qui va se passer. Pour le reste, votre patrouille est de repos jusqu’à ce qu’Erik et Tito reçoivent l’autorisation de Doc de repartir.
- Pourquoi ? a demandé le Viking.
- Erik… Tu veux une liste ? a dit Lin. Tu as été blessé à quatre reprises, Tito aurait pu y laisser la vie, vous avez survécu trois semaines à deux sur dix jours de rations pour une personne, vous… vous avez bouffé des œufs crus, du pemmican et…
- Quand tu es rentré, bróðir, tu tenais à peine sur tes quilles.
- Forcément, tu m’avais filé un pain.
- Tu ne serais pas tombé en temps normal. Et puis, j’ai pu compter tes côtes !
- N’importe quoi !
- Oui, n’importe quoi, a dit Kris avec un petit sourire. Mais on les voyait. D’habitude, on voit ta superbe musculature et le phénix, mais là… il avait plus de bosses que d’habitude, ton phénix, mon grand.
- Tu t’es endormi malgré le barouf qu’on a fait en installant les tables, donc…
- Compris, Lin, Kris.
- Bien. Je vous laisse entre les douces mains de Doc, a dit Lin en se levant de table.
C’était le signal pour JD et Quenotte d’apporter à table deux plats de lasagne. Un de taille normale, pour nous, et un à peine plus petit, pour Erk et Tito, selon JD. Doc a souri.
- Cook et moi avons amélioré la recette pour que tu aies plus de protéines, Erk, et de pâtes, histoire de te refaire du gras. Tito, ce serait mieux si tu mangeais dans la gamelle d’Erk. Tu as besoin de gras, toi aussi.
- Pas trop, a dit Bear, sinon je ne pourrais plus…
Puis il s’est arrêté brutalement, rouge vif. On a rigolé, puis Kris a lancé :
- Je ne sais pas, Bear, ça fait aussi de bonnes poignées…
Et notre ours de devenir encore plus rouge et de se cacher derrière Tito. Lui, tranquille comme Baptiste, était en train de se servir presqu’un tiers de la gamelle du Viking pendant qu’Erk le regardait en tenant le plat chaud, tout aussi tranquille et paraissant à mille lieues de la discussion. Tito l’a servi et ils se sont mis à manger tranquillement.
- Tu ne défends pas ton homme, Tito ? j’ai demandé.
- Pourquoi ? a répondu mon p’tit pote. C’est un grand garçon. Et puis, je suis sûr que tout ce qu’il a imaginé et qui le fait rougir me fera très… plaisir, il a ajouté avec un sourire très malicieux.
Et Bear de repiquer un fard.
- Pratique, ça, a dit Erk. Il doit bien te chauffer le dos, rouge comme il est.
- Oui, mais il ne chauffe pas autant que toi.
Erk n’a pas rougi, ce qui m’a étonné.
- Faut dire qu’avec mes 39° de fièvre, j’étais chaud-bouillant.
- Dites donc, vous deux, a fait Doc, c’est bien de faire fonctionner vos mâchoires, mais j’aimerais autant que ce soit pour déguster ces délicieuses lasagnes plutôt que pour faire rougir un Suédois, même si c’est très amusant. Allez, Bear, s’ils se foutent de toi, ça veut dire que tu es plutôt bien accepté. Et mange donc les lasagnes, elles sont délicieuses !
Bear a cessé de rougir et on a fini le déj. Juste après, Doc est repartie vers son bureau suivie comme une cane de ses canetons : Erk et Kris, Tito et Bear et ma pomme, curieux comme un chat.
Nounou et Alex ont équipé les deux rescapés de capteurs divers et variés, faisant glousser Erk.
- Toujours aussi chatouilleux, hein Viking ? a dit Doc qui était en train de paramétrer les capteurs sur sa tablette.
- Pourquoi veux-tu que ça change, Doc ? il a répondu, se retenant de rire.
- Bon, je vais vous demander de faire trois tours du caravansérail, en suivant le premier fossé à l’intérieur.
- Doc, ça veut dire qu’il faut sauter par-dessus la barbacane ? j’ai dit.
- Oui, mais comme ce n’est pas toi qui va le faire…
- Non, mais les gars ne sont pas super en forme, quand même.
- Ne t’en fais pas, l’Archer, a dit Erk, il y a un moyen de faire trois tours sans sauter la barbacane.
- Ah ?
- Oui, il suffit de faire demi-tour.
Je me suis collé une claque mentale. Ben oui, en effet.
- Par contre, les zouaves, a dit Doc, je veux que vous y alliez chacun à votre rythme et pas ensemble, compris ? Si Erk va au rythme de Tito, ça ne me donnera pas les bonnes infos pour lui, compris ?
- Compris Doc.
- Allez, et au galop.
Erk et Tito sont allés vers la barbacane, Erk a soulevé Tito par-dessus puis, au lieu de sauter comme il peut le faire, il s’est hissé et a basculé de l’autre côté. Kris a levé un sourcil.
- Il est plus mal en point qu’il ne le laisse voir…
- Peut-être que ses blessures le lancent ou le bloquent un peu, j’ai dit.
- Ah merde, a dit Doc, il se déplace tellement librement que j’avais oublié. Erk, elle a dit dans les oreillettes, reviens, j’avais oublié.
- Ne t’en fais pas, Doc, je m’arrêterai si ça me fait mal.
- Erik, ne fais pas ton warrior, tu veux !
- Promis, Kris.
Kris a soufflé. Doc a haussé les épaules, les yeux sur sa tablette. Elle a froncé les sourcils.
- Il ne va pas bien. Enfin, rien de bien grave, mais franchement pas en forme. Son rythme cardiaque est trop élevé pour le petit effort demandé.
Kris l’a fixée un moment puis :
- Erik ? Reviens, s’il te plaît.
- Non, je…
- Arrête de courir et reviens en marchant. S’il te plaît, mon grand.
Sur la tablette, la petite icône a indiqué que le Viking avait obéi. Il a grimpé par-dessus les sacs de sable et est venu nous voir.
- Erk, je sais que tu penses pouvoir faire comme d’habitude mais c’est faux. Alors pour l’instant, du repos et de l’exercice léger, des tours à petite foulée et sous surveillance. Mais là, maintenant, tout de suite, dans la salle d’examen.
Le géant torse nu, on a vu que la blessure au flanc avait saigné. La petite toubib a fusillé le Viking du regard.
- Je n’ai rien senti, Doc.
- Me raconte pas de conneries, Erk. Tu es un Guérisseur, ce qui fait que tu es attiré par la souffrance…
- Mais pas la mienne, Doc, je ne la sens pas. Je ne peux pas me Soigner, je ne peux pas me sentir. J’ai une vague idée de ce que j’ai parce que j’ai mal, mais ça ne va pas plus loin.
- Hmm, c’est logique. Bon, on va faire une radio, allonge-toi.
La radio a révélé que tout allait bien, rien qu’une blessure incomplètement cicatrisée, pas de dommage interne, rien de grave. Kris était soulagé, Erik serein.
- Bon. Cet après-midi et demain, repos, bouffe et repos.
- Et rasage, a ajouté Kris. Enfin, si tu veux ?
Il avait l’air moins sûr, d’un seul coup. Erk, assis sur la table pendant que Doc refaisait le pansement, lui a balancé un de ses merveilleux sourires et Kris a buggé. ça s’est vu parce qu’il a eu un air complètement idiot sur le visage. Le sourire du Viking est devenu un tout petit peu sarcastique puis très doux et Kris est devenu pivoine.
- Je ne pensais te dire ça un jour, mais… je te préfère avec ton bouc.
- Alors oui au rasage.
Erk s’est rhabillé et, comme il y avait plein de soleil dans la cour, Kris s’est installé sur un tabouret au soleil, avec un coussin à ses pieds sur lequel le géant s’est assis, tête en arrière sur les genoux de son frère amour, les yeux fermés. Et Kris l’a rasé avec un rasoir à l’ancienne, un coupe-chou à manche de nacre et d’ébène, un très, très bel objet. Aussi incongru que cette jolie lampe à abat-jour en opaline qui est dans leur chambre.
J’ai entendu un léger soupir derrière moi et j’ai jeté un oeil à Lin, qui souriait doucement.
- Pourquoi ce soupir, mon cher capitaine ?
- Parce que Kris a enfin ce qu’il voulait. Il y a toujours eu une forme de tendresse entre eux, plus souvent de Kris vers Erik que l’inverse, et toujours quand l’autre était malade ou inconscient, ou pas en état d’y prêter vraiment attention. Mais là, avec l’aveu d’Erik, Kris peut faire montre de vraie tendresse tout le temps, sans devoir cacher ce qu’il ressent. Regarde comme il prend soin de son frère, la douceur avec laquelle il passe le rasoir, il profite de l’après-rasage pour toucher Erik, il prend un peu trop de temps pour faire pénétrer l’huile dans la barbe… Si Erik a d’aussi beaux cheveux, c’est surtout grâce aux soins de Kris, qui a toujours saisi l’occasion de toucher son frère, même avant…
- Avant la Tchétchénie ?
- Oui. Depuis, Erik est plus tactile avec lui. Il est tactile de toute façon, ça tient à sa nature de Guérisseur. Mais avant… ça, il touchait son frère, mais comme deux frangins qui se prennent par le cou, tu vois. Et depuis, il touche plus volontiers son frère. Et, tu l’as entendu comme moi, c’est au bord du lac de Côme, juste après, qu’il a réalisé ce qu’il ressentait pour lui. Je suis bien contente. Tout petit, Kris disait toujours qu’il épouserait Erik, et ça nous faisait sourire. Pas les mots. Mais le ton si sérieux qu’il employait…
- Tu crois que maintenant il le ferait ?
- Ils ne pourront pas en France, ni en Islande.
- En Islande, ils sont déclarés frères, c’est ça ?
- Oui. Et en France aussi.
- Pourquoi ? Je veux dire, outre leur relation et leur nom, pourquoi avoir laisser faire ça ?
- Pour avoir des droits sur la santé ou le corps de l’autre en cas de malheur.
Merde…
- En tant qu’étrangers, il fallait qu’ils s’assurent de pouvoir disposer du corps de l’autre pour le renvoyer en Islande. Alors, avec le certificat d’adoption d’Erik, ce fut vite fait. Tout ce qu’ils peuvent faire en France, maintenant, c’est un PACS.
- Ou… tu peux les marier, en tant que Capitaine.
- C’est vrai. Mais ne faisons pas de plans sur la comète, mon cher Breton. Après tout, il ne se passera peut-être rien du tout.
* *
Ce soir-là, on a eu un appel vidéo de Cassandra. Et heureusement qu’elle a attendu l’anniversaire des frangins, car si elle avait appelé avant, elle n’aurait pas eu son Erk. On a eu droit à un « Joyeux Noël, la Compagnie ! » un peu rapide puis :
- Où est Erk ?
- Je suis là, Cass.
On les a laissés papoter un peu, en s’éloignant à peine. Puis Erk a dit :
- Cassandra, l’école, c’est super important.
- Mais je m’ennuie. Et puis ils veulent que je mette une jupe et leur uniforme idiot.
- Un uniforme n’est jamais idiot, poussin, même ceux des écoles. Je l’ai vu, le tien, et il y a pire. Ça pourrait être ceux des écoles japonaises et tu ressemblerais à un faux marin en jupe plissée.
- Beurk !
- Tu vois ? Dis-moi, tu mets quoi, comme pantalon en classe ?
- Un pantalon de treillis.
- Cass… Ton uniforme est bleu et tu mets un pantalon ocre… Même si va bien ensemble, ce n’est pas vraiment la bonne couleur. Tu as essayé avec un pantalon bleu marine ?
- Non.
- Promets-moi d’essayer avant de râler.
- D’accord. Dis, Erk, qu’est-ce que tu as eu à Noël ?
Ils ont échangé encore un peu, Cassandra faisant une remarque drôlement fine sur l’amour de Kris pour Erk et Erk plaisantant sur les poupées offertes à Cass, en lui suggérant de leur faire des costumes qui lui plaisaient plus.
- Comme le treillis de Lin ?
Erk a coulé un regard vers Ketchup qui a levé le pouce.
- Oui, pourquoi pas.
- Mais tu sais, Erk, j’ai eu des Lego, aussi.
- C’est chouette les Lego. Kris et moi on adorait ça, tous petits.
- C’est vrai ? Ah, Grand-père et Grand-mère voudraient parler à Ketchup. Tu me la passes ?
- Bien sûr, poussin. Et, Cassandra ?
- Oui Erk ?
- Fais un effort pour l’école, d’accord ?
- D’accord.
- Merci poussin. Je te passe Ketchup.
* *
Pendant la semaine où Erk et Tito ont dormi et bouffé, on n’a pas chômé. On ne chôme jamais à la base, avec la maintenance et les corvées. Mais là, en plus, Lin nous a collé sur le champ de tir avec des « munitions » laser sur nos EMA 7 et nos Behemoth.
Baby Jane a dit à Lin qu’elle ne pourrait pas faire dévier le tir d’un laser et Lin a répondu que l’important, c’était qu’elle touche sa cible.
Pourquoi des lasers ? Parce que les balles, ça coûte cher, même si on n’en tire pas tant que ça, et même si on fait nos projectiles nous-mêmes, on a, malgré tout, besoin de munitions neuves et que ça coûte la peau des fesses.
* *
Une semaine plus tard, Erk et Tito avaient l’autorisation de retourner sur le terrain et on était tous très contents de pouvoir se dégourdir les pattes.
Annotations