XXXV

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Après le retour de nos deux brebis égarées, nos patrouilles sont restées très territoriales. On faisait le tour des villages, on prolongeait un peu, mais on ne s’approchait pas des frontières, on laissait ça à Frisé et à Mac, les motorisés.

Et le premier village qu’on a traversé fut le nôtre, V1, le 2 janvier.

Si vous aviez pu voir les gamins courir à la rencontre du Viking les bras ouverts, l’appelant de leurs petites voix aigües. Si vous aviez pu voir le sourire de pure joie sur son visage, la façon dont il s’est mis à genou dès que les mômes sont arrivés près de lui et dont il les a pris dans ses bras, les cris de joie des enfants, le rire si heureux du géant… J’en avais les larmes aux yeux. Trois semaines d’angoisse effacées d’un rire, d’un sourire…

Quand les enfants ont entraîné Erk derrière eux vers le village, il a échangé un regard avec Kris et les a suivis.

Kris et nous avons continué à notre rythme. Cette fois-ci, Kris ne portait que l’EMA 7 du géant, celui-ci ayant gardé son Behemoth avec son magasin, mais l’ayant planqué sous son gilet, sécurité enclenchée. Même ici, pas question d’être désarmé, après ce qui s’était passé.

On se doutait bien, tous, que Higgins ne lâcherait pas l’affaire. J’allais dire les petites affaires d’Erk, mais… Il ne mérite pas que je me moque comme ça. C’était sérieux, ce qui s’est passé. Tito a failli y rester et Erk et lui y seraient restés à coup sûr si ses hommes à elle avaient réussi.

Et je n’ose pas imaginer ce qui ce serait passé s’ils étaient tombés… si leur capture avait réussi, si le Viking n’était pas devenu berserk, si… Je sais bien qu’il ne faut pas s’attarder sur ce qui n’est pas arrivé, mais je ne peux pas m’en empêcher. Pendant cette semaine de repos, chaque fois que j’avais le temps de penser, je pensais aux conséquences de la réussite du plan de Higgins, et j’en avais des sueurs froides.

Dans ces moments-là, j’allais voir Tito ou Erk pour m’assurer qu’ils étaient bien vivants et en bonne santé. Le nombre de fois où je suis resté debout à les regarder dormir… Il faut dire qu’ils dormaient souvent ensemble, comme ils avaient dormi lors de leur aventure, comme ils nous l’ont raconté.

Je me suis secoué quand Kris m’a jeté un regard.

- Désolé. J’étais encore perdu dans des « et si… ».

- Ça m’arrive fréquemment, tu sais. Surtout le matin quand je le regarde dormir.

- J’imagine que tu dois bien flipper.

- Oui, puis je le vois si calme, si détendu, serein, et je me dis que tout va bien. Je me contente de ce que j’ai. Après tout, c’est ce que j’ai fait depuis 25 ans.

- Je vais essayer de faire comme toi, même si je n’ai pas la même expérience. Bon, on va parler au malik ? j’ai dit pour changer de sujet.

Kris n’a pas été dupe, il a souri, un petit sourire en coin, puis on est allés voir le malik. On a discuté avec lui, on lui a parlé des Lions de Jakobs et le nom l’a fait rigoler.

- Pourquoi ris-tu, malik ?

- Ce sont des chatons. Jakobs est vieux.

- Jakobs est sans doute mort à l’heure qu’il est. Cel… celle qui l’a tué et qui le remplace est folle. Et malheureusement pour nous, c’est une ancienne de la Compagnie.

- Ah ?

- Oui…

Et Kris lui raconte la folie de Higgins, et l’histoire que nous avait racontée le jambon pas fumé. Pas futé non plus.

- Ça change la donne, ça. Très bien, on vous préviendra si on en voit un.

- Et vous ferez attention à ne pas les inquiéter.

- On ne sera pas menaçants, non. Rien qui ne les pousse à nous faire du mal.

- C’est ça, merci malik.

On est sortis de la maison du malik pour retrouver les autres, et un grand enfant en train de jouer à chat.

- Vous devriez venir plus souvent, vous savez, il a dit. Ils nous font saigner les oreilles avec leurs « Et quand Erk revient ? On veut jouer avec lui, on veut écouter ses histoires ». Et cetera, et cetera. Et on a beau leur dire que c’est difficile de prévoir, ils recommencent.

Kris a souri en regardant son frère, son amour, se désengager lentement du jeu.

- On fait ce qu’on peut, malik, et je pense que les choses vont aller en empirant et…

- Je comprends. Vous, et nous, sommes coincés entre le Pashtoune, le Vieux sur la Montagne et les Lions de Jakobs. Et même si le Vieux ne fait rien pour l’instant, s’il a voulu capturer vos hommes, on est en droit de se demander où vont ses regards, vers vous ou contre vous.

- En effet. Si vous le pouvez, au moindre signe d’emmerdes, appelez sur le talkie et filez à la base.

Comme au Moyen-Âge, les dépendants d’un seigneur courant se réfugier derrière les remparts du donjon en cas d’attaque. Ouais, en même temps le pays n’était pas des plus modernes…

Dans un concert de petites voix aigües, notre grand gamin a rejoint la patrouille et on a quitté le village.

Cette patrouille fut très chiante, parce qu’il ne s’est rien passé. On a marché, marché, marché. On essayait de rester vigilants, mais c’était difficile. Kris a établi des tours de vigilance pendant qu’on marchait. Toutes les heures, Kris nommait celui qui devait absolument être vigilant.

Mais qu’est-ce qu’on s’est fait chier !

On est rentrés à la base, on s’est reposé 24h seulement parce qu’il ne s’était rien passé et on est reparti vers le sud.

On est arrivés à V3, les deux jeunes filles ont accueilli Erk avec plus de retenue mais tout autant de plaisir. On a dîné avec le village dans la salle commune et on a dormi là, en tas comme des chiots. Erk et Tito s’étaient mis au milieu, Kris dans les bras de son frère, Bear autour de son amant. Et nous, en tas autour, au chaud sous les couvertures et la chaleur dégagée par nos frères d’armes.

On avait quand même établi des tours de garde, on gardait nos bonnes habitudes.

Je venais de me recoucher, de me rendormir aussi, après mon tour de garde, quand le nez froid de Yaka m’a réveillé en sursaut. Elle m’a léché le nez puis a gémi et regardé vers la porte.

- Où est JD, ma grande ? j’ai murmuré.

Elle a attrapé ma manche pour m’attirer dehors. Inquiet, j’ai réveillé mon voisin. Ma voisine, Baby Jane. Je lui ai expliqué en me rééquipant. Elle a vérifié les sangles de mon pare-balles et m’a dit qu’elle réveillerait la patrouille. On s’est mis d’accord sur un silence radio avant d’en savoir plus. On utiliserait des clics sur les micros uniquement.

J’ai vérifié mon EMA 7, mon Behemoth et j’ai suivi Yaka dehors. Derrière moi, j’entendais les premiers se réveiller.

Il faisait bien froid et mon souffle fumait dans l’air glacé. Je me suis courbé, l’attitude de Yaka m’avait troublé. Elle m’a emmené droit sur JD, accroupi derrière un rocher, attentif à la route au… Pas à la route. Aux champs sur les côtés de la route.

Je lui ai tapé sur l’épaule droite et il m’a souri sans me regarder. Je pense que Yaka l’avait prévenu. De tout. La chienne n’est ni un Saint Hubert, ni un Malinois, mais elle a un très bon odorat.

- Qu’est-ce qu’il y a, mon pote ? j’ai murmuré.

- Yaka a senti de la graisse à fusil, de la sueur et du métal devant, il a répondu sur le même ton. Et quand elle me l’a dit, j’ai regardé et j’ai vu un mouvement étrange. Quelque chose qui ne devrait pas être là.

- C’est qui, à ton avis ?

Inutile de demanda quoi, c’était forcément des mecs armés.

- Pas Durrani, ils auraient déjà attaqués. Donc soit le Vioque, ce qui me surprendrait, soit les mecs de Higgins.

Marrant comment les Lions de Jakobs sont devenus les mecs de Higgins, chez nous…

- Vu.

J’ai rallumé ma comms et cliqué deux fois sur mon micro. J’en ai eu trois en retour. Avec Baby Jane, on avait convenu de ce signal pour dire « Ramenez-vous ». Et comme je n’avais pas parlé, ça voulait dire que des hostiles n’étaient pas loin.

Les frangins nous ont rejoints.

- Sitrep, L’Archer, a dit Erk.

Je lui ai redit ce que JD m’avait dit.

- OK. Baby Jane est sur le toit de la maison commune, avec son MKSR. Tito et Kitty font le tour du village par l’est, pour grimper sur la motte, là, et avoir un autre angle de vue.

- Vu. Et on fait quoi, les frangins, si… si ça déconne ?

- On flingue, a dit Kris. Pas de pitié pour les salopards qui ont tiré sur Erik et Tito et nous ont fait souffrir pendant trois semaines.

J’ai vu que le Viking n’était pas d’accord mais il n’a rien dit. Je vous avouerais que je n’éprouvais aucune pitié envers ces mecs. Ils auraient tué Tito si ça avait pu leur offrir Erk sur un plateau. Rien que pour ça, une balle entre les deux yeux, bien proprement, et au revoir la compagnie.

Je sais que Kris aurait préféré se venger d’une autre façon, passer ses angoisses sur les types, mais le regard qu’Erik poserait sur lui ensuite l’empêchait de se laisser aller.

- A vos ordres, lieutenants, j’ai répondu, très sérieux.

On a eu deux clics dans les oreillettes, Tito et Kitty étaient en place, d’après les frangins. Le reste de la patrouille s’est répartie en une ligne inégale entre l’endroit où se trouvaient sans doute les mecs de Higgins et le village. Inégale parce qu’on se planquait derrière ce qu’on trouvait.

Trois clics dans les oreillettes. J’ai regardé les frangins. Ils avaient l’air aussi surpris que moi.

Puis on a entendu des clics intermittents. Du Morse, mais incompréhensible. Kris a secoué la tête avec un sourire en coin.

- Quoi ? a dit Erk.

- Il a fait une faute d’orthographe.

Qu’est-ce qu’ils avaient foutu tous les deux ? Ça a dû se voir sur mon visage, car Erk a répondu, indirectement, à ma question silencieuse.

- Je lui ai dit de faire du Morse en Islandais, a dit Erik. Il s’est très bien débrouillé, vu qu’il a eu une minute pour retenir. Fais pas ton difficile, tu veux.

Kris a eu un petit sourire attendri et Erk lui a tiré la langue tout en armant son EMA 7 lentement sans faire de bruit. Il s’est déplacé d’une dizaine de mètres vers l’est, à un endroit où il n’y aurait pas de maison derrière lui. Puis il s’est mis en position et a tiré une fois, faisant jaillir des étincelles du rocher qu’il visait. Et il s’est fait tout petit derrière son rocher qui est devenu la cible de tirs ennemis, au grand dam de Kris qui a grommelé en visant l’endroit d’où partaient les tirs nourris.

- Bear ! j’ai crié pour me faire entendre.

- Oui ?

- Va au village rassurer les gens et essaye de les emmener loin des tirs, le plus à l’ouest possible.

- OK.

Il est parti à croupetons puis il s’est relevé et est parti à toute vitesse.

On a entendu des cris du côté des affreux et la voix bien reconnaissable du MKSR s’est faite entendre. On a tous défouraillé sur la cachette des ennemis. Car ce que Tito avait envoyé en Morse islandais, c’était : « ennemis confirmés ». Raccourci, comme me l’ont dit les frangins plus tard, parce qu’en Islandais, c’est un peu long.

Au bout de quelques instants, on a vu un bras se lever, le poing fermé autour de quelque chose qui était soit un caillou, fortement improbable, soit une grenade, nettement plus réaliste. Le bras est parti en arrière, puis en avant et le poing a commencé à s’ouvrir.

J’avais les yeux dessus et j’ai tout vu au ralenti, comme dans les vieux nanars en 2D. Et j’ai entendu un coup de feu tiré par Baby Jane au moment où la main, par sa torsion particulière, déterminait la direction de la grenade et la main a explosé.

Mais la grenade venait de quitter la main.

- Grenade ! j’ai hurlé.

Et pendant un instant, j’ai eu peur. Et j’ai été tenté de foncer vers elle et la rattraper pour la renvoyer vers les autres.

- Ça marche que dans les films, m’a dit Kris en me retenant et en se couchant sur moi pour me protéger.

Le tir de Baby Jane avait fait des merveilles. La grenade est retombée entre nos deux positions, n’ayant pas reçu assez d’élan.

On s’est fait tous petits, la grenade a pété, projetant de la caillasse partout qui nous est retombée dessus en faisant aussi mal que de la grêle.

- Sitrep, les gars, a dit Kris.

On a entendu 7 paires de clics dans les oreillettes. Kris a souri et s’est redressé.

- Bon, les gars, vous vous rendez ?

- Va te faire foutre ! a répondu l’autre.

- Dans tes rêves ! a crié Kris.

- Kris, a demandé Erk, tu comptes faire quoi maintenant ?

- La chèvre.

- Quoi ? Je te l’interdis !

Au début, entre le « va te faire foutre » et « la chèvre », il m’est venu une idée idiote, liée à des blagues sur les Légionnaires, et sur la sexualité de Kris. Puis j’ai compris qu’il voulait dire faire l’appât.

- Les aminches, défouraillez au signal.

De l’argot français, peu de chances que les gars d’en face comprennent.

Kris s’est levé, a ouvert la bouche et s’est pris deux bastos dans le torse. Il est tombé en silence sur un grand cri d’Erik pendant que nous tous on tirait sur les affreux.

Concentré sur ma cible, j’ai failli ne pas voir Kris bouger un doigt. Juste un putain de doigt. J’ai flippé. Vous n’imaginez pas à quel point j’ai flippé. Puis :

- Tutti… va… b…

- Kris ! a presque crié Erk.

En face, les tirs ont cessé, et quelques armes ont giclé par-dessus les cailloux.

- On se rend.

- Il serait bien temps, a grommelé Erk. L’Archer, tu les alpagues.

J’ai obéi que pendant le géant se dirigeait vers son frère.

- Espèce de crétin, tu t’es levé et tu t’es pris deux balles.

- Dans le gras.

La voix de Kris était tendue et pleine de douleur.

- Dans le gras ? Tu n’en as pas, que je sache.

- Dans le gras du pare-balles… a fini Kris avec un gloussement qui s’est terminé en toux.

- T’es vraiment crétin, des fois.

- Moi aussi je t’aime, Erik.

- Je sais, idiot.

J’ai secoué la tête. Ces deux-là étaient incroyables.

Me voyant un peu distrait, JD et Quenotte avaient mis en joue les sales types qui restaient et je n’ai plus eu qu’à sortir des zip-ties et leur attacher les mains devant. Il en restait trois.

- Quenotte, appelle la base, on a besoin de transports. Erk, comment va Kris ?

- Il mériterait que je lui laisse ses bleus, cet idiot.

- Tu m’aimes trop pour ça, bróðir.

- Mais ce ne serait pas très professionnel. Il va bien. Il avait deux côtes cassées par les balles. Vivement qu’on reçoive les nouveaux gilets.

- Ah, un cadeau de Noël en retard ?

- Oui.

- Et qu’est-ce qu’ils auront de mieux que les nôtres ?

- Même poids, mais les plaques auront une meilleure résistance aux chocs. Elles absorberont mieux l’énergie cinétique des balles pour la transformer partiellement en énergie, stockée dans des batteries dans le bas du gilet. On pourra recharger nos casques et autres en cours de patrouille, sans devoir dépendre du soleil.

- Chouette.

Sur ces entrefaites, Bear est revenu avec le malik de V3 et sa femme.

- Qui étaient ces gens ?

- Les Lions de Jakobs, a répondu Erk. Et non, ce ne sont pas des chatons…

- Oh non, ça on le sait. Ils rôdent un peu trop près de chez nous depuis quelque temps.

- Et vous ne nous avez rien dit.

Il a regardé le sol.

- On n’a pas l’habitude, encore.

- Malik, on ne peut pas vous protéger si vous ne dites rien. Si on avait su qu’ils rôdaient, on aurait établi un périmètre et on les aurait interceptés avant le village. Vous n’auriez pas eu aussi peur.

- Je crois qu’il a compris, cette fois, ci, soldat, a dit sa femme.

Elle est courageuse, elle.

On l’a suivi au village, elle a envoyé son mari montrer à Quenotte et JD où enfermer les sales types et nous a accompagné à la salle commune où se trouvaient nos sacs à dos. Dans la précipitation, on les avait oubliés. Aïe.

Elle a ravivé le feu, mit de l’eau à chauffer.

- L’aube est proche, alors autant en profiter. Vous avez besoin d’eau pour le nettoyer ? elle a dit en se tournant vers Erk qui portait Kris.

- Non, il n’a rien.

- Alors pourquoi le porter ?

- Parce que si je le laisse marcher, je risque d’avoir très envie de lui foutre un coup de pied au cul. Il a pris un risque insensé.

Kris a eu la bonne grâce de prendre un air penaud.

- Ne recommence pas, tu veux, a dit Erk en le posant au sol.

- Mieux que ce soit moi, car tu peux me soigner.

Erk a soufflé par le nez.

- N’empêche. Tu aurais pu avoir une hémorragie interne et… C’est pas parce que j’ai fait cet aveu que tu dois prendre des risques, maintenant.

- Hôpital, je te présente charité.

- Crétin.

Kris s’est appuyé contre Erk, les bras autour de sa taille et le Viking a passé les bras autour de ses épaules.

- Ég elska þig, Eiríkur.

- Ég líka, Kristleifur.

Je ne sais pas ce que ça veut dire, mais bon, en voyant leur câlin, je pouvais m’en douter.

On a bu du café en attendant la Land.

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