XXXVI

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Quand la Land est arrivée, on a bien vu qu’on ne tiendrait pas tous dedans. Alors, avec l’aide de Benji, j’ai sécurisé les trois affreux sur le plateau, allongés sur le ventre et attachés avec double ou triple zip-tie et des sangles. Je ne voulais pas prendre le risque que les sales types se libèrent et mettent la patrouille de Frisé en danger.

- Kris, Erk, j’ai des instructions pour vous. Mais Lin a dit qu’il fallait que toute la patrouille soit d’accord.

- Les gars, rasso au pied de la Land, j’ai dit.

- Bon, a dit Frisé quand tous les nôtres ont été rassemblés. Vous avez deux possibilités. Vous rentrez à pied à la base, en faisant un détour par l’est, pour vous rapprocher du Vioque.

- Pas très chaud pour retourner par là, a fait Erk. Ce n’est pas notre nombre qui l’arrêtera si la prime pour notre capture vaut la peine de perdre du monde et de se mettre Lin à dos.

- Elle m’a dit que tu répondrais à peu près ça. L’autre possibilité, c’est de tirer droit vers l’ouest, de jeter un œil par-dessus la frontière avec le Pashtoune, et de rentrer à pied le long de la frontière. Suffisamment loin pour ne pas prendre trop de risques, mais suffisamment près pour voir ce qui se passe de l’autre côté.

On s’est regardés, tous. La dernière fois qu’on s’était approchés de son territoire - plus qu’approchés, vu qu’on avait franchi la frontière - on avait eu très chaud aux fesses. Erk a regardé son frère, qui nous regardait. Le géant a baissé les yeux sur ses bottes, silencieux.

Moi, je me souvenais d’avoir vécu un moment très difficile, d’avoir eu peur, d’avoir eu mal quand les balles ou les couteaux nous frappaient. Et d’avoir eu de la chance d’avoir avec nous un Guérisseur de la trempe du Viking. Et mon premier réflexe, ça a été : « Non, pas possible, je ne veux pas souffrir de nouveau, je ne veux pas risquer la mort. »

Et puis, je ne sais pas, c’est peut-être l’exemple d’Erk qui avait beaucoup souffert, tant dans sa chair, avec les blessures, que dans son esprit, avec la torture de Tchétchénie et l’agression sexuelle qui en avait fait partie, et qui, malgré tout, continuait à se jeter entre le danger et nous - témoin la journaliste ou Fort Alamo - à nous protéger, à se battre pour les autres. Alors, je me suis dit que oui, j’étais prêt à y aller de nouveau. Ne serait-ce que pour affronter mes peurs.

Les autres portaient des masques. Pas des shemags ou des cagoules. Des masques de joueurs de poker. Impossible de savoir ce qu’ils pensaient. Même Kitty me paraissait dure à lire. Il n’y avait que Bear qui, visiblement, se posait des questions.

- Erik, tu ne dis rien.

- Toi non plus. Mais… J’ai peur d’y retourner, c’est sûr. On s’en est bien sortis la dernière fois, mais cette fois-ci…

Il s’est arrêté, l’air songeur. Il s’est tourné vers l’ouest, puis légèrement vers le sud. Kris a soupiré discrètement.

- Je pense qu’il faut qu’on aille par là, a dit le Viking.

- Pourquoi, mon grand ? Ça rallonge notre retour, notre patrouille et c’est en plein chez le cinglé.

- Je sais. Mais…

Il a haussé les épaules, a secoué la tête. Manifestement, il n’arrivait pas à clarifier ce qui se passait.

- Bon, les gars, j’ai dit. Qu’en pensez-vous ? On va faire simple, sans devoir se justifier. Si vous voulez suivre Erk, allez vous placer à ses côtés. Si vous préférez rentrer, même à pied, allez-vous mettre près de la Land.

Vous voulez que je vous dise ? J’aurai dû tracer ces lignes idiotes mises dans les couloirs du métro pendant l’épidémie de Covid pour le sens de circulation, vue la rapidité avec laquelle la patrouille s’est approchée du Viking. Kris et moi avons été surpris par ce mouvement de foule. On s’est regardés et on s’est approchés du géant, qui avait l’air surpris et ému.

- Erik, tu croyais vraiment que ta patrouille…

- Notre patrouille.

- Ta patrouille, mon grand, regarde comme ils te suivent, sans même réfléchir. Tu croyais vraiment que ta patrouille allait te laisser aller tout seul au devant du danger ?

Frisé s’est marré.

- Honnêtement, il a dit, je m’en doutais un peu. J’ai des rations pour vous, des fringues propres et tout ça. Lin a prévu tout type de réponse.

On a fait l’échange, lui rendant nos uniformes un peu sales, nos boîtes de rations vides, échangeant nos lingettes utilisées contre des propres, et tout ça.

On a dit au revoir à Frisé et à ses gars, en menaçant les trois crétins des pires avanies s’ils jouaient aux cons dans la Land.

On est repartis alors que le soleil était presque à mi-chemin de son zénith. Eh oui, on avait chopé les affreux vers 2h du matin, et le temps que la Land arrive, il était déjà 8h du matin.

On a suivi le Viking d’un bon pas. Il ne regardait pas la carte, il semblait suivre un chemin qui se déroulait sous ses yeux. Et quand le chemin ne suivait pas le terrain, il semblait assez frustré. Et je voyais la colère monter. Kris aussi, apparemment, puisqu’à la troisième fois…

Je vais essayer d’être plus clair. Erk marchait le visage tourné vers une certaine direction, et quand le chemin n’allait pas dans cette direction, son visage restait tourné vers elle. Comme l’aiguille d’une boussole. Evidemment, s’il ne regardait pas où il mettait les pieds, il risquait la gamelle. Alors Kris le tirait par la manche et Erk faisait attention. Pas longtemps. Quelque chose le poussait en avant.

Et quand la ligne droite était bloquée par un obstacle qui prenait du temps à contourner – un ravin, une grosse colline – il râlait et bougonnait. Comme il cherchait à retrouver son azimut, il nous faisait prendre le chemin le plus court. Assez pratique. Sauf qu’il râlait comme un pou et que, même si la colère n’éclatait pas, il n’était pas serein. Pas du tout.

La troisième fois, donc, Erk a pris un caillou dans une seule main et l’a réduit en poussière. Kris m’a regardé et j’ai fait signe à la patrouille de s’arrêter et de faire attention au périmètre.

Kris s’est mis sur le chemin du géant et l’a arrêté. Posant ses deux mains sur les joues ombrées d’un duvet doré, il a murmuré en islandais, puis en français.

- Erik, qu’est-ce qui te pousse, comme ça ? Tu es dangereux pour nous tous, tu sais.

- Je te demande pardon, je… Quelque chose en moi est tiré, vers là-bas. Comme si… comme s’il y avait un fil, une corde.

- Je comprends. Mais te précipiter ne te fera pas arriver plus vite si tu te blesses ou si l’un de nous se blesse, tu ne crois pas ?

- Si, bien sûr. Pardon.

- Accordé. Tu ralentis, d’accord ?

- Promis.

On est repartis, Kris surveillait son frère, Erk essayait de rester calme. J’ai vu une fois ou deux que c’était difficile pour lui.

Eh puis tout ça, c’est passé au second plan quand Quenotte, juste derrière lui avec JD, s’est figé et a grommelé quelque chose à propos d’un amiral. Non, de l’Amiral, puisqu’il a sorti ses jumelles. Il les a portées à ses yeux puis a baissé les bras lentement.

- Les gars, il y a des vautours là-bas.

- Skítt ! a dit Kris. On y va doucement, avec précaution.

- Kris…

- Je sais, mon grand. J’ai une vague idée de ce qu’il y a.

Le regard d’Erk était plein de douleur.

- Allez, en route les gars.

On est partis au pas de course, trottant d’un pas régulier jusqu’à ce que Tito nous arrête d’un : « Stop, frontière ». Et on a stoppé net.

On a éteint tous nos moyens de repérage, de communication et on s’est planqués au maximum pour avancer vers les vautours. Et ce qui les attirait.

On n’est pas allés très loin.

A peine 500 mètres de la frontière.

Une caravane de piétons, alignés le long du chemin.

Morts. Fusillés.

Femmes, vieillards, enfants. Moutons, poules.

Et leurs ballots, leurs maigres affaires, tombées à leurs pieds. Fouillées, éventrées.

Les meurtriers les avaient tués, avaient massacré leur bétail, ce qui était du gaspillage dans ce coin du monde. Mais ils avaient fouillé leurs maigres affaires, dont il ne restait que des tissus, comme on l’a vu en remontant la pitoyable file, couvrant chaque visage d’un pan de tissu, à défaut de pouvoir faire autre chose pour eux. On ne pouvait creuser de tombes, sous peine d’y rester nous aussi, car les hommes de Durrani responsables de ce massacre ne devaient pas être très loin.

Erk était resté immobile, visage de marbre, ce qui ne lui ressemblait pas car il est très expressif. Kris se tenait à ses côtés, sur ses gardes.

Puis, soudain, le géant s’est avancé d’un pas décidé, puis s’est mis à courir vers le bout de la file. Il a délicatement retourné un vieil homme, a saisi un ballot de tissu qu’il avait protégé même dans la mort et est revenu vers Kris. Il lui a fait un signe de tête et Kris nous a rappelés.

J’ai vu que le Viking tenait le ballot dans ses bras avec beaucoup de douceur et de délicatesse, mais là où nous étions n’était pas l’endroit idéal pour en découvrir plus.

Une fois retournés sur notre territoire, on a continué vers le nord jusqu’à ce qu’Erk nous entraîne vers l’est et une grotte.

- Il va me falloir de l’eau chaude, environ une petite gamelle, puis des biscuits et du lait en poudre.

- Très bien, a dit Kris. Quelle quantité ?

- Une dose de lait en poudre, un demi-biscuit. Dans mon quart. Avec l’eau chaude, tu fais une bouillie assez liquide.

- L’Archer, tu as retenu les instructions ?

- Oui.

- Alors exécution. Je vais aider Erik à se débarrasser de son sac.

- Doit y avoir un henley propre, dedans, a dit Erk pendant que Kris l’aidait à poser son sac à dos. Et il devait l’aider parce que le Viking a refusé de poser son ballot.

Il s’est assis et du ballot est monté un faible vagissement.

Nom de… un bébé ! Un bébé était le seul survivant du massacre perpétré chez Durrani.

Erk a chanté sa berceuse islandaise toute douce, en déshabillant l’enfant. En trempant un mouchoir en tissu dans l’eau chaude, il l’a nettoyé lentement, soigneusement, puis il l’a changé, utilisant son henley pour envelopper l’enfant au chaud puis la couverture colorée qui l’avait entourée et qui n’était pas trop sale.

Baby Jane a pris les vêtements souillés de l’enfant, a demandé à Quenotte et JD de l’accompagner.

- Je vais les laver, je reviens.

- Merci Baby Jane.

Je me suis approché de lui, bouillie prête. J’avais versé un peu d’eau froide pour la refroidir et l’allonger. Avec une cuiller, Erk a patiemment nourri l’enfant, qui a eu du mal, au début, tellement la faim l’avait épuisé, puis a repris du poil de la bête au fur et à mesure qu’il réussissait à avaler de la bouillie.

- C’est… quoi ? Un garçon, une fille ? a demandé Kitty.

- Une petite fille, a répondu Erk. Deux mois, trois maximum. Elle est petite.

- Tout est petit dans tes paluches, mon grand, a dit Kris en rigolant un peu.

- Qu’est-ce que tu vas en faire, Erk ? a demandé Tito.

- Je crois que je sais, a dit Kris avec un sourire tendre.

- L’adopter ? a demandé Tito, surpris. Ça va être coton, à la base.

- Non. Il y a quelqu’un, proche de nous, qui est prête à adopter cette petite fille.

- En effet, Kris et… Hé, bonjour toi… a dit Erk à l’enfant qui le regardait fixement.

L’enfant l’a dévisagé.

J’ai été frappé par la beauté de l’image.

Un géant, armé, en treillis, casque et gilet pare-balles, tenant dans ses bras une minuscule petite fille enroulée dans une couverture de laine et l’un et l’autre se contemplaient, se demandant qui était l’autre, ou quelle place l’autre avait dans son monde.

Erk souriait et l’enfant lui a répondu. Un merveilleux sourire édenté.

A côté de moi, Kris ne bronchait pas, mais j’ai vu une larme trembler au bord de ses paupières. Reportant mon regard sur le géant, entouré d’un halo généré par la lumière poussiéreuse qui venait de l’entrée de la grotte, j’ai été frappé par l’aspect presque religieux de cette image. Je me souviens encore de l’effet que ça m’a fait, un élan vers quelque chose de plus grand que nous et j’ai cru comprendre ce qui poussait Erk à croire en Dieu malgré le monde qui nous entourait.

- Une madone, a murmuré Kris.

J’étais bien d’accord.


Pendant le dîner, on a essayé de comprendre non pas ce qui s’était passé, mais pourquoi. On se doutait bien que Durrani avait envoyé ses hommes descendre les marcheurs. Et on a essayé de comprendre pourquoi.

- Pourquoi tuer ses… sujets, comme ça ? a demandé Tito. ça ne répond à aucune logique. Que tu perdes tes… je vais garder sujets, car c’est vraiment le meilleur terme, d’accord ?

On a hoché la tête, d’accord avec lui.

- Donc, que tu perdes tes sujets de mort violente parce que tes ennemis les ont tués, c’est une chose. Mais là…

- Ça me rappelle le village, a dit Kris, en jetant un coup d’œil rapide à son frère.

Erk avait les yeux sur l’enfant, qui le dévorait du regard à son tour. Il devait quand même écouter, parce qu’il a hoché la tête.

- Je me demande, a-t-il dit de sa voix basse, ce que les hommes de ce village ont fait pour que leurs familles soient massacrées. Frisé n’a fait que du renseignement et… Oh m… ercredi.

- Elle est trop petite pour retenir ça, bróðir, a dit Kris en riant un peu. Qu’est-ce que Frisé a fait qui te fait jurer ?

- Il était censé prendre la température des sujets de Durrani et, si je me souviens bien, leur offrir un sanctuaire.

- Donc ceux… sa famille, a dit Kris en pointant le bébé, a décidé de nous rejoindre, et c’est pour ça que Durrani les a tués ? Pas parce que leurs hommes ont déconné ?

- Et peut-être les deux, a dit Baby Jane.

- Je vois mal les hommes tirer sur leur propre famille, sur leurs voisins…

- Pendant que les garçons les tournaient et leur couvraient le visage, j’ai regardé les blessures. Un grand nombre portaient des blessures non-mortelles à court terme, voire non-mortelles tout court. Et tous portaient une blessure à la gorge.

- A la gorge ? j’ai demandé. Pourquoi ?

- C’est mortel, a dit Kitty. Et, comme pour l’estomac, tu mets longtemps à mourir. Les hommes de Khazim, à Kaboul, avaient l’habitude de faire ça.

Sa voix était plus plate que d’habitude, mais moins qu’avant.

- Khazim ?

- Trafiquant d’opium, de… beaucoup de choses. Mais, assez parlé de lui. Une balle dans la gorge, tu fais ça pour dire aux autres : « Voyez, j’aurais pu l’achever, mais son crime est trop important pour une mort rapide ».

- Ou « Je suis un salopard psychopathe », j’ai dit, dégoûté.

- Aussi, a dit la miss.

- Donc, a dit Kris, certains des tireurs ont voulu laisser une chance à leurs familles, et un salopard psychopathe est passé derrière pour les « achever », il a ajouté en faisant des guillemets avec les doigts.

- C’est plus que probable, a dit Erk.

- Il y a autre chose que vous n’avez pas vu, car Erk était concentré sur l’enfant, Kris sur Erk et les garçons sur les morts.

- Ah ? Eclaire-nous, Baby Jane, a dit le petit frère.

- Il y avait une tache rouge du côté de la route opposé aux morts. Une petite tache. Visible mais pas évidente.

- Du sang ?

- Oui. Celui d’un homme qui a, sans aucun doute pour moi, refusé de tirer sur les villageois. Il a été abattu et son corps emporté.

- Comment le sais-tu ? Et pourquoi ? a demandé Kris.

Erk ne disait plus rien mais écoutait de toutes ses oreilles.

- Les garçons, y avait-il des hommes en âge de se battre, parmi les morts ? a demandé la belle Anglaise.

- Non. Les seuls hommes étaient des petits garçons ou des vieillards.

- Vu, Baby Jane, a répondu Kris. Mais pourquoi ne pas le laisser pourrir avec les autres ?

- Peut-être pour montrer un front uni face aux ennemis du Pashtoune ? a-t-elle supposé.

- Ça se tient. Et je pense que, si on pouvait survoler le coin en drone, on verrait un cadavre isolé. Bon, je prends la première garde, a dit Erk.

- Oh non, mon grand, toi, tu vas être de garde toute la nuit, a répondu Kris en montrant le bébé endormi.

Erk a fait la grimace puis a souri. Il s’est couché en chien de fusil, enroulé autour de l’enfant et Kris l’a couvert, en chuchotant quelque chose qui a fait sourire le géant. Et c’est Kris qui a pris la première garde. Quand il m’a réveillé pour que je le relève, il est allé se glisser derrière son frère.


On a passé la nuit dans cette grotte, s’attendant à être réveillé par des pleurs, mais il semblait que d’avoir enfin mangé, d’être propre et d’avoir chaud suffisait à la petite.

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