XL

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Après cette histoire complètement ahurissante, on s’est couchés, en tas, Erk et Kris au milieu, Erik faisant le radiateur. Je vous avouerai que j’ai eu un peu de mal à m’endormir. Instrument de Dieu ou jouet du destin, la frontière était bien mince. Et cette histoire terrible et merveilleuse me faisait comprendre un peu ce que ces deux garçons avaient vécu et pourquoi ils tenaient autant l’un à l’autre, pourquoi, sans parler de leur amour partagé, ils étaient tellement protecteurs envers l’autre. Outre le fait que chacun était le seul compatriote de l’autre, que leur amour les gardait côte à côte depuis leur naissance, cette épreuve vécue séparément leur avait fait comprendre l’importance pour eux de rester côte à côte. Et c’est vrai que j’avais l’impression que de vivre une épreuve ensemble (tigre, Tchétchénie, Milan) avait rendu les conséquences plus faciles à supporter. Ou alors, je me faisais des illusions et ce n’était pas le cas. Mais qu’Erk soit sain d’esprit après les agressions sexuelles en Guyane, en Tchétchénie, je savais que cela était dû à l’attention que Kris lui portait.

Je disais terrible et merveilleuse histoire parce que, à peine adultes légalement, les voici à se sacrifier pour sauver les autres, et ça c’est merveilleux, et pourtant, tous les deux ont souffert, et ça, c’est terrible.

J’ai dû réussir à m’endormir, parce que c’est l’odeur du Nescafé qui nous a réveillés, les autres et moi, Kris ayant fait chauffer de l’eau à la fin de sa garde. Il avait aussi fait chauffer de l’eau pour que Yaka puisse boire. On s’est étirés, on était un peu courbatus d’avoir dormi dans nos pare-balles. Mais un petit Soin d’Erk a fait disparaître pas mal de choses.

Yaka est rentrée, est allée boire et manger puis, au lieu de se coucher et de dormir, comme on s’attendait à ce qu’elle le fasse, puisqu’elle avait veillé toute la nuit, elle est allée explorer plus au fond de la grotte.

Pendant qu’on buvait notre café chaud et qu’on grignotait nos barres de céréales, Kris nous a apporté une nouvelle pas très réjouissante.

- On en est à 80cm de neige, dehors. Je pense que ça n’a pas arrêté de la nuit.

- Et ça tombe toujours ?

- Oui.

- Skítt.

- Comme tu dis. On n’est pas équipés pour marcher dans la neige. Et même si tu nous ouvres le chemin, il faut attendre que la neige arrête de tomber.

- Kris, j’ai demandé, c’est quoi cette histoire d’ouvrir le chemin ?

- Quand tu veux avancer dans la neige fraîche, tu te mets en file indienne, ou à la queue leu leu, c’est plus adapté. La personne de tête ouvre le chemin en tassant un peu, de façon à tracer un chemin facile à suivre pour les autres. Seulement, ouvrir la voie, c’est épuisant, tu dois marcher à petits pas, tasser la neige… Donc tu changes d’ouvreur. L’intérêt d’ouvrir, c’est que tu te réchauffes. Mais tu te fatigues aussi.

- C’est intéressant, a dit Erk, quand tu n’as pas d’abri, ou quand tu as peu de chemin à faire. Dans notre cas, c’est… on a trois jours de marche jusqu’à la base, sans neige, et ici, on est plutôt bien. Il fait bon, on a de l’eau potable, à bouffer. Et les lits sont moelleux.

- Les lits, je ne sais pas, a dit Kris avec un grand sourire, mais mon oreiller l’était.

- Je dois dire, a ajouté Baby Jane, que le système de chauffage est assez bien, aussi.

Elle souriait. Elle avait dormi sur l’autre épaule du Viking. Bien sûr, le pauvre homme a rougi sous les sourires conjugués.

C’est à ce moment-là que JD nous a dit que Yaka avait découvert quelque chose. Dans ce coin du monde, on ne sait jamais ce qu’on va croiser. Alors on s’est équipés comme pour un combat, on a remis nos casques, vérifié nos gilets et on est partis vers le fond de la grotte. Je filmais, à tout hasard, via la visière de mon casque.

Ce qu’on a vu, c’est un trésor géologique… Des grottes vives, avec de l’eau qui coulait, des bassins à l’eau turquoise et au bord jaune, des draperies de pierre de toutes les couleurs qui scintillaient sous nos lampes, des stalagmites et stalactites, des colonnes, des… Des merveilles.

Et au plafond, proches d’une source qui fumait légèrement, des centaines de minuscules chauves-souris, agglutinées en grappes pour se tenir chaud. En les fixant, la luminosité de ma frontale baissée pour ne pas trop les éblouir, j’ai remarqué que celles du centre de la grappe dormaient profondément et celles du pourtour étaient bien réveillées, nous fixant de leurs minuscules yeux semblables à des billes d’obsidienne.

Aucune ne bronchait, mais les gardes ne nous quittaient pas des yeux. Aucune ne bronchait, même quand Erk passait tout près. Grand comme il est, son casque était à moins de cinquante centimètres des petites bêtes, mais elles ne bougeaient pas. Et quand il a levé la tête pour les regarder, ils ont dû échanger de drôles de regards, le géant et la bestiole.

Très lentement, il a tendu un doigt sans gant vers l’une d’elles, lentement, lentement, jusqu’à toucher la petite bête et lui caresser la tête. Elle s’est laissée faire, a même fermé les yeux, le temps d’un battement de cœur. Puis elle a repris sa veille silencieuse.

Le Viking avait un sourire jusqu’aux oreilles.

- Je pense que peu d’hommes peuvent se vanter d’avoir caressé une chauve-souris sauvage… a dit Kris. Je me demande pourquoi elle t’a laissé faire.

- Je crois qu’elle n’avait pas peur, tout simplement.

- Tu n’aurais pas essayé de la Soigner, à tout hasard ?

Le Viking a commencé à perdre son sourire et Kris a soupiré et secoué la tête, faisant bouger les ombres dans la caverne.

- Ah la la… Bon, les gars, pas d’exploration trop poussée, mais autant de photos que vous voulez. Sans GPS, s’il vous plaît.

On a acquiescé. Erk a pris des photos des chauves-souris.

- Viking, j’ai demandé, c’est la première fois que je te vois prendre des photos, et de chauves-souris, en plus.

- Je les trouve fascinantes. Et mal aimées.

- Oui, elles ont trop longtemps été diabolisées…

- Souvent à tort, parfois à raison, a dit Kris, car elles sont parfois porteuses de virus transmissibles à l’homme, comme le Marburg. Erik, j’ai à te parler.

Le Viking a eu l’air d’un petit garçon pris en flagrant délit de doigts dans la confiture. Kris a eu un gentil sourire.

- Non, pas de la chauve-souris, mon grand. Allez, viens.

Je les ai laissés, même si j’aurais bien voulu savoir de quoi ils allaient parler. Mais si j’avais été là, ils auraient parlé en islandais, je pense. Et Erk déteste les messes basses. Alors autant leur laisser l’illusion de ne pas discuter dans notre dos.

On s’est baladé parmi les merveilles, j’ai pris des photos, je voulais les montrer à Lin.

Puis je suis retourné au campement et je suis tombé sur un tableau très mignon. Les deux pas-si-frères-que-ça, installés confortablement, sans casque, Kris dans les bras d’Erk. Le géant s’était assis contre un rocher, le p’tit frère assis entre ses jambes, le dos contre le torse de son amour, les bras du Viking autour de Kris, le menton du Viking sur la tête de Kris. Tous les deux avaient les yeux fermés et chuchotaient.

Je me suis demandé de quoi ils discutaient, puis je me suis rappelé que ça ne me concernait pas. Vraiment pas.

J’ai fait un peu de bruit exprès en traversant notre petite grotte pour aller voir la météo dehors. J’ai vu un œil bleu s’ouvrir, un sourire sur un visage puis plus rien parce que j’étais presque dehors.

Ça tombait toujours. On atteignait les 90 centimètres. Bon sang! J’ai réfléchi un peu, je suis retourné chercher une pelle-bêche et j’ai creusé une tranchée jusqu’à la source puis une autre jusqu’à l’autre bout de la micro-vallée, pour qu’on puisse aller pisser. C’était trop rocailleux pour creuser des latrines, alors je me suis contenté de dégager de quoi nous permettre de rester propres.

Bien sûr, je n’ai pas fini seul, les frangins sont venus m’aider et voir Erk creuser dans la neige, c’est aussi impressionnant que le voir creuser la terre pour notre pile atomique.

- Kris, pourquoi ne pas dégager un chemin vers la base à la pelle ?

- Parce que tu ne vas pas plus vite qu’en ouvrant avec les pieds. Tu te réchauffes plus vite, tu transpires, et quand tu passes derrière pour te reposer, tu te refroidis encore plus vite.

- Vu. Dommage. Qu’en dit Lin ?

- Elle nous ordonne, et il a souri, de rester à l’abri tant que ça tombe. On verra ensuite si ça tient. Dis-moi, toi qui est ici depuis un moment, c’est normal, ce temps ?

- Disons que oui, c’est presque normal. Ce qu’on a eu l’an dernier était l’exception.

- Tu veux dire un hiver avec peu de neige ?

- Oui. Ce qui est normal, ce sont de belles chutes d’environ 20 à 40cm à la fois… là, 90, ça fait beaucoup. La bonne et la mauvaise nouvelle, c’est qu’à la fonte des neiges, ça va faire plein d’eau.

- Et pourquoi ce serait une mauvaise nouvelle ?

- Ça sera un peu trop brutal. Donc on risque des crues et des inondations. Plus bas dans la vallée de notre rivière, ça ira, mais ici… ça risque de faire des dégâts.

- Et qu’est-ce qu’on peut faire ? a demandé Erk, pelle-bêche sur l’épaule. (On dirait vraiment une pelle de plage en plastique, sur lui…)

- Pas grand-chose. Ils sont sous la neige aussi, ils connaissent leur pays. Ils vont se préparer et prier.

- Et nous, on ne peut rien faire pour eux ? il a insisté.

- Viking… J’ai secoué la tête. Peux-tu arrêter le temps ? Non. Peux-tu rendre la terre toute douce pour qu’elle absorbe l’eau de fonte ? Non. Mais être présent, te battre pour eux, éloigner les barons pour leur donner le temps et les hommes pour se préparer, ça, oui, c’est ce que tu peux faire pour les aider. Mais pour la fonte des neiges ? Rien, Viking. Sauf après, s’il faut leur envoyer des hommes…

Erk a eu l’air déçu et Kris soulagé.

- Dis donc, mon grand, si tu allais nous préparer un bouillon KUB, en apéro ?

Le géant a levé un sourcil, pas dupe, et s’est exécuté. Je me suis tourné vers Kris, un peu étonné. Il fait un geste tranchant de la main le long de sa mâchoire, pour me demander de couper mes comms. J’ai obéi, encore plus étonné.

- Il y a quelque chose que je veux que tu saches, car je veux que tu puisses désamorcer tout problème.

J’ai aussi levé un sourcil, de surprise, cette fois-ci.

- Erik et moi… Tu l’as entendu comme moi, à deux reprises. Quand il m’a dit qu’il m’aimait, et quand il m’a dit qu’il ne pouvait pas me donner le côté physique de son amour.

- Oui, je me souviens.

- Bien. Erik et moi avons discuté de la façon d’aborder notre relation et… nous sommes tombés d’accord sur le fait que nous serions libres de flirter avec… disons que ça se résume à : “Toutes les femmes, un seul homme, toi.”

- Donc si je vois l’un de vous deux embrasser une femme, je ne dois pas m’offusquer ?

- C’est ça. Et si quelqu’un s’offusque, lui rappeler que notre façon d’envisager notre relation ne concerne que nous.

- Tu peux compter sur moi. Tu veux que je briefe le reste de la patrouille ?

- S’il te plaît. C’est difficile encore, pour Erik et moi, de mettre des mots sur ça, donc si tu peux le faire à notre place.

- Je te remercie de ta confiance, Kris.

- Ma confiance, tu l’as depuis que Lin est sortie de sa piaule avec un putain de sourire détendu, Tudic, et que tu ne t’en es pas vanté, ni n’as essayé d’obtenir des faveurs en échange. J’aurais tout fait pour vous séparer si ce n’était pas le cas.

J’ai rougi. Drôle de sujet de compliment. Mais un compliment quand même.

Il m’a laissé me reprendre et on a rejoint les autres à l’intérieur, en rallumant nos comms. Non seulement Erk avait préparé un bouillon KUB dans la toute petite gamelle, mais en plus, il avait “mis le couvert”, c’est-à-dire qu’il avait sorti les rations et les avait préparées, appuyant sur la capsule pour les réchauffer.

Un petit “A table” dans les comms, et les autres sont revenus, de très bonne humeur.

On a eu du bol car, après le rituel café, la neige a cessé de tomber. Alors, évidemment, celle qui était au sol était toujours là. Mais on n’en aurait, a priori, pas plus. Par acquit de conscience, Tito et moi avons vérifié nos HUD (cartes et météo satellites) pendant que Quenotte appelait la base pour confirmer.

On a du coup appris qu’il n’y avait que 50 cm à la base, mais que c’était bien chiant quand même, car la Land ne pouvait pas venir nous chercher. Erk a demandé à Quenotte de lui passer Lin et ça a discuté en islandais rapidement.

- OK, les gars. On passe encore une nuit dans la grotte et on part demain très tôt pour essayer de couvrir un max de chemin avant la nuit. Tito, l’Archer, trouvez-nous un abri à dix heures de marche d’ici.

Dix heures de marche. Pas une distance, mais une durée. On en était capables, je le savais. Mais évaluer la distance parcourue avec une telle météo… A priori, ça faisait entre 50 et 60 bornes, sur un terrain plat, par beau temps. Avec la neige à écraser, plutôt 40. Et on avait un col à franchir sur notre route. Route en zig-zag avec une belle pente, plus un chemin de mules qu’une route : on allait marcher à à peine 1 km/h. Mais, la bonne nouvelle, c’est qu’en grimpant en peu plus haut que le col, il y avait une grotte.

On a proposé notre itinéraire aux frangins.

- Ce n’est pas assez, les gars. Là, on aura à peine marché sept heures.

- Sept heures en tassant la neige et en grimpant, a contré Kris doucement.

- Peut-être, mais on doit se rapprocher au maximum de la base avant la nuit.

- Très bien, mon grand. Tito, l’Archer, trouvez-nous un deuxième abri plus loin, à deux heures de marche du col, et on verra comment on se sent après les sept heures de marche.

On a occupé notre après-midi à dormir, à tour de rôle, à vérifier nos flingues et notre équipement, encore une fois, à faire l’inventaire de la bouffe et les frangins nous ont fait un drôle de numéro dans la neige. Ça doit être typiquement Islandais, j’imagine.

Il faisait bien froid dehors, et on avait perdu un ou deux degrés depuis que la neige ne tombait plus. On commençait à se sentir, si vous voyez ce que je veux dire. Mais se laver, à part une toilette de chat avec les lingettes, c’était difficile. Mais pas pour le Viking et son frère, apparemment.

Ils ont échangé un regard, ont commencé un décompte et à trois, se sont mis à se désaper à toute vitesse, pour finir à poil, pieds nus et foncer dehors se rouler dans la neige. Parce que, oui, on les a suivis. Pour voir ce qu’ils allaient foutre à poil.

Ils se sont jetés à plat ventre dans la congère de 90 cm au centre de notre petite vallée, écrasant la neige fraîche, se sont roulés dedans, se sont frottés avec des poignées de neige, bouche grande ouverte sur des rires silencieux.

Yaka les a regardés, a soupiré et est retournée se coucher. JD a rigolé doucement. J’ai levé un sourcil. “Deux chiots idiots. Elle ne les lèchera pas pour les réchauffer.” Punition ultime de la part de la chienne, apparemment.

Quand ils se sont relevés et qu’ils sont revenus tranquillement dans la grotte, on s’est écartés pour les laisser passer et Tito a soupiré en admirant, vraisemblablement, les deux postérieurs islandais tandis que Baby Jane sifflait d’admiration, faisant rougir le géant de la nuque jusqu’aux omoplates.

Les deux idiots enneigés se sont rhabillés, changeant de sous-vêtements et de tee-shirts.

- Bon… ben… j’ai commencé.

- Oh non, alors, a dit Tito. Je préfère sentir un peu le fauve plutôt que de voir mes noisettes à la taille de petits pois.

- Moi non plus, a dit Bear, je n’ai pas envie de…

Et il a rougi. Il est trop mignon, celui-là. Il commence une phrase qui va finir sous la ceinture, et il n’arrive pas à la finir et rougit comme une pucelle.

Après le dîner, on a échangé quelques blagues puis on s’est endormi, en prenant des tours de gardes et en laissant Erk faire le chauffage sous les couvertures.

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