XLII
On est repartis en patrouille quand la météo nous a promis un bel anticyclone. C'est-à-dire qu’il faisait froid, mais très beau, avec un ciel de la couleur des yeux du Viking.
On était en mars, enfin, l’hiver allait se terminer, du moins sur le calendrier. On pouvait voir que le printemps n’était pas loin, car au soleil la neige fondait et laissait parfois apparaître la terre dessous. Elle regelait la nuit, mais fondait petit à petit.
Les jours de très beau temps, du haut du promontoire et avec une bonne jumelle, on pouvait voir les sommets de l’Hindu Kush. On pouvait voir leurs sommets blancs de neige, hauts dans le ciel bleu.
- Les frangins, j’ai dit à une pause casse-croûte, vous allez voir, au printemps, l’Afghanistan est vert et magnifique !
- Ce n’est pas ce qu’on a vu l’an dernier.
- L’an dernier fut exceptionnel, tant l’hiver que le printemps. On a eu de la pluie, certes, mais pas assez de réserves d’eau, sous forme de neige, et quand il a plu, ça a ruisselé plus qu’autre chose. Là, je vous parle d’un foisonnement de végétation, dans tous les sens. Des fleurs, des feuilles, des fruits et des insectes partout.
- Hâte de voir ça, alors, a dit Erk avec son merveilleux sourire.
On est arrivé fin mars sans encombre. Les paysans préparaient les champs, et tous n’étaient pas du pavot. Mais un certain nombre l’était quand même, hélas. Mais comme l’avait dit Erk un jour, si on brûlait ces champs, on risquait qu’ils se tournent vers le Pashtoune ou le Vioque, et pas vers nous.
Puis, rapidement on a eu un truc que les montagnards redoutent par-dessus tout : un redoux rapide. Une différence de température telle que la neige fond trop vite et n’a pas le temps de se glisser dans les crevasses pour remplir les nappes phréatiques. L’eau issue de la fonte des neiges ruisselle et gonfle les cours d’eau.
On n’a pas trop vu de dégâts. La rivière qui nous séparait de la Forteresse des FER avait gonflé, oui, et avait envahi la mini-plage auprès du gué, roulant des cailloux dans les petits creux où on avait fait dormir Erk et le Gros il y avait plus d’un an. Mais elle restait dans son lit, très encaissé, il faut le dire.
Lin nous a envoyé en patrouille Serval, au sud, avec ordre d’aller jusqu’à V3. Frisé et la Land nous ont bien avancés.
On a profité pour prendre des nouvelles des gars.
- Vous en êtes où, avec le Pashtoune ? j’ai demandé.
- Il commence à mûrir, a répondu Frisé, derrière avec nous.
- Ah ?
Il a jeté un œil vers les frangins, mais ces deux-là l’ont regardés sans rien dire. Frisé a haussé une épaule.
- Les réfugiés que… vous avez trouvés, c’était bien un de ses villages. Et on a trouvé un corps à l’écart, comme l’avait prévu Baby Jane.
- Donc, a dit Kris, il en est à trois villages… celui de cet été, celui que les R&R ont décanillé, et celui-ci. Comment se fait-il que ses sujets ne se révoltent pas ?
- Ce ne sont pas des Européens qui se mettent sur la gueule depuis l’aube des temps pour un bout de forêt plus giboyeuse.
- Mouais… Pas tout à fait d’accord avec toi. Mais… OK. Pourquoi pas de révolte, quand même ?
- Ils ont peur de lui.
- On s’en doutait.
- Oui, mais c’est pire. Ils disent qu’il est devenu fou, qu’il fait de la magie noire, des sacrifices humains, pour apaiser les ifrits et les djinns.
J’avais du mal à le croire. Pas qu’il soit fou, non. Le coup de la magie. Mais on commençait à atteindre notre but d’en faire un salopard.
- Les ifrits et les djinns ? a demandé Erk, en échangeant un regard avec Kris.
- Ce sont des esprits malins, qui se manifestent par des tornades et…
- Oui, je sais ce que c’est. Je me demande juste comment il peut y croire.
- Viking, a dit Frisé, j’ai vu des choses, dans ce pays… Je suis basé en Afghanistan, officiellement ou non, depuis presque vingt ans et j’ai vu des choses étranges, tu sais. Pas… étranges comme ton don, mais… différentes ?
- Comment ça ?
- Comme un tourbillon de poussière sans vent… Ou des yeux dans la nuit et quand tu éclaires avec ta lampe, il n’y a rien derrière.
- La bestiole est partie, non ?
- Non. Les yeux sont toujours là, mais il n’y a rien derrière.
- Flippant.
- Oui. Et je sais bien qu’à chaque fois, c’était à des moments stressants pour moi, quand le cerveau peut jouer des tours. Mais je ne suis pas le seul à les avoir vus. Donc j’ai tendance à leur accorder un peu de crédit.
Il a haussé les épaules et repris.
- Mais dites-moi, les frangins, le regard que vous avez échangé ? Je me dis qu’il y a aussi des légendes, chez vous. Des trolls, des elfes, et autres.
- En effet, a dit Erk. Et oui, il y a des histoires de gens qui ont vu, ou cru voir, des trolls, des choses étranges, aussi. Les îles Vestman sont isolées et n’ont pas beaucoup de légendes qui ne soient pas des histoires de marins, de sirènes, mais nos camarades de classe à Reykjavik nous ont régalé de récits du genre je connais quelqu’un qui connait quelqu’un qui connait quelqu’un qui a vu un troll…
Je me suis rappelé avoir cru voir des éclairs dans les yeux du Viking, très en colère, un jour… Mais je n’ai rien dit.
- On a mis ça sur l’envie de se moquer des petits provinciaux que nous étions, pour les gens de la capitale, a continué Kris. Mais avec ce que tu me dis…
- Provinciaux ? a demandé Tito.
- Péquenots, si tu préfères, a répondu Erk. On venait d’une île qui vit de la pêche, alors, pour les citadins… on était des péquenots.
- Ben ils sont beaux, les péquenots d’Islande, a dit Baby Jane avec un sourire éloquent.
Erk a rougi. J’adore quand il fait ça. Il est grand, fort, costaud, inébranlable – ou presque –, puis on lui fait un compliment sur son physique, et il rougit. Kris a souri, très tendre. Depuis que son frère lui a fait cet aveu, je le trouve beaucoup plus détendu et plus ouvert aussi sur ses sentiments pour lui. Et tant mieux. Je sais qu’il sera toujours inquiet quand Erk prendra des risques, mais au moins, le reste du temps, ça ira mieux.
- Bon, pour revenir au sujet premier de notre discussion, il semblerait que Durrani soit tombé dans la magie noire pour apaiser les ifrits qui…
Frisé s’est tu un instant.
- Les dessins dans les champs de pavot, la pin-up, le cheval, il a apparemment su que c’était des blagues… mais les fontaines colorées, ou arrêtées… d’après ce qu’on nous a dit, ça lui a fait peur.
J’ai vu Erk se tendre, se secouer et se détendre puis hocher la tête.
- Il est temps qu’on l’empêche de nuire plus, alors, a-t-il dit, très sérieux. Après les deux villages rayés de la carte, les sacrifices humains, ça commence à faire beaucoup. Lin est en tractations avec l’armée française et les R&R pour du support lorsqu’on passera à des choses plus sérieuses contre le Pashtoune. Mais je lui ai soumis une idée dont je ne peux pas vous parler pour l’instant.
- C’est une idée qui réduirait les risques, mon grand ?
- Oui. Enfin, je l’espère. Et, désolé de ne pas t’en avoir parlé, Kris.
- Pas de problème, mon chéri.
Erk a rougi, encore. Frisé a rigolé.
- Une vraie rosière, Erk. Tu as bien changé depuis ton arrivée ici.
- Comment ça ? Je suis toujours le même.
- Oui. Et non.
- Ah ? Eclaire-nous, Frisé, répondit Erk avec un sourire en coin.
Frisa a ricané.
- En fait, ce qui a changé le plus visiblement, c’est le regard que nous portons sur toi. Tu nous es apparu comme une montagne, un homme immense, fort, indestructible et… intransigeant. Puis tu nous as montré cette facette de toi qui est la vraie, car tu ne l’as jamais plus cachée. C’est ta gentillesse, ta générosité, ton sens de l’honneur…
Erk a rougi, encore, sous nos regards attendris.
- Mais il y a autre chose qui a changé, et c’est toi. Tu es arrivé chez nous méfiant et meurtri. Cachant tout ça derrière un professionnalisme à peine informel. Puis tu as de nouveau souffert, chez les FER, et tu as abandonné ton masque. Et nous, on a découvert des types qui valaient la peine qu’on se batte pour eux.
- Pour notre mission…
- Pour vous, Viking. C’est pour vous trois qu’on se bat et qu’on risque nos peaux. Pas pour un idéal ou pour un pardon. Mais parce que vous nous inspirez, tous les trois.
Il l’a fixé encore, et un lent sourire égrillard et taquin s’est affiché sur son visage.
- Il y a autre chose qui a changé, aussi, et c’est ton rapport aux sexes.
Erk s’est redressé, surpris.
- Au pluriel ? il a demandé.
- Oui. Tu regardes Kris d’un autre œil. Et je sais que ça ne me regarde pas, mais voir ton frère plus détendu, plus serein, ça fait plaisir, mon gars.
Erk était rouge comme un homard, les yeux baissés, puis il s’est caché le visage dans les mains, submergé par ses émotions. Kris a eu pitié, a passé un bras autour de son cou et l’a attiré à lui. Erk s’est blotti contre lui, le visage dans le cou.
Kris souriait, mi-tendresse, mi-sarcasme.
- Ah la la, mon grand, que vais-je faire de toi, qui rougit comme une grenouille de bénitier… Tu fais une bien belle grenouille, certes, mais moi, c’est mon cher amour que je veux, pas une grenouille des fraises, hein ?
Erk a hoché la tête et Kris a posé son menton sur son casque.
Le silence – tout relatif – est tombé sur le plateau de la Land. Erk s’est détendu, a perdu de sa belle couleur pivoine, restant tout juste rose et ça pouvait être le froid. Il a continué à se blottir contre Kris mais sans se cacher, cette fois-ci. Voir ce mastodonte essayer de se faire tout petit pour tenir entre les bras de Kris, c’est plutôt mignon. Ils sont attendrissants, tous les deux.
Pour ceux qui se posent la question, la grenouille des fraises, c’est une petite grenouille tropicale, une dendrobate, au corps rouge vif et aux pattes bleues. Elle est aussi venimeuse, mais je me garderai bien de le dire à Kris. Merci Mr Wiki, c’est-à-dire Quenotte.
On a somnolé dans la Land. A tour de rôle, je précise. C’est notre territoire, mais c’est trop dangereux de se reposer sur ses lauriers, ici. Puis, on s’est fait largués pas trop loin de V3 et Frisé est parti vers l’ouest, vers le Pashtoune cinglé, utilisateur de magie noire. J’ai fait une petite prière pour qu’il ne leur arrive rien.
On a trouvé une petite grotte où passer la nuit. Après le dîner, ce fut au tour de Kris de se blottir dans les bras d’Erk. Baby Jane a voulu le rejoindre, alors Erk a ouvert les bras. Du coup Tito a demandé un peu de chaleur puis Bear l’a rejoint et j’ai regardé le tas de chiots qui grouillaient sur le géant. Et quand Quenotte, JD et Kitty ont rejoint le tas, il n’y avait plus qu’une paire de longues jambes musclées qui s’agitaient sous le tas. Et sortant de ce tas, un rire d’enfant heureux qui résonnait contre les parois de la grotte. Yaka a aboyé, prise dans la liesse et a sauté sur le tas, toute heureuse. J’ai pris une photo. Ou deux, ou trois…
Le lendemain matin, on s’est dirigés vers V3 sous un ciel couleur de plomb. Ça ne veut dire qu’une chose : il allait flotter. Et beaucoup.
Et ça n’a pas loupé. On marchait depuis à peine une heure quand on s’est ramassé la baignoire du Bon Dieu sur la tête, comme disait ma grand-mère. C’est tombé très vite. Quelques grosses gouttes sont parties en éclaireurs, puis, quelques-unes en tirailleurs, puis le gros de la troupe, d’un seul coup, sur le poil. Et ça tombait tellement fort qu’on se sentait comme écrasés par le poids de l’eau qui nous tombait dessus.
On ne s’entendait plus vraiment, on n’y voyait pas très bien. L’expression rideau de pluie était très juste. Erk nous a demandé de nous grouper, comme pour la neige, avec nos visières baissées et les HUD activés, et on a continué à traverser la grande étendue plate qui nous séparait de V3.
Et on a béni nos ponchos doublés, parce qu’avec la capuche bien serrée, les keffiehs autour du cou et nos bottes imbibées de graisse, on était plutôt secs. Même Yaka avait une capuche sur son manteau, que JD avait ajouté avec des pressions. Elle allait pattes nues, mais c’est ce que font les chiens d’habitude.
On n’a pas vraiment fait de pause à midi, vu que ça drachait toujours, mais on a grignoté une barre protéinée (beurk) en marchant. Si on avait soif, plutôt que de chercher nos gourdes et de risquer faire entrer la pluie sous nos ponchos, on baissait les keffiehs et on léchait le bord de la capuche du poncho… Ça suffisait à calmer la soif un peu.
Bon, vous devez vous dire que, si on ne voulait pas soulever nos ponchos pour boire, comment allions-nous utiliser nos flingues ? Très simple. Lin nous avait regardé droit dans les yeux et nous avait dit que si nos ponchos devaient revenir avec des trous, elle aimerait autant qu’ils viennent de l’intérieur plutôt que de l’extérieur. On a compris.
- Les gars, a dit la voix du Viking, on arrive bientôt à V3, on va pouvoir se mettre à l’abri un peu. On va voir si on peut se mettre dans la grange, pas la salle commune, on va tout tremper et dégueulasser.
On a continué à marcher sous la flotte. Tout devenait assez automatique. Heureusement qu’on était encore en territoire ami. Le bruit incessant de la pluie était carrément hypnotique et j’ai fini par être dans un état presque second, comme si j’étais sorti de mon corps. Mais je ne m’en rendais pas compte.
Et je me suis cogné dans Kris.
- Pardon, Kris.
- Pas de problème. Viens par là. Les autres sont déjà à l’abri.
C’est là que je me suis rendu compte que j’étais pas tout à fait alerte.
- Les autres sont comme moi ?
- Comme toi comment ? Un peu à l’ouest ? Ouais. Sauf Erik et JD.
- Grâce à Yaka ?
- Oui. Allez, viens te mettre au chaud.
Je l’ai suivi dans le grenier à foin au-dessus de la bergerie. Il est un peu vide de foin vu qu’on est à la fin de l’hiver, mais il était assez spacieux pour qu’on puisse mettre nos ponchos à égoutter d’un côté et s’allonger de l’autre.
Ça faisait du bien de ne plus sentir le poids de l’eau sur les épaules. On l’entendait toujours, mais elle ne tombait plus sur nos casques. Et c’était un soulagement.
- Quelle heure est-il ? j’ai demandé, encore un peu à la ramasse.
- L’heure du goûter, a répondu Tito.
Qui a ensuite dû expliquer à son ours ce que ça voulait dire pendant que nous on sortait le chocolat, le pain de guerre et des fruits au sirop, histoire de se caler un peu l’estomac avant le vrai dîner.
Les villageois nous ont laissé tranquilles pendant un petit moment. Puis on a vu arriver la femme du malik, la mère des deux filles qu’Erk avait Soignées avant l’hiver. Elle semblait hésitante.
- Entrez, entrez. Que pouvons-nous faire pour vous ?
Erk avait un grand sourire très gentil en disant ça et ça l’a décidée à grimper les derniers échelons.
- Vous aviez dit, la dernière fois, que vous pourriez nous aider.
- Oui, si c’est dans nos cordes, a répondu le géant.
C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que la bergerie était vide.
- Nous avions dit à Salim et Ousman de revenir avec les moutons s’il pleuvait. Ils auraient dû être là.
- Où devaient-ils aller, pour faire paître ? a demandé Kris.
- Vers la rivière.
- Qui doit avoir gonflé avec la fonte des neiges et la pluie, j’ai ajouté.
- C’est ce que nous craignons. Salim et Ousman ont à peine dix et neuf ans, ils sont dégourdis, mais je crains qu’ils ne prennent peur et fassent des bêtises.
- Bien. On peut aller les chercher, mais ils risquent d’avoir peur de nous, non ?
Elle passa ses mains derrière son cou et détacha une chaîne en argent avec une délicate main de Fatima toute lisse et portant simplement une toute petite pierre verte, la couleur de l’islam.
- Erk, ils vous ont vu la dernière fois, ils ont vu comment étaient nos filles après vos Soins. Je pense qu’ils vous feront confiance, mais ce petit bijou les convaincra certainement.
- Très bien. Vous pouvez nous faire un plan ou nous indiquer très précisément où ils devraient être ?
Elle s’assit avec nous, semblant ordonner ses pensées, puis, très calmement, avec un grand luxe de détails, elle nous fit une description précise des endroits où les enfants avaient pu emmener les brebis du village. Elle est repartie et on s’est tous regardés.
On a pris notre décision sans dire un mot.
On a grignoté un peu plus, histoire de faire provision d’énergie, on s’est rhabillés, on a remis nos ponchos et on est sortis sous la pluie.
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