Jour 4 - Le jour où je n'ai pas le coeur à la fête
J'ai un frère. Il est mort. À son enterrement ma mère m'a dit à travers un rideau de larmes qu'il sera toujours là, avec nous. Quand elle s'est mouchée, quand j’ai lu la douleur dans ses yeux qui faisait écho à la mienne, j'ai bien senti qu’elle disait vrai, même si je n’avais que dix ans. Le lit de mon frangin est à côté du mien, dans notre chambre qui est maintenant ma chambre ; ses posters de moto-cross sont toujours punaisés au mur, ses héros casqués et colorés figés à cinq mètres du sol dans des positions incroyables. Personne n'ose toucher à ses affaires. Mes parents devront bien le faire un jour - je ne pourrai pas de ma propre initiative, j'aurai trop peur de les blesser - mais je ne veux pas être à la maison ce jour-là.
Mon frère a succombé à de multiples traumatismes, c’est comme ça que le médecin nous l’a annoncé, suite à un accident. Il circulait en vélo et a été percuté à un carrefour du village par un jeune automobiliste qui roulait trop vite. La croix au stop, c’est pour mon frère. Il était et il reste encore mon héros même si je ne le reconnaissais plus la dernière année. Il venait d’avoir 16 ans et traversait ce que mes parents appelaient alors la crise de l’adolescence - je n’ai pas hâte d’y arriver quand je vois ce que cela amène. Il serait adulte aujourd’hui, c’est le deuxième anniversaire de sa mort, et peut-être aurait-il encore changé, pour le mieux - c’est ce que je veux imaginer. Mais sa trajectoire a été brusquement stoppée et sa vie figée dans le temps, comme ses pilotes de moto sur les photos - j’espère que pour lui aussi c’était en haut du plus beau moment de son parcours.
Je descends les escaliers doucement, ma main effleurant le vieux lambris au mur. La porte qui mène au salon est fermée et j’entends un voix étouffée. Je crains ce moment, ne sachant pas quoi faire ou que dire en cette journée lugubre. Ayant peur d’entrer à un mauvais moment, je remonte les premières marches de l'escalier puis me ravise. Je prends un verre sur le meuble en bas, imite je ne sais plus quel personnage vu dans un film, appuie délicatement le verre contre la porte, puis mon oreille contre le verre. C’est donc vrai, quand on colle son oreille à un verre on entend la mère !
Ma mère est au téléphone avec son amie, l’ex-femme du boulanger, celui qui a vendu son âme au diable. Elles parlent évidemment de mon frère, de l’accident. Ma mère essaie de décrire l’indescriptible, le vide, l’immense vide créé par la mort de son fils. Je pleure, j’ai envie de la prendre dans mes bras et de remplir ce vide, de l’aimer avec la force de deux enfants. Ma mère demande à son amie comment va son grand, comment il réagit. C’est vrai que c’était le meilleur ami de mon frère et que lui aussi doit y penser aujourd’hui. Ils étaient toujours ensemble les fins de semaine. Les deux vedettes de l’équipe de soccer locale, le duo de choc qui faisait les victoires. Je ne comprends pas trop le reste de la discussion, n’ayant qu’une voix sur deux de ce dialogue. Ma mère dit à son amie que cela lui passera, qu’il est un bon gars, probablement affecté par la mort de son ami, et qu’il retrouvera le bon chemin. Elle raccroche enfin ; je décolle mon oreille de mon appareil d’écoute ultra-sophistiqué et le dépose sans bruit. Je remonte quelques marches silencieusement puis les descends à nouveau en faisant plus de bruit. J’ai le sens du timing, ma mère ouvre la porte doucement.
Nos yeux sont rouges. Ma mère me prend dans ses bras quand j’arrive sur la dernière marche. Elle me dit que c’est dur mais que ça va, me demande si je veux aller au cimetière avec elle aujourd’hui, me demande si je vais bien. Je lui réponds que je préfère y aller seul, que j’irai plus tard, en vélo. Ce mot reste suspendu quelques secondes. J’aimerais reprendre ma phrase mais on n’est pas dans un livre, il n’y a rien à effacer, tout s’écrit à l’encre indélébile. Seul le temps et la chimie du cerveau auront un effet sur nos mémoires. Je lui demande si mon père ira sur la tombe, elle me dit qu’il y est déjà depuis le début de la journée. J’irai donc à pied, même si je dois marcher longtemps.
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