Pour l’occasion, un grand amphithéâtre, totalement rond, avait été investi. L’étude commandée par le juge Keiko avait mis au travail des dizaines d’équipes différentes et bien des omégas s’étaient attablés sur le sujet. Les jugements étaient si rares et les demandes directes si peu habituelles que cela avait fait grand bruit.

Près du rond central, le juge Keiko s’était justement installé pour recevoir les résultats d’enquêtes. Cela n’appelait a priori aucune forme de jugement mais il était habituel quand un oméga faisait une demande de venir recevoir les résultats. Il avait néanmoins pris la décision de faire venir un grand nombre d’oméga gérant des zones communes ainsi que plusieurs autres juges. Tout ce qui pourrait être dit ici pouvait les intéresser et ils étaient près d’une dizaine en comptant Saarf et Atkins qui s’étaient installés près du juge.

Beaucoup plus haut dans l’estrade, collé à Leyn, Merwan se sentait bien seul. Il avait tenu à venir mais il était le seul alpha de la pièce entière. Ce seul point montrait l’étendue du problème pensa-t-il amèrement. Il se sentait très anxieux. On approchait du moment où toute l’énergie qu’il avait pu déployer aurait un impact ou serait balayée d’un revers de main. C’était souvent ce qu’il se passait envers les alphas.

- Bonjour à tous, commença le juge, provoquant un grand silence dans la salle. Tout d’abord je tiens à vous remercier car vous avez été très nombreux à répondre à mon appel. La série d’études qui ont été diligenté me semblent très pertinentes et je serais ravi d’entendre vos différentes conclusions. Je pense qu’il serait sage de commencer par les rapports généralistes sur le bien-être.

Un oméga, visiblement choisi pour résumer une série d’études s’approcha en douceur. C’était un petit blond d’une cinquantaine d’année avec un sourire un peu trop crispé pour être bon signe. Il commença par remercier le juge Keiko de sa bienveillance et de sa clairvoyance.

- Nous allons devoir effectuer de très longues études complémentaires car nous avons effectivement trouver certaines choses problématiques. Nous nous sommes divisés le travail et nous avons définis différentes tranches de la population. La question clé était une évaluation du bien-être et une évaluation du bonheur ressenti, qui est donc subjectif, à partir d’une échelle mentale.

A ce stade-là, Merwan fronçait des sourcils, se creusant la tête pour tenter de comprendre ce qui avait été fait. L’oméga poursuivit tranquillement, expliquant ses échantillonnages et indiquant clairement que c’étaient des analyses préliminaires, que les situations géographiques étaient à prendre en compte ainsi qu’un certain nombre d’autres points.

- Néanmoins notre première évaluation montre des disparités importantes aux seins des populations. Les omégas adultes, de plus de trente ans, clairement installés montrent des niveaux de bonheur particulièrement haut. Le taux moyen est de huit sur dix de bien-être ressenti. Les enfants omégas semblent tout aussi heureux. La population entrant dans l’âge adulte et tout particulièrement sur les années de présentation aux alphas est par contre beaucoup plus stressée, les taux médiant pouvant chuter à six sur dix.

Il s’arrêta. Ils savaient tous, intuitivement, que c’était le cas, mais à présent cette donnée était mise en lumière et dite à voix haute il était plus dur de l’ignorer. Le juge Keiko hocha gravement la tête. Des solutions étaient cherchées pour ce problème depuis des décennies déjà et ils devaient encore améliorer les choses.

- Concernant la population bêta, les chiffres sont plutôt stables mais ils sont moins hauts que nous aurions pu l’espérer. Le taux moyen de bien-être ressenti peut être arrondi à sept sur dix. Pour les plus jeunes néanmoins, ce taux augmente jusqu’à du huit sur dix en moyenne.

Il y eut un nouveau moment de silence, suivi d’un léger brouhaha alors que tous discutaient à voix douce de ce que cela impliquait. Ce n’était pas une mince affaire et ce point tout particulièrement devrait être amélioré. Ils en avaient tous consciences.

- Concernant la population alpha, nous tenons à préciser qu’il est difficile d’être certain de leurs franchises. Nous avons toujours expliqué que les réponses données ne seraient ni divulguées, ni utilisées directement, mais leur fiabilité pose questions. Ensuite, un certain nombre d’alphas ont dû être puni à la suite de nos questions, elles ont semblé entraîner beaucoup de colères. On nous a également signalé plus de problèmes après notre passage.

Merwan soupira doucement, il était assez peu surpris. Aller demander à des alphas maltraités depuis des années si ça allait, ça ne pouvait pas bien se passer. Ce n’était pas la bonne question ou au moins, pas le bon interlocuteur : si c’était des bêtas qui avaient demandé, les choses auraient sans doute été plus tranquilles.

- Le taux moyen de bien-être ressenti avant l’entrée à l’école, chez les très jeunes alphas est considéré comme haut, avec un huit sur dix. C’est quasiment autant que pour les enfants bêtas ou omégas, même si cela reste légèrement en dessous. Une fois entrée à l’école des alphas, néanmoins, ce chiffre baisse drastiquement. La première répartition le diminue encore, ainsi lorsque les alphas sont envoyés pour la première fois à leurs potentiels omégas ils évaluent leur bien-être à quatre sur dix. Les alphas vivant au sein des zones communes ont une très grande disparité de résultats qui nous pousse à ne pas vouloir les mélanger, cependant, la moyenne se situe également autour des quatre sur dix.

Il y eu de nouveau un grand moment de silence avant que le juge ne prenne la parole d’une voix douce.

- Avez-vous pu recouper les niveaux de bien-être ressenti avec les méthodes employées ?
- Oui, cependant il ne s’agit que d’une étude préliminaire et de nombreuses vérifications devraient être faites avant d’en tirer de véritables conclusions.
- Je comprends, j’aimerais cependant entendre les résultats.
- Il y a une corrélation entre le nombre de punitions, l’intensité de celles-ci et le faible niveau de bien-être ressenti.

Merwan frémit. Il savait que les alphas étaient censés être particulièrement dur au mal, si résistant que rien n’était censé les ébranler.

- Bien-sûr il faudra vérifier. Je crois savoir que d’autres groupes de travail se sont arrêtés spécifiquement sur ce point.

La discussion reprit et les résultats s’enchaînèrent. Durant deux jours pleins, les groupes se succédèrent devant le juge Keiko qui prenait des notes tranquillement. Puis, ce fut à son tour de passer même s’il tremblait comme une feuille devant l’implication de tout ce qui venait d’être dit. Les zones communes avaient été dépeinte comme des lieux généralement néfastes aux alphas.

Merwan s’avança doucement sous les regards des différents omégas et des bêtas. Il se sentait mal, trop imposant et vraiment pas à sa place pour leurs parler, pourtant il devait le faire. Il avait avec lui une pile de documents et c’était le moment de donner le meilleur de lui-même. Leyn était descendu au premier rang, pour le soutenir moralement, mais il avait dit : « il n’y a pas mieux placé que toi pour leur en parler ».

Arrivé dans l’espace central, il toussota un « bonjour » maladroit. Aussitôt, le juge Keiko prit la parole.

- L’alpha que nous avons devant nous s’appelle Merwan, il est à l’origine du jugement que j’ai rendu. J’ai cru comprendre qu’il a mené une partie d’enquête. Merwan, je vous laisse la parole.

Un oméga aurait souri, il aurait dit merci soulagé de cette présentation qui remettait les choses dans son contexte. L’alpha reprit simplement :

- Je pense que vous ne pouvez pas définir le bonheur des alphas sans leur parler vraiment alors on a fait des questions et on les a posés à des alphas venus de différents endroits. Je vais vous en lire les transcriptions.

Merwan ouvrit son dossier et sortit la première page.

- Nous avons demandé à ces alphas, s’ils préféreraient être un alpha, un bêta ou un oméga. La totalité ont répondu qu’ils auraient aimé être un bêta ou un oméga.

Merwan laissa passer un moment de silence.

- De la même manière, concernant l’endroit où nous souhaiterions être en ce moment-même, la majorité d’entre nous ont choisi un lieu qui leur permettait d’être en sécurité, d’être apaisé ou d’être serein.

Il retourna la page, à l’arrière c’était une interview de Jark.

- J’aimerais maintenant vous lire deux extraits. Le premier vient d’un alpha qui habite aux zones communes tenues par Saarf. Je crois avoir compris qu’elles avaient plutôt obtenues une bonne note aux évaluations de bien-être. Cet alpha dit qu’il aimerait quitter les zones communes pour trouver un oméga qui lui permettrait de se reposer. Il dit plus tard qu’il se sent bien mais que ces questions sont frustrantes parce qu’elles ne l’aideront jamais à trouver un partenaire. Durant cette interview, Natane qui le connait bien à dit qu’il avait l’air détendu et confiant.

Sur la seconde page les mots qui s’accumulaient étaient plus dur. Merwan ne l’avait pas choisi pour rien. Il posa les yeux sur ces omégas entassés qui l’observaient lire un peu ébahis comme s’ils observaient un tour de passe-passe.

- Le second extrait provient d’un alpha qui habite dans une zone commune disciplinaire comme celle où j’ai été enfermé moi-même. Il s’agit de la zone tenue par Erkay. Je crois savoir que leurs notes sont plutôt basses. Cet alpha… Je vais vous lire ses mots. A la question « voulez-vous entrer et prendre place ? » il a dit « non. Non, vous entendez. Je refuse tout ! Je ne veux pas ! ». La suite de la transcription a été faites devant sa cellule, à travers la grille. A la question « est-ce que vous vous plaisez dans cette zone commune ? » il a répondu : « C’est une blague ? Ou peut-être une forme de torture ! Vous êtes vraiment immonde. A votre avis !?».

Merwan hésita un instant avant de lire la suite de la transcription.

- « Bande de connard ! Vous aimeriez vous vivre attaché, être frappé, être affamé ! Ça vous plairait ?! Vous avez qu’à venir, je vous offre ma place ! » Ensuite il a demandé à aller sur une « planète sans oméga » pour, je cite : « être débarrassé de votre putain de fausse bienveillance mal placée ! ». A la question avez-vous mal quelque part, Natane s’est fait insulter pendant de très longues minutes puis l’alpha s’est mis à rire avant de l’insulter à nouveau. Plusieurs blessures étaient visibles. Natane a choisi d’attendre qu’il se calme, sans avoir recours à une punition pour lui poser les questions suivantes. Il a demandé s’il avait des douleurs au quotidien et l’alpha a indiqué plus de neuf zones de douleurs quotidiennes.

Merwan prit le temps de détailler. Il voulait leur montrer que ce n’était pas parce qu’un alpha parlait mal, insultait ou se montrait en colère que ce qu’il tentait d’exprimer n’était pas important.

- A la question « que pensez-vous du statut des alphas ? » les insultes ont repris et il a demandé si, je cite : « c’est une nouvelle forme de torture ? Vous n’avez pas fini de me briser alors vous vous acharnez ! Vous êtes dégueulasses. »

Les insultes continuaient un long moment.

- « Préfèreriez-vous être un alpha, un bêta ou un oméga ? » il a répondu un bêta pour pouvoir m’éloigner de vous. La suite des réponses est de plus en plus haineuse puisqu’il répond qu’il aimerait la mort de la personne qui lui posait les questions et passer sa vie à tuer des omégas.

Au premier rang, Natane baissa la tête. Il s’était senti tellement mal pendant qu’il l’interrogeait et il ne comprenait pas qu’entre tous les dossiers et les jolies réponses, Merwan ait choisi ce dossier là à présenter.

- A la question « est-ce qu’il y a des choses que vous voudriez éviter ? » il a bien entendu répondu « les omégas », « est-ce qu’il y a des points qui pourraient être améliorer dans votre quotidien et si oui, lesquelles ? » … « l’absence d’omégas ». et on continue avec des insultes. « Comment vous sentez-vous maintenant ? », « immonde bâtard sans couille, tu te crois fort hein, derrière cette grille, viens ici que je t’arrache les yeux », « que pensez-vous de ces questions ? », « tu peux te les enfoncer dans le cul, pour une fois tu ne feras de mal à personne » et puis nous arrivons à la question sans doute la plus intéressante : « si vous deviez changer des choses dans notre société, que changeriez-vous ? ». Ce n’est pas une petite question. L’alpha s’est visiblement calmé un instant, d’après les notes, puis il a arraché sa couchette, l’a jeté contre les barreaux et à tenter de les arracher à mains nues.

Dans la salle un grand moment de silence s’étala après que la voix forte de Merwan se soit tut.

- J’ai demandé à lire les transcriptions. J’espère qu’elles seront accessibles et bien fouillées, il y a des tas d’idées, des idées de fonctionnements qui pourraient vous intéresser réellement mais tout est très … alphas. On m’a demandé de vous présenter mon travail. J’ai élaboré un lot de questions, cherché le meilleur moyen de les poser et je n’ai pas pu le faire car très peu d’omégas acceptent que les alphas parlent ensemble. En lisant cette transcription, je me suis dit que c’était exactement ce qu’il fallait que vous entendiez. La majorité des alphas sont sans doute horriblement en colère. Je ne suis peut-être pas une bonne représentation, mais si j’ai peur, je cris, je tape, je me débats. Je n’attends pas. J’agis. J’essaie et ne pas y arriver ne fait que me mettre encore plus en colère. On ne dira pas « au secours, j’ai besoin d’aide », on dira « viens ici que je t’arrache les yeux ». Cet alpha hurlant, ça aurait pu être moi dans un mauvais jour, avant Leyn. Aujourd’hui, je sais lire, j’arrive à vous dire tout ça calmement, mais mes conditions de vies le permettent. Je sais que vous voulez bien faire, je comprends que vous ayez des aprioris, mais s’il-vous-plait… S’il-vous-plait, faites le nécessaire pour qu’on n’ait pas de raisons d’être en colère. Arrêtez de nous empêcher d’agir. Faites en sorte qu’on en ait plus envie. Et cet alpha… cet alpha a besoin de votre aide comme beaucoup d’autres.

Merwan s’arrêta, les observa. Ils avaient l’air au mieux dubitatifs. Ils n’avaient visiblement pas tout à fait compris mais ce n’était pas surprenant. Au moins il aurait essayé se dit-il, déçu tout en rejoignant Leyn.