Chapitre 34 – sans espoir
Avançant d’un pas rapide à travers les couloirs, Saarf se rendait dans l’une des nombreuses pièces prévues pour la session de ce jour. Cela faisait trois mois à peine qu’ils avaient commencé à organiser ces programmes, il manquait encore de pratique.
En arrivant, il rentra sans attendre pour faire le tour de la pièce. C’était un endroit qui se voulait neutre et rassurant mais ce n’était pas si évident que ça. Il contrôla le piton, discret, qui était fiché derrière l’une des banquettes, il était toujours aussi solide. Sa vérification faites, il repartit chercher l’alpha qui serait présenté aujourd’hui et le ramena tout en essayant de se faire rassurant.
Eiro n’avait pas l’habitude de marcher dans ces couloirs, son univers s’était arrêté aux zones communes depuis bien longtemps. Il avait vieilli dans ses murs. Tout contre lui, Saarf lui parlait d’une voix douce, lui assurant que ce serait une bonne expérience, qu’il n’avait rien à craindre.
- Comme je te l’ai expliqué, qu’il accepte ou qu’il refuse, tu rentreras avec nous si tu le souhaites. Pour que tu partes avec lui, il faut que vous soyez tous les deux d’accord.
L’alpha acquiesça en tremblant, peinant à avancer. Il n’avait pas été réparti depuis des années déjà et ça s’était horriblement mal passé à l’époque. A ce moment-là, il sortait tout juste de l’école des alphas et il n’était pas cet alpha calme qu’il était devenu. Il était agacé, énervé par des tas de détails, et quelque peu rebelle. Les omégas à qui on l’avait présenté avaient tous hésités, sans la moindre exception. Son petit gabarit pour un alpha, son obéissance manifeste malgré ses quelques gestes d’humeurs et ses commentaires agacés pouvaient plaire. Mais ils avaient dit « non » … Les omégas s’accumulant, une nouvelle forme de stress était venue s’ajouter : et si personne ne le sélectionnait ? Peu importe le temps qui était passé, il se souvenait encore de sa dernière chance. C’était un tout jeune oméga de vingt-cinq ans tout pile qui le regardait avec de grands yeux un peu effarés. Il était resté bête devant lui en comprenant qu’il risquait vraiment de ne pas être sélectionné du tout même s’il n’avait attaqué personne, même s’il n’avait rien fait de mal, aussi simplement que ça.
Eiro secoua la tête pour tenter de faire fuir les images de son esprit, mais sa mémoire, garce, lui repassa le film de sa première et dernière rébellion. Il avait crié pour qu’on le laisse encore essayer. Il avait dit que c’était une erreur. Les bêtas s’étaient refermés sur lui le mettant en colère, il s’était senti tellement haineux… C’était la première fois qu’il se retrouva puni au collier mais malheureusement pas la dernière. Loin de tout cela, Saarf continuait l’encourager.
- On y est. Viens voir…
Saarf l’entraina gentiment dans la pièce lui occupant l’esprit en lui montrant où il devait s’installer. Eiro bloqua légèrement. Cette rencontre, c’était peut-être le début de la fin. Saarf lui faisait totalement confiance mais s’il se faisait punir ici, les choses allaient changer. Peut-être même qu’il serait renvoyé à nouveau ?
- S’il-vous-plait… Je… Je ne veux pas.
- Tu n’es pas forcé de repartir avec lui, ne t’inquiètes pas.
L’alpha se raidit un peu plus en baissant la tête dans une attitude défaite que Saarf n’avait plus vu chez lui depuis des années maintenant.
- Je ne veux pas le rencontrer.
- Est-ce que ça t’aiderait si je reste avec vous pour la première fois ?
Eiro frémit, fermant les yeux, la seule chose qui aiderait c’était qu’il le reconduise à sa petite chambre bien fermée pour le laisser dormir une heure ou deux sous une couverture épaisse et puis qu’on l’oublie. Il avait déjà fait tout le cursus, il avait obtenu le nombre de refus maximaux, il avait été renvoyé dans une zone commune définitive. Là-bas… Là-bas… Il recula, cherchant à fuir ses pensées.
- Eiro ?
- Comme vous voulez.
- Eiro, ça va bien se passer. Vous ne risquez vraiment rien.
- Je suis trop vieux pour les étudiants.
L’oméga s’approcha jusqu’à lui toucher délicatement le coude dans une attitude réconfortante. Il répéta que tout irait bien, mais comment le croire ? Faute d’avoir d’autres choix, Eiro s’installa sur la banquette laissant le soin à Saarf de choisir la longueur de la laisse qu’il lui laisserait.
- Il va arriver d’un instant à l’autre et vous pourrez faire connaissance. N’oublie pas, tu as le droit de refuser de le revoir ou d’accepter mais de revenir dans ta chambre. Ce programme…
Saarf hésita et se pencha vers lui pour tenter de saisir son regard fuyant.
- Ce programme a été conçu par un alpha pour des alphas. Tu as énormément de droits.
Eiro baissa un peu plus la tête, vaincu. Beaucoup de droits, mais pas celui de ne pas être là. Lorsque la porte se rouvrit doucement, il se tassa d’autant plus. Du haut de ses quarante-deux ans, il savait que sa vie était finie. Il ne ferait jamais rien de plus que son quotidien aux zones communes et s’il s’était résigné, il en était également satisfait. Il ne les observa pas, mais il attendait distinctement les deux omégas discuter.
- Bonjour Kervu.
- Saarf. Comment vas-tu ?
- Bien merci. Je te laisse avec Eiro.
Saarf hésita un instant puis ajouta à l’intention de l’autre oméga :
- Il a demandé à ne pas te rencontrer. Peut-être qu’un premier rendez-vous court serait tout indiqué ?
- Oh… D’accord. D’accord, merci.
Saarf acquiesça, jeta un dernier regard vers Eiro qui avait toujours le visage baissé et reparti. Le programme avait été proposé par un petit groupe l’alpha qui avait débattu des différentes possibilités. Ça avait été une horreur à mettre en place mais Merwan était persuasif et ses premiers résultats avaient convaincus bien des omégas. Ce serait sans doute la seule véritable chance pour Eiro alors il espérait de tout son cœur qu’il la saisisse.
Dans la pièce, Eiro attendait toujours en fixant la table devant lui et les rainures dans son bois. Il n’avait jamais su plaire. Il ne saurait pas aujourd’hui non plus. Non loin de lui, l’oméga inconnu s’avança jusqu’à s’installer sur la banquette d’en face. Ils n’étaient séparés que par la table solidement vissée au sol.
- Bonjour Eiro, je m’appelle Kervu. On m’a dit de me présenter et de vous laisser la possibilité de me poser des questions, puis peut-être que vous pourrez répondre aux miennes. J’espère que cela vous va ?
L’oméga attendit un signe qui ne vient pas et se renfrogna un peu, déçu.
- Je ne suis pas étudiant, en faites, je ne travaille même pas ici mais dans l’une des résidences autour. Je prépare des repas qu’on livre un peu de partout dans le secteur.
Un silence un peu plus long s’étala.
- Je vis… Je vis dans un appartement plutôt très confortable avec un balcon et une jolie vue. Je ne suis pas très sportif, mais j’aime marcher alors je vais souvent me balader. Peut-être qu’on pourrait le faire ensemble ? Je…
Il hésita et cet alpha, si froid et si contracté, les mains cachées sous la table, ne l’aidait pas.
- J’ai eu un alpha durant quelques années. Il est tombé gravement malade… un problème de cœur. On n’a rien pu faire pour le sauver. Il s’appelait Ortho et c’était… quelqu’un de très gentil au fond. Il n’aimait pas tellement m’accompagner mais il m’aidait à transporter la nourriture. J’ai toujours eu une relation assez… proche de lui.
Veuf. Saarf avait trouvé un oméga veuf pour lui. Eiro baissa un peu plus la tête. Une telle occasion ne se représenterait pas et il n’avait aucune idée de ne pas comment tout foutre en l’air. La pression était telle qu’il avait presque envie de lui crier dessus, de lui montrer qu’il n’était pas adapté juste pour que le bourgeon d’espoir qui naissait dans son ventre et lui faisait déjà mal meurt tout aussi vite.
- Je ne pensais pas reprendre d’alphas sincèrement. C’est un truc de jeune vous savez et puis… Il y a eu des annonces pour ce programme. Ils cherchent des profils particuliers. J’ai dû passer plusieurs entretiens avec des omégas et des bêtas, mon dossier a été soumis à des alphas si j’ai bien tout compris… et c’est eux qui ont décidé d’accepter ma candidature pour vous. Enfin, d’accepter que je vous rencontre au moins.
L’oméga se tut à nouveau et attendit un peu. La statue d’alpha devant lui n’était vraiment pas engageante pourtant, Eiro était plutôt beau. Des rides discrètes marquaient son visage notamment le long de ses joues, pouvant lui donner un air un peu sévère mais étant surtout le signe qu’il portait régulièrement un écarteur et ceux depuis très longtemps. Néanmoins sa peau était lisse, elle semblait douce et ses traits étaient plutôt fins. Ses cheveux bruns étaient striés de gris par endroit. Ses sourcils lui donnaient un air plutôt volontaire. En dehors de ça, il ne put rien détailler de plus car ses paupières étaient basses, cachant ses yeux et il se tenait presque ratatiné sur lui-même.
- Avez-vous des questions sur moi ? finit-il par demander.
Eiro fit immédiatement « non » du visage montrant qu’il écoutait vraiment ce qu’il disait mais la réponse le surprit.
- Aucune ? Je pensais… Vous ne voulez pas savoir… Je ne sais pas moi. Mon âge ? Ce que j’attends d’un alpha ? Ce que je pourrais vouloir de vous ?
A chaque question l’alpha se rapetissa un peu plus sur lui-même mettant Kervu de plus en plus mal à l’aise en sa présence. Il finit néanmoins par ajouter :
- S’il-vous-plait, répondez-moi.
- Si j’aimerais savoir.
- Alors pourquoi est-ce que vous ne demandez pas ? Soyez franc s’il-vous-plait.
- Je ne dis jamais ce qu’il faut. Je ne sais pas… comment faire.
- D’accord. Alors on va dire que vous avez le droit d’utiliser une gomme. Si ce que vous dites n’apporte pas ce que vous voulez, vous utiliserez la gomme et j’oublierais vos propos. Vous pourrez dire autre chose à la place. Est-ce que ça vous convient ?
Le regard d’Eiro se releva sur l’oméga, dévoilant deux orbes noirs d’encre qui le figèrent tout à fait. Kervu le trouva beau et il ne se gêna pas pour le dévorer du regard. De son côté, l’alpha aussi l’observait. Il découvrait un oméga d’une quarantaine d’année, un jeune veuf donc, aux cheveux blonds ne laissant pas voir la moindre trace de blanc. Ses traits étaient moins fins que tout ceux des jeunes qui vivaient ici, mais il restait délicat.
- Vous allez me rejeter ?
- Je ne pense pas.
- Les autres m’ont rejeté.
- D’accord… mais pas Saarf ?
- Non. Saarf… Saarf m’a sélectionné pour rentrer dans son collectif d’alpha.
A l’époque, il n’en était pas revenu et il n’avait pas compris son choix. Pourquoi lui ? De tous les alphas en zone commune, pourquoi lui ? Il n’avait jamais eu la réponse.
- Alors pourquoi je ne pourrais pas vous sélectionner à mon tour ?
- C’est différent.
- En quoi ?
- Vous… vous n’allez… Vous allez…
Eiro s’assombrit un peu, cassant leur contact visuel pour regarder ses mains fermement nouées sur ses genoux.
- Vous avez raison. C’est différent. Saarf vous a sélectionné pour rentrer dans une zone commune. Mais depuis, ces alphas m’ont sélectionné pour vous.
La pensée l’amusait visiblement car Eiro pouvait presque entendre le sourire dans sa voix et il trouva ça étrangement charmant.
- Et maintenant c’est à moi de valider leur choix. Est-ce que vous accepteriez que je vous pose des questions ?
- Oui.
- Merci… Violet ou bleu ?
L’alpha releva le visage jetant un regard totalement perdu à son interlocuteur qui lui fit un sourire doux.
- Votre chambre. Vous préfèreriez que les murs soient violets ou bleus ? Je me dis que ces couleurs vous mettrez vraiment en valeur. Vous êtes très beau.
Eiro écarquilla un peu les yeux sous le compliment. Cet oméga parlait comme s’il allait vraiment le faire, comme s’il allait vraiment dire « oui ».
- Je ne suis pas quelqu’un de facile, vous savez ?
- Non, je ne sais pas. Saarf dit que vous êtes très gentil.
- Je ne supporte pas… pleins de choses.
- Ah oui ? Comme quoi ?
L’alpha jeta un nouveau coup d’œil à ses doigts serrés et marmonna :
- Je n’aime pas qu’on touche à mes mains.
- D’accord, on ne touche pas les mains. Autre chose ?
- Le ventre non plus. En faites, je n’aime pas qu’on me touche... du tout.
- D’accord. Vous n’êtes pas très câlin. Etes-vous gourmand ?
Eiro réfléchit, cherchant une réponse mais il finit par admettre misérablement qu’il n’en avait pas la moindre idée.
- Est-ce que ça vous tenterait d’essayer de le découvrir avec moi ?
Il acquiesça doucement.
- Si j’ai bien compris le programme, on peut, si on est tous les deux d’accord faire un essai d’une semaine et faire un point après. Mais Saarf a proposé un programme préliminaire si vous le préférez. Vous pourriez dormir ici, dans votre chambre et nous passerions les journées ensembles pendant quelques temps avant de faire l’essai à temps complet. Qu’est-ce vous en pensez ?
Eiro accepta doucement, sans se rendre compte qu’il tremblait littéralement. C’était en train de se produire. C’était véritablement en train de se produire. Il allait appartenir à un oméga après toute ses années, il allait être en couple, il allait vivre loin des coïts répétitifs et des écarteurs, il allait… Il allait se balader avec son oméga. Son cœur tambourina dans sa poitrine alors qu’il relevait la tête en souriant pour la première fois depuis très longtemps.
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