Clepsydre
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Défi "Une dernière chose" lancé par Aube Noire : si vous deviez mourir, mais que vous pouviez faire / dire une dernière chose, que feriez-vous ? Auriez-vous une dernière chose à dire à quelqu'un, un secret à réveler ?
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Il pleut ! Je ne vois plus rien hormis la valse ahurissante des essuie-glaces qui s'entrechoquent sur le pare-brise dans un boucan assourdissant. Et tandis que le déluge s'abat sur moi, une lumière aveuglante surgit devant mes yeux plissés. Une demie-seconde me suffit pour comprendre que cette lueur n'est autre que celle des phares de la voiture qui me fait face. Une demie-seconde avant l'impact.
Il pleut ! Hypnotisée par ce goutte à goutte permanent, je songe au sablier de ma vie qui égrène ses dernières heures. Je ne suis pas encore morte. J'ai obtenu un sursis. Par le plus grand des hasards, je fais partie des Élus. Moi qui n'ai jamais rien gagné de ma vie, j'ai été tirée au sort pour retarder ma mort. De huit heures exactement. Huit heures pour accomplir une dernière chose avant de rendre mon dernier souffle.
Je regarde bêtement les perles de pluie tomber sur le sol au rythme de ce tic-tac incessant, encore sous le choc de ce futur avorté. Je devrais profiter de cette chance inouïe de pouvoir aller, venir, respirer pour quelques heures encore et pourtant, je reste plantée là, le regard perdu dans la flaque qui se forme à mes pieds.
Est-ce réellement une chance de connaître l'heure de sa mort ? À quoi bon retarder l'échéance puisque je ne peux même pas profiter de ceux que j'aime ! Le contrat est clair : huit heures pour accomplir une dernière chose mais seule.
J'ai souvent souhaité pouvoir profiter d'un temps rien qu'à moi, me retrouver seule dans un silence apaisant. Mais maintenant que j'y suis, l'unique désir qui me submerge est celui d'entendre une dernière fois les sempiternelles chamailleries de mes deux filles. Combien de fois me suis-je agacée de leurs bavardages et de leurs cris ? Combien de fois ont-elles entendu ma propre voix clamant mon impatience ? Savent-elles réellement à quel point je les aime ? Une larme coule le long de ma joue et tombe pour se mêler à l'onde accumulée.
Au loin, la cloche d'une église sonne. Déjà une heure écoulée, passée à me lamenter ! Je dois me reprendre et agir vite. Je ferme les paupières, laissant le décor de ma maison envahir mon esprit. Quand je rouvre les yeux, j'y suis. L'émotion me gagne. Chaque pièce regorge de souvenirs que de faibles rayons de soleil viennent illuminer.
J'erre quelques instants à travers cette maison que j'ai tant aimé, puis fouille le garage, la cave et le grenier. Je peste contre moi-même de n'avoir jamais pris le temps de ranger tout cela correctement. Trois sons de cloche plus tard, j'en ressors les bras chargés d'objets couverts de poussière que je nettoie minutieusement et que je range dans une boite cartonnée. Je camoufle le carton bruni par un patchwork de papiers aux motifs fleuris et de rubans en dentelle.
Satisfaite du résultat, je soulève le couvercle pour faire un dernier inventaire des vestiges de mon existence. C'est ainsi que ma vie défile sous mes yeux à mesure que mes doigts caressent les objets collectionnés au fil du temps : un album d'Évanescence, des cahiers noircis de poèmes et de croquis, des photos de famille jaunies, une bague en fil de fer, un bola, des gribouillages et des bonhommes-tétards, des fleurs séchées, des cœurs découpés dans du papier quadrillé, des livres cornés, des coquillages et des cailloux, des colliers de nouilles, des animaux en pâte à sel, un bracelet de perles cassé.
Nouveau son de cloche. Je saisis un feuillet et y appose ces quelques mots : « Les choses les plus simples sont parfois le plus beau des trésors. » J'enroule le papier sur lui-même et noue un bout de ruban autour. Puis je dépose le message dans le carton avant de le refermer.
Je rédige trois lettres, une pour chacune de mes filles et une pour mon mari que je dissimule dans la maison. Le temps les conduira à elles le moment voulu.
Je barbouille des post-it de petits messages que je glisse un peu partout : sous leur oreiller, dans leur tiroir à chaussettes, dans le bac à couverts, au milieu du tas de courrier qui traine dans l'entrée, dans le placard à « goûters », sous des pots de fleurs, dans des pages de livres et bien d'autres endroits des plus communs aux plus insolites. J'espère que cela suffira à leur témoigner tout l'amour que je ressens pour eux et que ces petits bouts de papier leur apporteront réconfort et apaisement lorsqu'ils les trouveront.
J'entends de nouveau l'église sonner. Plus qu'une heure.
Je fais une dernière fois le tour de ma maison, en commençant par le jardin. La pluie a cessé, laissant derrière elle, ces petites perles qui brillent au soleil. Je respire l'herbe mouillée et caresse les feuilles lancéolées. À l'intérieur, je retire mes chaussures, et foule le parquet de mes pieds nus. Je regarde les objets qu'ils n'ont pas rangés et pour la première fois souris de ce bazar qu'ils ont laissé. Je détaille chacune des photos qui habillent les murs et enregistre tous les détails de leurs sourires : l'amande de leurs yeux, la fossette au creux de leur joues, les ridules au coin de leurs paupières.
Je grimpe l'escalier et caresse les chemises dans la penderie. J'ouvre les portes des chambres, saisis les doudous de mes filles que je porte à mon nez. Je m'allonge à même le sol et ferme les yeux. Enveloppée de leurs odeurs familières et de la présence de leurs âmes, je laisse le sablier écouler ses derniers grains.
Tandis que j'entends de nouveau la pluie tomber, je laisse la nuit noire m'emporter.
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