L'offrande de la paroisse divine (nouvelle sur idée de Jaden Kor)
Il était indéniable que Fatelate était sur le déclin. Des rumeurs disaient que de plus en plus de survivants se rassemblaient autour des portes d’accès au refuge et que les conditions d’accès s’étaient durcies. Des familles entières se voyaient refuser le passage et restaient bloquées dehors à la merci du danger, des points d’eau depuis longtemps asséchés et des parcs alentour devenus des fosses communes à l’abîme sinistre. Ce n’était pas mieux à l’intérieur des murs de la cité. Des tensions éclataient entre différentes factions de métiers, et chaque passage à la cantine ou à l’administration était de plus en plus taxé, des gens biens s’endettaient jusqu’à ne plus être en mesure d’effectuer leur corvée ou de rembourser leur contrepartie. Certains disparaissaient, payant leur affront de leur vie.
Je mendiai dans les rues, et de jour en jour, je relevais le nom de Lambgift dans les conversations alentour. On disait de cette ville qu’elle était un mystérieux havre d’accueil et de paix et que ses portes étaient grandes ouvertes à quiconque se présentait à elle. Lambgift était une forteresse qu’on affirmait être impénétrable par l’ennemi, cerclée des remparts les plus hauts jamais construits depuis l’invasion et surmontée d’une immense cathédrale gothique d’une pierre étrangement noire.
Dans le chaos et l’anarchie qui avaient suivi à ce moment-là, certains hommes d’église influents avaient pensé, au-delà d’une expiation de nos péchés d’individualisme acerbe et de consommation à outrance, que l’invasion n’était qu’un juste retour de bâtons et qu’elle portait tous les signes dévastateurs d’une apocalypse depuis longtemps prédite. Les carcasses des personnes dévorées s’amoncelaient dans les rues et le dogme faisait de plus en plus d’adeptes. Face à cette nouvelle force, les rescapés prirent le parti de leur propre survie et de leur propre salut, ainsi que ceux de leurs familles. Morts de faim et malades, ils économisaient le moindre grain de riz ou de morceau d’aspirine pour les longues heures sombres à venir. Les autres se rallièrent à une croyance différente mais tout aussi extrême, qui consistait à maudire ces nouveaux fanatiques et leur amour du satanisme, pour lutter de toutes les manières nécessaires à éradiquer le mouvement.
Je ne pourrais pas dire si je crois en Dieu ou si je n’y ai jamais cru, mais les mots des nouveaux prédicateurs de Lambgift avaient trouvé leur écho en moi et m’avaient apporté…du réconfort. Des principes de « culpabilité » et de « miséricorde » avaient retrouvé tout leur sens.
J’avais quitté Fatelate dévastée depuis plusieurs jours, la famille et la société telles que je me les représentais n’existaient plus. Le désert de part et d’autre était sec, brûlant, s’étirant aveuglément sur toutes les nuances allant du rouge brique à l’ocre écrasant. Des croix plantées par dizaines sur les abords de Lambgift sonnaient comme un avertissement, mais ce n’était pas de la peur que j’avais ressenti à ce moment-là mais plutôt de la curiosité.
La hauteur des marches à gravir pour atteindre la porte s’en ressentaient dans mes jambes, déjà endolories par ma longue marche à travers la terre asséchée et la poussière, mais j’étais enfin parvenue à destination.
La porte de Lambgift se dressait magistralement devant moi avec sa hauteur démesurée et ses moulures grandioses sur lesquelles glissait l’ombre du soleil couchant. D’un coup, j’entendis des bruits mécaniques qui venaient d’en haut, des rouages que je cherchais à localiser. Puis le silence. J’avais pensé que la porte s’ouvrirait, mais rien ne se produisit. Je frappai donc deux fois à la porte dans un son métallique lourd et caverneux dans l’espoir d’obtenir une réponse. Une seconde plus tard, les deux battants s’écartèrent, dans un vacarme d’automatisme suivi d’un grincement strident.
Ce qui se cachait derrière cette porte dépassait de loin toutes mes espérances. Toutes les personnes que j’avais croisé m’avaient saluée d’un bonjour bienveillant, tout en s’affairant collectivement à la récolte du potager ou au lavage du linge. Leurs visages illuminés affichaient une joie de vivre profonde et sereine. Là d’où je venais, la moindre croûte de pain et ou de métal, précieux ou non, aurait été prétexte à tuer et il y flottait un air de mort sur les réfugiés qui ne voyaient plus que leur propre subsistance.
Je me laissai aller dans les rues propres et libérées de Lambgift lorsqu’un prêtre vint à ma rencontre. Il me proposa gentiment de me guider et m’offrit du pain frais et des morceaux de pommes du verger, douces à souhait. Il y avait longtemps que mon ventre criait famine, le croquant de la croûte et le sucré des fruits suffirent à me combler pour des mois. D’après l’homme d’église, l’invasion que nous avions subi n’était qu’une mise à l’épreuve, la raison de célébrer la solidarité et le partage, moyennant notre conviction et notre repentance. Nous longeâmes ensuite la cathédrale dont j’avais tant entendu parler. Le plus surprenant, en effet, était la couleur noire de la pierre utilisée pour l’ériger. Cela lui conférait une sévérité sérieuse, mais la richesse de sa décoration intérieure et la luminosité de ses vitraux lui rendaient toute la splendeur et la somptuosité dignes des plus beaux édifices encore intacts. Le prêtre continuait de prôner la grandeur et la grâce de notre Seigneur, tout en m’offrant une couverture fraîchement repassée et en me montrant ma chambre, une cellule suffisamment grande pour y abriter un lit, une chaise et une table. Je compris à cet instant que tout ceci avait son importance et que la promesse de réparation à venir méritait toute notre ferveur. Une fois dans ma chambre, je m’agenouillai à mon lit et priai dans une douce et sincère dévotion, l’esprit paisible.
De jour en jour, je m’intégrais sans difficulté aux tâches quotidiennes et à la population, toujours serviable. De jour en jour, je ressentais avoir trouvé ce dont j’avais besoin, d’avoir retrouvé une famille, des gens qui m’appréciaient. De jour en jour, je parvenais à faire le deuil, non seulement de mes parents et de ma sœur, mais aussi de mon ancienne vie, et j’accueillais cette renaissance avec liesse.
La messe, à raison de deux fois par semaine, louait l’arrivée sur Terre de ces Anges qui nous avaient permis de nous questionner et de retrouver le bon en nous et la foi en nous, des Anges affamés qu’il fallait satisfaire pour maintenir l’équilibre. Le calendrier de la paroisse était tout aussi suivi avec cœur par les fidèles.
Tous les mois, le Grand Pontife, le maître de la ville, célébrait l’Offrande devant tous ces sujets dans un ordre préétabli de rites sacrés. Les paroissiens étaient tous de blanc vêtus et les allées de Lambgift étaient décorées de fleurs fraîches aux couleurs et aux parfums saisissants. L’atmosphère était à la joie et la fête, les enfants riaient dans les rues en jouant à chat perché. Je me sentais apaisée dans ce décor printanier, idyllique en tout point. Des chants se faisaient entendre aux détours de certaines allées, des voix gutturales aux intonations rauques et constantes invitaient à la méditation et la prière. On servait de la chartreuse produite ici même à Lambigft à partir des plantes et herbes de la communauté pour boire à l’image brillante de notre cité. En ces jours d’exception, un bœuf était même abattu et rôti à la broche en place publique dans une croûte de miel et de sel. A l’aboutissement des rituels et festivités du jour venait le moment de l’Offrande en elle-même. Le Grand Pontife donnait une messe spéciale en l’honneur de ce jour et clôturait son sermon sous les applaudissements de la foule. « Depuis plusieurs années maintenant, je vous sers, ainsi que Dieu tout puissant, en tant que Grand Pontife de la Cathédrale de Lambgift, et pourtant, je n’avais jamais jusqu’à ce jour ressenti à ce point l’Amour éclatant de Dieu briller sur notre cité. Il y a maintenant plusieurs années de cela, nombre d’entre nous ont souffert. L’atroce vision du châtiment de notre Seigneur de nos péchés et de nos crimes passés. Dieu en personne nous était apparu et nous avait menacés de la plaie perpétuelle de la faim et de la misère. Pour purger ainsi le Mal accompli, cent sacrifices humains devront être offerts tous les mois pour le Salut de nos âmes et pour maintenir l’Abondance au sein de notre cité. Et de mois en mois, nous voici, toujours plus éclairés et plus engagés envers notre prochain. Car nous sommes les bonnes gens de Lambgift et nous vivons comme bercés par l’Amour de notre Seigneur ».
A la sortie de la messe, tous les habitants se regroupaient pour rejoindre la Colline de la Providence, aux abords du refuge. C’était une butée qui culminait et dominait une vaste plaine en contrebas. Quatre cardinaux, sous l’autorité du Grand Pontife, se plaçaient en début de cortège et amenaient avec eux le Témoin, une petite fille ou un petit garçon en robe blanche qu’on couronnait de gui et qui assistait aux premières loges du dernier sacrement pour attester de sa bonne exécution.
Une fois la cohorte amenée en bordure de falaise, les fidèles se plaçaient de sorte d’avoir la meilleure vue possible. Les quatre cardinaux alors levaient les bras au ciel et priaient comme d’une seule et même voix. Au son qui s’élevait, une horde de morts-vivants approchait lentement en mugissant. En bas, des grilles lourdes sécurisées s’ouvraient devant eux, laissant pour moitié des volontaires et pour l’autre moitié des personnes choisies au hasard marcher placidement vers leur destinée. Les Anges rugissaient, attaquaient, arrachaient les visages, déchiraient les muscles, broyaient les os, faisaient jaillir les viscères et le sang, encore le sang, qui les satisferaient. La plaine se noyait au fur et à mesure dans des rivières pourpres inarrêtables et dans le regard vide des sacrifiés qui avaient encore leurs yeux. Ainsi la vie se devrait d’être à Lambgift : simple, pure et vertueuse.
Je fixai le plafond de ma cellule depuis mon lit. Toutes mes certitudes n’étaient plus ce qu’elles étaient. Cela faisait plusieurs mois que j’avais des troubles de la mémoire, parfois des nuits entières ne me revenaient plus. Je réfléchissais du plus fort que je pouvais en plissant des yeux pour me souvenir, mais la tâche m’épuisait d’énervement.
Le ciel était rouge, comme le rouge des flammes des torches des fidèles qui défilaient dans les rues. Des cendres tombaient délicatement comme de la neige grise. Dans ce rouge de sang, les bâtiments alentour se fondaient du même noir que la cathédrale. La clameur s’élevait du parvis. Un être, qui n’était pas moi, était accroupi sur le haut du toit de l’église. Il observait la foule remplie de haine qui s’apprêtait à tuer, à tuer pour Dieu. Puis il se leva, et les bras en croix, se laissa tomber le long de la façade noire. Un genou à terre sur le parvis et il se redressa comme d’un seul homme. Il se tourna vers les portes de la cathédrale et entra dans la demeure de Dieu. Le rouge du ciel avait imprégné tout l’édifice de sa couleur sordide, même les flammes des bougies irradiaient d’un pourpre morbide. Le Grand Pontife priait, la tête baissée et les yeux fermés, les mains sur son pupitre. Lorsque l’inconnu écarta les battants de la porte dans un crissement funèbre, l’homme d’église releva les yeux mais ne vit rien. La porte se referma dans un même bruit sur les ténèbres.
- Qui est là ? demanda t-il. Les prêcheurs sont-ils éliminés ?
- Non, rugit une voix profonde et menaçante.
- Alors retournez-y tout de suite, les prêcheurs doivent tous être tués dans les plus brefs délais.
- Il est déjà trop tard, répondit la voix en même temps que se dévoilait l’inconnu, à qui elle appartenait.
Le Grand Pontife recula.
- Non, vous ne pouvez pas entrer dans la maison de Dieu.
- Dieu
N’est
Pas
Ici
dit la voix encore plus rugissante alors qu’elle détachait bien ses mots.
Ce n’est qu’une grande boîte vide.
- Dieu est présent dans toutes Ses églises.
- L’Amour de votre Dieu n’est pas inconditionnel. Il n’a aucun amour pour nous, et il n’en a pas plus pour vous.
- J’ai accompli Ses volontés, toutes mes actions ne sont faites qu’en Son nom.
- Toutes vos actions, Grand Pontife, Lui donnent envie de vomir.
- Je suis le représentant légitime de Lambgift.
- Votre Dieu sait que nous ne serions pas là sans vous. Tout ceci est votre faute. Il n’y a rien d’étonnant que votre Dieu vous ait abandonné. Mais nous, nous vous aimons, dit l’inconnu en s’approchant du pupitre.
- Que dites-vous ?
- Nous vous aimons, répéta l’inconnu qui se montrait de toute sa hauteur au dessus de la Bible. Nous ne pourrions pas être là sans vous, non. »
L’inconnu approcha sa main du visage du Grand Pontife, les yeux exorbités de terreur, et empoigna l’épaule du religieux de son autre main.
« Permettez-moi de vous embrasser »
Dans un bruit de mâchoire et de succion, le chapelet du religieux tomba sur le sol, suivi de deux énormes flaques de sang. Il hurlait sous la douleur, jusqu’à ce qu’on n’entendit plus que le son de la mastication des chairs encore chaudes de l’homme d’église, éventré sous le regard ininteressé des Saints représentés sur les vitraux.
Je me réveillai en sueur, encore terrorisée par ce cauchemar, qui maintenant revenait sans cesse.
Annotations