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Dans la matinée de ce lundi 7 mars, le mercure affichera 6°. L’après-midi, il faudra s’attendre à un ciel tapissé de petits nuages. Nous fêterons les Félicité, célébrées avec bonheur dans notre dicton du jour : « Le jour de la sainte Félicité se voit venir avec gaieté ». C’est ce qu’a pu penser Napoléon 1er : neuf ans après s’être proclamé roi d’Italie, il remporte le 7 mars 1814 la bataille de Craonne contre les ar…Cinq minutes après avoir éteint la radio, au moment d’affronter un nouveau dysfonctionnement du monde, ce laïus emplissait encore mes pensées engourdies.

Je tenais dans ma main droite deux tartines fraîchement coupées et m’apprêtais à les insérer dans le grille-pain. Elles restèrent de longues secondes en suspens au-dessus du vide : l’appareil avait disparu. À sa place, sur le plan de travail, s’alignaient bouteilles d’huiles et flacons d’épices, tandis que le mixeur-plongeur en occupait la prise. Je secouai la tête, incrédule. Peut-être Albertine avait-elle déplacé le grille-pain pour le nettoyer, pensai-je, mais quand l’aurait-elle fait ? Je m’étais couché après elle la veille et, comme chaque jour, j’étais le premier debout ce matin-là. À moins qu’elle n’ait eu un accès d’insomnie, ç’aurait été inédit, mais pourquoi pas, bien que cela ne justifie pas de brancher le mixeur à cette place, d’autant qu’hier nous avions dîné d’une simple salade. Mais le grille-pain était-il encore là la veille au soir ? Albertine avait pu l'enlever dans la journée sans que je le remarque, peut-être pour passer un coup d’éponge sur le plan de travail et en retirer les miettes accumulées par la succession des petits-déjeuners, ou bien pour revoir l’agencement général de la cuisine – quoi de mieux qu’un dimanche pour ce genre de tâche ? Les arguments défilèrent dans mon esprit sans que j’y accorde un quelconque crédit : Albertine aimait qu’on la félicite d’avoir rangé, elle n’aurait rien entrepris sans s'assurer que j'en prenne note.

Une violente douleur au mollet coupa mon fil de pensée. Mon cri se heurta au miaulement de Pa qui réclamait mon attention et sa pâtée, quitte à me mordre s’il le fallait. Pa, mon Pa-chat, celui qui venait quand il le décidait mais ne s’appelait pas. J’ignore s’il le faisait sciemment, mais cet instant était le plus mal choisi pour solliciter mon affection.

— T’aurais quand même pas caché le grille-pain, toi ?

Je me baissai alors, pas tant pour caresser le félin que pour fouiller tous les recoins susceptibles de dissimuler un grille-pain. Celui-ci n’était ni à l’intérieur des meubles ni en dessous, ni dans le frigo ou le lave-linge, ni perché sur une étagère ou enfoui dans un carton, ni…

— Armand ? Tout va bien ?

Je me heurtai le crâne au coin d’une porte de placard en me retournant vers Albertine. Inconsciemment, pour masser la zone atteinte, j’y portai les tranches de pain restées entre mes doigts. Je vis les yeux de ma moitié balayer la table – encore vide – puis se poser sur le chat – piaffant de faim – et enfin sur ma main – et ces tartines que l’ébullition de mes pensées ne parviendrait pas à griller.

— T’as pas vu le grille-pain ? suppliai-je, à bout de patience.

En remarquant son œil gauche s’arrondir d’étonnement et sa paupière droite se fermer d’incompréhension, je compris qu’Albertine ne me serait d’aucune aide avant d’avoir bu son thé. Je respirai un bon coup ; attrapai la théière ; remplis nos deux tasses. Albertine porta aussitôt la sienne à ses lèvres. Elle recracha la première gorgée.

— Trop infusé, grimaça-t-elle.

Bien que ce thé soit un excellent cru, il se gâtait en effet d’une intense amertume dès que l’on dépassait cinq minutes d’infusion. Combien de temps avais-je gaspillé à la recherche de mon précieux appareil ? Trop, me répondit Pa d’un nouveau coup de croc dans le mollet. Trop déstabilisé dans ma routine pour me préoccuper de celle de l’animal, je chassai celui-ci d’un geste du pied aussi ferme qu’affectueux.

— Albertine, dis-moi : où est le grille-pain ? repris-je d’une voix qui se voulait sèchement autoritaire mais se mouillait déjà de larmes d’impuissance.

— S’il te plaît Armand, j’ai mal dormi, je suis pas d’humeur pour tes histoires. Passe-moi ces tartines, tu veux bien ?

— Les… Elles… Mais… Elles sont pas encore grillées, tu… je… qu’est-ce…

Les sourcils d’Albertine se levèrent si haut qu’ils creusèrent dans son front des rides que je n’avais jamais décelées – de toute évidence, ce n’était pas le moment de le lui faire remarquer. Pa miaula derechef, sa queue agitée de moulinets frénétiques sous mes pieds. Craignant de me faire mordre de tous côtés, la sagesse m’invita à étouffer mon besoin de comprendre, au moins le temps de nourrir mes deux amours.

Malgré plus de dix ans d’habitudes, Albertine se résigna à boire son thé amer et à manger son pain frais, étalant sur ce dernier une épaisse couche de confiture sans un gramme de beurre. Assis face à elle, je rechignai à l’imiter et restai coi, lèvres pincées, mes doigts pianotant nerveusement sur ma cuisse.

— Toi aussi t’as fait des rêves bizarres, alors ? s’inquiéta-t-elle. D’où tu sors cette idée de grille-pain ?

— Comment ça, cette idée de grille-pain ? m’offusquai-je, outré que sa voix encadre ce bout de phrase d’invisibles guillemets. Mais enfin, Albertine… Le grille-pain… Il était là, hier, sur ce coin du plan de travail, branché à cette prise.

Pour étayer mon propos, je lui mimai comment j’y avais glissé mes tartines, comment je m’étais installé, les yeux fermés, pour contempler la diffusion des arômes pendant les deux minutes du toastage. Je lui témoignai alors de l’étendue de ma surprise en découvrant les huiles et épices en lieu et place de l’appareil, puis répétai dans le détail chacun des recoins dans lesquels je l’avais cherché. À voir, entre deux bouchées de pain non grillé, les lèvres d’Albertine s’étirer en un sourire amusé, je crus alors percer le mystère.

— C’est toi qui m’as fait une blague, hein ? T’as caché le grille-pain ? C’est pas drôle, Albertine. Ça va me mettre en retard, cette histoire.

Elle me soutint pourtant ne pas saisir de quoi je lui parlais, allant jusqu’à jurer n’avoir jamais entendu une telle association des mots grille et pain, bien qu’elle en comprenne le sens et reconnaisse l’intérêt du procédé. Nos années de vie commune m’avaient rendu familières les attitudes d’Albertine. J’aurais voulu lire dans ses yeux les signes d’une aimable taquinerie – bien qu’elle ne soit pas à mon goût. Je ne déchiffrai sur son visage que du sérieux, voire pire : une forme de pitié.

Incapable de m’avouer vaincu, je tentai une dernière approche, rentrant dans le jeu d’une Albertine qui pouvait feindre ne pas se souvenir de l’appareil pour m’obliger à le lui décrire, comme nous nous amusions parfois lorsque nous étions deux jeunes amoureux en fac de lettres. Je lui dépeignis alors ce parallélépipède chromé en écartant mes mains pour en tracer les proportions ; je précisai la longueur des deux fentes sur la partie supérieure, parfaitement adaptée au pain que l’on achetait puisque cela permettait de griller quatre tartines en simultané ; j’expliquai le fonctionnement des résistances, dont le rougissement diffusait le parfum du pain grillé jusqu’aux verts arômes du thé en cours d’infusion, et je détaillai le potentiomètre bloqué sur le cinquième cran, correspondant au temps de cycle optimal pour garantir le craquant des toasts et leur arôme torréfié, temps de cycle étonnamment proche de celui sublimant la saveur de notre thé ; je lui vantai surtout le parfum du pain grillé, ces merveilleux arômes qui s’envolaient, me transportaient tantôt dans les plus doux instants de mon enfance, tantôt vers les plus belles chimères de l’insouciance, ces divines fragrances qui se magnifiaient dans les derniers instants et éveillaient à la fois mes sens, mon appétit et ma bonne humeur ; enfin, je narrai le beurre salé dont j’aimais contempler le jaune s’estomper tandis qu’il fondait et remplissait chaque alvéole de pain toasté, dévoilant une nouvelle vague d’arômes qui me faisaient fondre à mon tour.

— On aurait dit du Proust, applaudit une Albertine mi-moqueuse mi-admirative. Tu devrais transformer ça en une vraie invention, je serais curieuse de goûter le résultat ! Puis ça changerait du pain frais.

Je n’osai pas répliquer que l’intérêt n’était pas de changer, mais de conserver des habitudes auxquelles j’étais attaché. Et, compte tenu de l’heure qui tournait, j’abandonnai la partie. J’engloutis donc telles quelles mes deux tartines, avalant avec elles mon incompréhension et l’écœurement qu’elles m’inspiraient.

Papa raffolait du pain frais. Il le confectionnait lui-même, à partir d’une souche de levain héritée de sa grand-mère et religieusement entretenue depuis des décennies. La préparation suivait un rituel complexe, entre temps de repos et de fermentation, de pétrissage et de cuisson. En terminant chaque fournée, Papa se gonflait de fierté comme un pâton bien levé. Aussi, lorsque je réclamai un grille-pain, pour faire comme mon ami Nicolas chez qui je venais d’être invité, je reçus un regard glacial. Papa criait souvent. Il ne m’a jamais frappé, mais ses fréquentes réprimandes n’en étaient pas moins sévères. Le silence qu’il m’asséna ce jour-là résonne encore dans mon souvenir comme le clac de mille gifles. Tout dans son attitude me hurlait que je n’étais plus son fils. Quelques matins plus tard, au détour d’une conversation sans le moindre rapport avec le sujet, il me lâcha :

— Il est pas assez bon, mon pain, pour que tu ressentes ce besoin de le recuire ?

Je n’insistai pas. J’attendis une nouvelle période de conflit pour acheter mon grille-pain dans son dos. La saveur de mes tartines, rehaussée par le goût de l’interdit chèrement bravé, n’en fut que plus exquise. Papa dut s’être fait à l’idée : bien qu’il désapprouvât, il accepta sans mot dire. Je l’ignorais alors, mais il avait d’autres combats à mener, bien plus vitaux que la gestion de mon adolescence. Tout juste avança-t-il de quinze minutes son petit-déjeuner pour ne plus avoir à le déguster à mes côtés.

En revanche, malgré cet objet du Mal infiltré dans le sanctuaire de sa cuisine, il ne parla jamais de pain grillé, mais, sur un ton dédaigneux, il prononçait un toast lourd de mépris pour l’origine anglo-saxonne du terme autant que pour le signifié. Car, comme il le justifiait, pourquoi employer le mot pain alors qu’on venait d’en dénaturer les saveurs et l’essence ? Quant à ce mot, grille-pain, il le trouvait si laid, dégueulant toute sa logique, comme si l’on avait nommé un caleçon cache-sexe, une clé ouvre-serrure, un escalier monte-étage.

— Et si tu continues avec tes conneries, tu pourras appeler mon pied un botte-cul ! concluait-il avec autorité.

C’est que Papa était encyclopédiste. Sa mission consistait à protéger les mots, tant dans leur forme que dans leur signification. Il les consignait dans d’épais dictionnaires et s’assurait que les usages publics demeuraient conformes. Le champ lexical qu’il avait la charge de cultiver était celui de la gastronomie et des rituels de table. Bien qu’il semblât en tirer une certaine fierté, je n’ai jamais été capable de l’admirer. Car cette activité représentait pour lui plus qu’un travail : il s’agissait d’une vocation, d’un art de vivre qui l’habitait au quotidien, qui régissait chacun de ses gestes et de ses opinions. Tout n’était que rigueur et précision, sans aucune place à l’approximation. Il en allait de même pour mon éducation : Papa assumait seul la charge de me guider dans l’apprentissage de la maturité, mais peinait à tolérer tous les tâtonnements que cela impliquait.

— Non, Armand ! me corrigeait-il quand par malheur je parlais de couper des légumes en cuisine. Tu les éminces si tu veux, tu les haches tu les pares tu les cisèles, ou bien tu les tailles en julienne en brunoise en paysanne, mais tu ne les coupes pas ! Couper, en regroupant mille gestes différents, n’en décrit aucun précisément !

On aurait pu croire notre table meilleure que la moyenne, nos plats plus riches ou plus variés. Il n’en était rien : nous ne mangions pas mieux, nous mangions avec plus de précision. Car Papa considérait le nommage des objets comme le summum de l’art : de même que le premier quidam venu ne saurait s’improviser docteur, il n’était pas souhaitable selon lui de laisser n’importe qui nommer les objets et concepts nouveaux. Créer un mot devait suivre des règles aussi strictes qu’elles étaient subjectives, ce qui requérait au moins autant d’effort que l’invention du signifié : la logique et l’usage devaient se fondre dans une certaine esthétique, de sorte que le mot devienne aussi unique qu’évident, tout en transcrivant une trajectoire historique.

— Tu vois : la cuillère, par exemple. Ce mot ne ressemble à aucun autre, et pourtant tu saisis très bien de quoi je parle, n’est-ce pas ? Mais si je te dis qu’étymologiquement, cela vient d’un terme latin signifiant mange-escargot : tu crois que ça ferait sérieux d’étaler ta confiture du dos d’un mange-escargot ?

L’ineptie de ces leçons m’horripilait. Ainsi, pour manifester mon mépris, j’avais augmenté la durée de grillage des tartines ; je les mangeais presque noires. En attendant que le clac de fin de toastage résonne telle une gifle envers l’autorité, les arômes avaient le temps de s’imprégner pour la journée dans chaque recoin de la maison, comme un Merde muet répété à l’infini envers Papa.

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