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La rigueur de Papa s’étendait au-delà de l’usage du vocabulaire : à table, par exemple, il pouvait se montrer sévère si je ne me tenais pas comme il faut. Tiens-toi bien, martelait-il à chaque repas, sous-entendant l’évidence de ce que bien signifiait. Tout comme, d’une langue à l’autre, les mots diffèrent pour désigner un même concept, les règles de bienséance varient selon les époques, les lieux ou les contextes. Ces principes relevaient, d’après mon jugement d’enfant en manque de libertés, de choix arbitraires, dictés par des hasards plutôt que par une quelconque logique. Je n’ai cependant jamais osé réclamer plus de souplesse à table selon ce constat, bien que cette rigueur ait pu nuire au plaisir que j’éprouvais à manger. Mes gestes et mes bouchées ne m’appartenaient plus assez pour me permettre de les savourer : ils ne faisaient que se plier à des normes dont Papa était le garant. Redresse-toi, attends que tout le monde soit installé, couteau à droite et fourchette à gauche, pose pas les coudes, finis ton assiette, croise pas les couverts, si tu continues à jouer avec ta cuillère je te l’enlève et je mets ton assiette avec la gamelle du chat… Au fil du temps, les ordres ont fini par se passer de mots, les consignes par s’ancrer dans mes gestes et postures. La veille de la disparition des couverts, au moment de dresser la table et de manger, je n’avais pas eu à penser à ces règles tant elles étaient déjà intériorisées, de même que pour parler, les bons mots me viennent sans que j’aie besoin de les chercher.
Le téléphone ou le grille-pain n’étaient pas aussi chevillés à mon identité. J’avais grandi sans eux, ne les avais acquis et apprivoisés qu’après, sans personne pour en graver le mode d’emploi dans mon corps comme l’avait fait Papa pour la bienséance. Concernant le téléphone, Papa m’avait même incité à m’en passer, jugeant l’objet inutile, indigne d’exister – en fin d’adolescence, cette injonction avait plutôt produit l’effet inverse de celui visé. En revanche, cela faisait plus de trente ans que j’avais été encarcané dans des règles de table immuables. La disparition des couverts, qui siégeaient au centre de ces préceptes, remettait en cause des décennies d’habitudes, comme s’il me fallait réapprendre à marcher sans jambes ou à respirer sans poumons.
Un jour de grande forme, Freddy m’avait tenu un long discours sur les vertus de l’animalité. Il prétendait que l’éducation étouffait tous nos instincts, les plus utiles comme les plus vains. La conscience et le fonctionnement en société avaient tissé un étroit quadrillage de normes qui muselaient nos identités : cela nous empêchait d’être pleinement à l’écoute de nos corps, de nos besoins intimes ou de nos semblables.
— L’animal, il est pas fait pour un footing après bouffer avant de se rasseoir devant un bureau. L’animal, il veut choper sa nourriture à pleine gueule, s’en étaler partout, puis poser son cul et digérer tranquille. Comme une vache qui contemple le monde quand elle rumine, tu vois, ou comme ton chat qui pionce tout le temps qu’il ne passe pas devant sa pâtée. Nous, on contemple plus rien, ça rentre pas dans les codes vu que ça échappe à toute mesure, à toute définition. On a même arrêté de penser et de remettre en question ces définitions, c’est pour dire. Parfois, on ferait mieux de réécouter nos instincts. Et aucun instinct n’impose de lever le petit doigt en soulevant une tasse de thé, ou de tenir sa fourchette à l’endroit pour pas se tacher.
Son monologue s’était conclu par un rot tonitruant et une poignée de cacahuètes bâfrées.
J’avais hâte de le retrouver le lundi suivant pour recueillir son regard sur la disparition des couverts. Ou plutôt, me corrigeai-je dans un relent d’acidité, je me demandais s’il serait plus épanoui sans avoir été asservi par ces ustensiles qui l’éloignaient de son animalité.
Comme la plupart des samedis, Albertine et moi sortîmes au parc ce jour-là. Freddy avait souvent raillé l’aspect routinier de cette pratique – ça fait vraiment vieux couple ! – jusqu’à ce que je lui rétorque qu’il s’agissait là de notre animalité. Nous aimions marcher sans but, flâner au gré de nos envies et nous poser où et quand le cœur nous y invitait. Ces promenades constituaient nos moments de contemplation, quoiqu’en pensât Freddy.
Je me sentais néanmoins moins détendu que d’ordinaire après ces trois disparitions. Au lieu de laisser mon regard se perdre, j’analysais chaque détail avec minutie. L’attitude des passants me parut légèrement différente – ils étaient plus nombreux, plus souriants, plus désinvoltes. L’emplacement de certains commerces m’étonna – les agences de téléphonie avaient disparu, tout comme la boutique Guy Degrenne du coin de notre rue, remplacée par un fleuriste. Je repensai alors aux discrets chamboulements repérés au réveil, dans l’agencement de notre cuisine et du reste du foyer. L’ordinateur m’avait semblé occuper plus d’espace, et être entouré d’une quantité de stylos et de papiers plus importante que dans mon souvenir ; la table et le plan de travail étaient jonchés de piles de serviettes ; les casseroles et les assiettes m’avaient paru plus légères et plus petites. De toute évidence, l’absence de quelques objets s’était accompagnée de variations aussi infimes que nombreuses dans des détails du quotidien. Le monde n’avait pas soudainement absorbé la disparition de trois inventions : il avait évolué en s’en dispensant, suivi une voie différente de celle que j’avais connue jusqu’alors – il avait trouvé une voie bien plus simple que les chamboulements que j’aurais pu craindre.
Je posai alors sur les environs un regard nouveau, soucieux d’imaginer l’impact qu’aurait sur nos vies l’absence de tel ou tel élément. La plupart des scénarios m’amusèrent plus qu’ils ne m’inquiétèrent – tant que cela reste imaginaire, on peut bien rire de tout. Jusqu’à ce que notre chemin croise celui de deux autres amoureux enlacés. Leur étreinte raviva dans mon esprit l’image du tiroir à couverts rempli de mots doux. Je serrai plus fort la main d’Albertine. Nos yeux se trouvèrent, interrompant leur observation du paysage et de ses occupants.
— Je suis content d’être là avec toi, murmurai-je d’une voix nouée.
Nous rentrâmes peu de temps après, poussés par un coup de vent et une soudaine envie de câlin. Albertine s’endormit avant même que j’aie pu jouir ; mon esprit restait parasité par des images de grille-pains et de couteaux, de téléphones et de cuillères, d’univers épurés de tout objet et de villes débarrassées de leurs habitants. Une évidence me frappa : aucune raison que ces trois disparitions ne soient les dernières. Pour diluer ma crainte des jours et semaines à venir, je concentrai mon attention sur une tache au plafond. Quelques heures plus tôt, dans cette même position, j’avais écouté mon réveil affirmer que saint Gabriel apportait bonnes nouvelles ou que, pour la sainte Larissa, souvent de bonnes nouvelles tu auras. Je peinais à discerner ce que mes nouvelles perspectives avaient de bon. Ce n’est qu’en me blottissant contre la douce peau de ma moitié que je parvins à trouver une once de réconfort.
Le soir, Albertine dîna d’une cuisse de poulet qu’elle croqua à pleines dents et de pâtes deux fois plus grosses qu’auparavant. J’essayais de superposer à cette image le souvenir de nos premières sorties au restaurant : Albertine assise bien droite face à moi, sa serviette lissée avec soin sur ses genoux, son couteau tenu d’une façon exagérément guindée, son bout de pain piqué au bout d'une fourchette pour saucer le plat, sa manière pudique de feindre un besoin intime pour aller régler l’addition en douce. Tout cela relevait alors de la comédie, de gestes surjoués pour s’assurer de plaire, d’attitudes difficilement transposables dans chaque instant de la vie d’un foyer. Pourtant, j’aimais cette facette d’Albertine : elle me rappelait sa capacité à devenir autre pour entretenir la séduction, à considérer chaque épisode de la vie comme une pièce de théâtre. La voir bâfrer une cuisse de poulet à pleine gueule me donnait l’impression que la magie avait déserté notre couple. Cela nous ramenait face à ce que nous étions : de simples animaux mus par des besoins primaires, sans éducation ni conscience pour nous élever.
Un léger dégoût continuait de freiner mes gestes, mais les cris de mon estomac me poussèrent à imiter Albertine. Du moment qu’il ne s’agissait pas de semoule ou de spaghettis, ni d’entrecôte ou de ragoût – mais j’espérais que personne n’aurait daigné inventer de tels plats en l’absence de couverts pour les déguster. Il me restait tout un dimanche pour m’habituer à cette pratique avant d’endurer l’épreuve de la cantine entre collègues. Au moins, si tout le monde mangeait ainsi, cela me dispensait des scrupules de bouffer salement – seul l’immortel jugement de Papa pèserait sur mes épaules.
Je jetai mes restes dans la gamelle de Pa, ravi de ronger les os et indifférent à la révolution en train d'ébranler le monde du dessus de la table. Le réconfort ne vint qu’en reprenant ma lecture de Demain les chiens, un recueil de nouvelles de science-fiction où l’auteur, Clifford Simak, décrit un monde où les Chiens sont devenus plus évolués que les Hommes, allant jusqu’à supposer que ces derniers n’ont jamais existé. Au moins les univers imaginaires restaient-ils – pour l’heure – à l’abri des chamboulements qui m’impactaient.
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